LE BLEU DES GLACIERS de Danielle Delorme m’a happé dès les premiers mots. Une sorte d’aspiration pendant ma lecture, comme un vent qui vous pousse dans le dos et rend la course facile. Un « haïbun », une forme littéraire, d’origine japonaise, qui allie prose brève et haïku. C’est l’écriture de Bashô dans ses journaux et ses carnets de voyage. Je ne plonge pas souvent dans ce genre d’ouvrage que les Éditions David publient avec régularité et grands soins. Danielle, ma compagne, m’a incité à ouvrir le livre. « Très beau », m’a-t-elle répété, « touchant ». Et je me suis laissé entraîner dans le périple inusité de Danielle Delorme. Des pérégrinations originales que peu de gens osent faire, s’éloigner des parcours rassurants pour se faufiler en Antarctique, ce continent méconnu, avec quelques intrépides. Autant oublier son maillot de bain et les crèmes solaires.
Le haïku reste une forme littéraire un peu mystérieuse pour moi. J’ai même participé à un camp à Baie-Comeau pour me familiariser avec ce petit poème, ses règles, ses possibilités et l’état d’esprit que cette écriture demande, mais je ne l’ai pas. Je n’ai pas le regard, le pas pour ça.
Je ne sais si je trouverais le courage de grimper dans un avion comme Danielle Delorme l’a fait pour filer vers le Sud, me poser à Santiago du Chili. Une courte escale pour reprendre son souffle et après, Buenos Aires en Argentine. Je pense à l’écrivain Borges, ce terrible lecteur qui après avoir ouvert tous les livres est devenu aveugle. Et encore une autre étape jusqu’à Ushuaïa, la ville la plus au sud de la planète.
« La capitale de la Terre de Feu est belle, blottie au pied des montagnes.
Les Andes plongent dans la mer.
Ushuaïa, el fin del mondo. » (p.26)
Pour vous situer, la voyageuse est tout près du cap Horn qui permet de passer de l’Atlantique au Pacifique en contournant l’Amérique du Sud. Un lieu mythique et un endroit où bien des bâtiments ont sombré, avec tout leur équipage. Au bout de l’Amérique en quelque sorte, comme si la Terre avait atteint ses limites et toutes ses inventivités. Pour aller plus loin, se glisser dans l’au-delà de « el fin del mondo », il faut s’aventurer sur la mer.
« De mon balcon, je regarde le spécialiste des eaux australes monter à bord du navire.
Je me rends sur le pont et y reste jusqu’à ce que la noirceur s’installe.
Ushuaïa, le bout du monde… pas vraiment. » (p.28)
Et je m’attarde devant la première photo du recueil pour en examiner tous les éléments. Je sens alors que je vais suivre Danielle Delorme, faire confiance à sa prose poétique, ses haïkus et ses clichés fascinants. Me voilà sur une plage peut-être. Du sable que l’on devine d’une blancheur formidable avec des graminées et des fleurs que je ne connais pas. L’auteure se retrouve dans un monde sauvage, étonnant, tout neuf ou très ancien. Je suis prêt à une incroyable immersion dans cette nature qui a su se protéger des convoitises humaines.
Le périple s’amorce alors, pas de retour en arrière. Je regarde dans la même direction que l’aventurière. Les Malouines, revenues dans l’actualité pour un conflit entre l’Argentine et les Britanniques en 1982. Victoire de Londres qui garde ses possessions dans cette partie du monde qui fait rarement les manchettes.
« La mer ayant été particulièrement calme, le commandant devance à cet après-midi une première exploration des îles Malouines, territoire britannique d’outre-mer. » (p.37)
LE FROID
Le froid s’impose peu à peu. La voyageuse doit enfiler des vêtements d’hiver pour sortir à l’air libre avec son appareil photo pour ne rien rater. Avec elle, je deviens un regard, m’accroche à la rambarde du navire pour m’émerveiller des oiseaux qui arrivent comme des nuées, des manchots qui se prennent pour les maîtres de cet immense territoire parsemé d’îles et de glaciers. Un pays secoué par des vents violents, des vagues qui ne savent jamais s’épuiser ou se fatiguer.
« Sur la plage, des manchots papous se dandinent sur le sable blanc. L’orangé de leurs pattes et de leur bec contraste avec leur robe noire et blanche. Contrairement aux gorfous sauteurs, ils se déplacent parfois très rapidement. Parmi eux déambulent des rapaces et des charognards. » (p.47)
Pages 44 et 45, je m’attarde avec l’auteure sur une plage envahie par d’étranges touristes qui flânent on dirait. C’est peuplé, dense, habité par les manchots. Ils sont des centaines et des milliers à aller ici et là, à crier, à bouger, à discuter entre eux, peut-être de ces bizarres voyageurs qui les regardent si curieusement. Tous se côtoient sans trop de problèmes et de conflits, du moins je l’imagine. Chacun a ses préoccupations quotidiennes. Tous à échanger des nouvelles du monde peut-être. Tous ces manchots en habit de soirée pour une grande fête peut-être, pour accueillir les visiteurs et les impressionner.
REGARD
L’écrivaine garde ses distances cependant pour prendre des photos. Il ne faut pas perturber les bêtes. Elle a froid aux doigts et se méfie un peu des mouvements brusques des plus curieux qui s'approchent. Elle respire l’air pur et s’imprègne de l’univers des manchots qui semblent indifférents aux humains qui ne savent que regarder et sourire. Ce ne fut pas toujours le cas, parce que la chasse a fait des ravages ici aussi, il y a des décennies.
« La scène est époustouflante. Quelque trois cent mille adultes et poussins couvrent le pied et le flanc de la montagne.
Il est strictement défendu de s’approcher et de toucher les oiseaux et les autres animaux. » (p.78)
La voyageuse se laisse happer par tout ce qui l’entoure, cette vie et ces appels. Il y a des mots qui tournent dans sa tête, des images qui surgissent et qui deviendront un haïku plus tard. L’impression d’être perdue dans ce monde d’éléphants de mer, de manchots qui vont partout et de ces oiseaux qui flottent sur le dos de la bourrasque. Et l’océan, les vagues qui gonflent et viennent se renverser sur les galets, le cri des cormorans qui s’abandonnent au vent. Les albatros, c’est si grands planeurs qu’on dirait qu’ils ne sont que des ailes. Et c’est le retour au navire, la plongée dans la houle grise et la brume, comme si la voyageuse s’enfonçait encore un peu plus dans le froid et l’inconnu pour y trouver des phénomènes étranges et inusités.
« Depuis son vêlage d’une plate-forme glaciaire de la péninsule antarctique, il y a plus de deux ans, cet iceberg tabulaire dérive dans l’océan Austral. Sa taille actuelle est de 160 kilomètres de long et sa superficie de plus de 5000 kilomètres carrés. » (p.119)
Ce n’est plus un glacier, mais une île qui dérive sur les flots, emportée par les vagues et les vents et la bousculade des jours. Un univers étrange, juste un peu plus petit que l’île d’Anticosti, qui semble vouloir faire le tour du monde.
SURPRISES
Et l’excursion devient plus exigeante avec les vents et le froid, les averses de neige et les grêlons, avec de belles découvertes bien sûr, des moments uniques, la certitude pour la voyageuse de prendre la photo inoubliable ou encore d’écrire quelques mots qui s’incrusteront dans sa mémoire.
Danielle Delorme reste avide d’images, de couleurs, de curiosités comme ce manchot empereur tout droit sur sa plaque de glace, maître et capitaine de son îlot qui vogue sur la mer océane, tanguant dans le roulis et allant vers des surprises difficiles à prévoir, laissant entendre peut-être un chant ou des cris qui traduisent son excitation.
« Bien qu’il s’agisse de lignes imaginaires, je me sens vivante à ces carrefours.
dix éperons noirs
entre les glaces dérivantes
orques à bâbord
Nous entrons dans Le Goulet, l’étroit chenal qu’on emprunte pour atteindre la baie Marguerite. » (p.148)
Une immersion dans la beauté d’un continent qui se tient en marge des obsessions des prédateurs que sont les humains. Ils n’y ont laissé que très peu de traces lors de leurs passages. Un relais, des bâtiments, mais tout le reste appartient aux oiseaux et aux manchots.
« Je vais d’abord me recueillir quelques minutes devant la tombe d’Ernest Shackelton au cimetière des chasseurs de baleines.
Au sommet de la colline, toutes les pierres tombales sont orientées vers l’est, alors que celle de Shackelton, un peu à l’écart, pointe vers le pôle Sud. Sous la grisaille du ciel se détache la blancheur des croix, de la clôture et des pierres délimitant le terrain. » (p.97)
Véritable évasion dans le temps pour respirer, voir, humer une nature qui s’offre dans toute la pureté des origines, se berce selon les saisons, s’abandonne aux vents, aux poussées de la pluie et de la neige, les migrations des bêtes qui se côtoient et se reproduisent sans aucune entrave.
Je m’attarde encore devant les photos pour flâner et m’imprégner de cette beauté fascinante qui nous laisse avec peu de mots. La sensation certainement d’être dans un milieu où l’on se sent un intrus et où vous n’êtes qu’un invité.
Danielle Delorme m’a entraîné dans l’envers du connu, hors du temps pour me calmer, regarder et m’imbiber de la magnificence du ciel et de la mer, de toute cette vie qui s’y niche et s’y impose. Une immersion dans un univers où les animaux volants et rampants se partagent le territoire, où l’humain est tenu à distance par l’œil farouche des albatros ou des manchots empereurs qui montent la garde.
« mes yeux humides
dernier regard sur l’Antarctique
au soleil couchant » (p.150)
Le bleu des glaciers m’a fait vibrer, me sentir terriblement vivant, présent, là dans un milieu grouillant et étonnant, densément peuplé malgré le froid et la neige, mais tout aussi mystérieux et capable de se dissimuler dans une bourrasque ou le roulement des vagues. Un continent qui se livre et se dérobe à la fois, qu’il faut aborder avec beaucoup de lenteur et de patience, surtout de respect.
Voilà un périple que peu de gens vont oser, mais qui a certainement changé l’aventurière, comme si son expédition lui avait permis de respirer la beauté du monde, de s’imbiber de sa grandeur et de sa fragilité. J’imagine qu’après un tel périple, la voyageuse doit être plus près de son âme et de la vie sous toutes ses formes.
DELORME DANIELLE, Le bleu des glaciers, Éditions David, Ottawa, 184 pages.
https://editionsdavid.com/livres/fiche-livre/?titre=le-bleu-des-glaciers&ISBN=9782895979265