LES GRANDES PASSIONS qui
retournent l’être et font perdre contact avec la réalité n’ont jamais
effarouché Pierre Gariépy. On se souvient de la dérive qui nous emporte au bout
du rêve et de l’amour, de la vie et de la mort, dans Lomer Odyssée. L’écrivain continue dans cette voie en se tenant à
la frontière du possible et de l’imaginaire dans Tam-Tam, un très court roman, qui nous pousse dans un univers où
l’on se demande à chaque phrase si on est dans le songe ou la chimère.
Peut-être que la réalité est tout cela et encore plus. Rêves,
jeux, divagations et inventions permettent d’arpenter toutes les ampleurs de la
vie et la littérature devient le véhicule parfait pour larguer toutes les amarres.
Pierre Gariépy aime la musique des mots, leur saveur et ne se gêne jamais pour
les faire résonner de toutes les manières possibles.
Valérie souffre de la fibrose kystique. Une maladie héréditaire qui
touche le système respiratoire et provoque des sécrétions. La respiration est difficile,
quasi impossible pour les enfants qui sont touchés. Elle doit cracher, éructer
pour ne pas s’étouffer et son père doit « la taper » fermement pour la faire
respirer. Elle devient une sorte de caisse de résonnance qui vibre sur tous les
rythmes, un instrument qui peut jouer toutes les mélodies. Un lien très fort
s’installe entre les deux, un amour fusionnel où la fillette et le père sont unis
par une sorte de cordon ombilical. Une situation étrange, singulière et Valérie
plane je dirais, entre deux mondes, sans jamais savoir lequel des deux va l’aspirer.
« Si tu savais… » Et ces trois mots inauguraient la vie, toute la
vie, oui, l’Univers en fait, ces trois mots commençaient toujours notre prière
du soir, à papa et moi, « si tu savais, mon ange… », et puis mon père
m’expliquait la vie, m’en avouait la folie, pas tellement pour me faire peur
que pour me dire : « Petite, dehors, c’est l’enfer, je l’ai vu », et puis,
bien sûr, il voulait que je fasse attention, qu’à travers tout je survive, il
voulait me garder, mon père, il avait peur de tout, des fois, papa, mais ce
dont il avait le plus peur, c’était que je meure avant lui. (p.12)
Et le grand moment arrive. La jeune fille va recevoir un nouveau
cœur, des poumons presque neufs, pouvoir vivre normalement, du moins on veut le
croire. Il faut se méfier. Pierre Gariépy n’est pas du genre à nous raconter
une histoire linéaire, sans rebondissements, sans fausses pistes ou de trappes
qui s’ouvrent et vous font perdre pied.
Ma transplantation s’était faite comme un charme. Deux poumons
pour le prix d’un, avec un cœur en
prime. Tout le kit, c’est plus facile à transplanter, paraît-il. En un
bloc, opératoire ou pas. Et puis, c’est comme du troc. Mon cœur est allé chez
une autre qui en avait follement besoin. D’un coeur seulement, ses poumons, ça
allait. (p.17)
Je me suis mis à fantasmer. Une greffe, c’est comme se donner à un
autre, accepter un autre en soi. Notre je
n’est plus tout à fait un je, mais un
il alors. Rimbaud avait peut-être reçu
une transplantation poétique pour
écrire son inoubliable : « Je est un
autre ». Savoir que le cœur dans sa poitrine est celui d’un étranger, devoir
la vie à un inconnu qui continue à être d’une certaine façon en nous doit
procurer une sensation particulière. Qui sommes-nous alors ? Soi ou l’autre ?
HISTOIRE
Valérie reçoit ses poumons, son cœur et tout va bien. Retour à la
maison et une autre vie s’amorce. Il faut récupérer, guérir et quoi de mieux
que se bercer en écoutant des histoires. On dit que nous nous berçons selon le
rythme cardiaque de notre mère. J’aime ce genre de subtilité. Le père raconte un
moment terrible qu’il n’arrive pas à oublier. Enfant, il voulait devenir
archéologue et avec son grand copain, passait son temps à creuser sous les
galeries des voisins pour trouver des artéfacts. Un jeu comme un autre. J’ai
joué aux Indiens, me prenant pour Aigle noir et je gagnais toutes les guerres,
je vous le jure. Le grand ami, l’inséparable Pierre Gariépy a disparu. Toutes
les recherches et les enquêtes n’ont rien donné. De quoi hésiter. L’écrivain Pierre
Gariépy élimine un Pierre Gariépy dans son propre récit. Est-ce qu’il nous dit
qu’il n’est plus là, qu’il s’est effacé ? L’écrivain ne serait pas celui que
l’on croit. À moins d’avoir plusieurs vies, ce qui n’arrange pas les choses. L’écrivain
est-il l’homme que l’on peut rencontrer ou s’il est un autre… Le romancier
est-il un survivant ou un greffé ?
Tout près, papa semblait si absorbé qu’on aurait dit qu’il ne me
voyait même pas l’aider. Pourtant, je lisais tout derrière lui, je ne prenais
plus le temps de manger, comme lui, et de dormir, si peu que pas, et je n’étais
même pas fatiguée, je l’aimais, Pierre, comme papa l’aimait, et je ferais tout
pour que le mystère de sa disparition soit résolu enfin. C’était quand même moi
qui avais relancé l’enquête, non ? (p.26)
Rencontres de témoins, déductions et la vérité éclate. Il n’y a pas
de meurtre parfait. Le petit Pierre a été tué par un pédéraste qui l’a fait
disparaître dans les trous qu’ils creusaient. Un jeu, une tombe… J’avoue avoir été troublé par cette histoire, la
disparition du jeune, de l’auteur en quelque sorte. Pourquoi le roman prend-il
cette direction ?
J’ai continué ma lecture, doutant de tout, sur la pointe des pieds,
me méfiant des mots et des sourires de l’écrivain, de son goût pour les
sonorités et les doubles sens.
FAUX OU VRAI
On finit par découvrir que Valérie n’a pas survécu à la
transplantation. Le père, fou de douleur, incapable de vivre cette perte,
tente de se suicider. Il doit vivre une thérapie pour reprendre pied. On se
remet mal d’une telle douleur. C’est presque impossible de refaire surface.
La psychologue est particulièrement séduisante. Il ne peut que
tomber amoureux de Sabine Candide qui respire l’amour et le bonheur. Toutes les
femmes dans les romans de Gariépy sont irrésistibles et souvent l’incarnation
de la beauté et de la sensualité.
Et quand il l’a vue, Candide, elle avait l’air d’une panthère
noire, évidemment, vu l’accent. Papa est rentré dans l’antre de la mante,
religieusement presque, comme hypnotisé. Il allait se faire manger, et en
jouissait déjà. (p.59)
Les Sabines étaient des femmes que les Romains kidnappaient chez
leurs voisins. Pas de femmes dans les commencements du grand empire. Une bien
étrange histoire. Comment fonder un modèle de civilisation entre hommes ?
Et quel rôle donner à ces femmes enlevées chez les voisins comme du bétail
reproducteur ?
Sabine Candide est venue de la lointaine Haïti et possède des pouvoirs
de guérisseuse. Une psychologue est une sorte de sorcière qui trouve le moyen
de guérir le mal de l’âme, on le sait.
Mais comme elle m’a semblée grande, la Candide, à ras de terre.
Une vraie de vraie liane, toute sombre et qui miroite. La blancheur de ses
dents m’a fait détourner le regard, tant ça scintillait. En effet, elle était
belle comme tout, Sabine, et je l’ai haïe tout de suite, la sorcière. J’aime la
beauté, oui, mais pas la sienne. Déjà que j’avais commencé à la haïr bien avant
que je la rencontre, si vous voyez ce que je veux dire… (p.71)
Le plus dérangeant, Valérie continue d’être la narratrice, celle
qui raconte tout, au-delà de la mort.
ÉTRANGE
Il ne faut pas avoir peur des glissements, des bascules, de perdre
pied, ne pas craindre d’être au ciel ou à ce qui lui ressemble en compagnie du
marquis de Sade.
Gariépy construit son histoire et la défait pour la relancer dans
une autre direction et nous étourdir. Plus simplement, je pense qu’il a voulu
montrer l’immense vide que la mort d’un enfant peut provoquer et le long
processus du deuil. Il y a plusieurs deuils dans cette histoire. Celle de
Valérie bien sûr, mais aussi celle de Pierre, du petit Pierre qui est aussi
Gariépy… Un écrivain peut-il faire le deuil de lui-même ou d’une grande douleur
qui a marqué sa vie, l’a laissé plus mort que vivant… Je ne veux pas m’aventurer
dans cette direction.
Il faut vivre des morts symboliques pour devenir adulte. Nous
faisons tous le deuil de son enfance. J’ai dû quitter des vies, un milieu
pour devenir un autre. Nous sommes tous des transplantés
ou des greffés, surtout quand on
choisit de fréquenter les phrases qui menacent d’aller dans toutes les
directions.
Pierre Gariépy exige beaucoup de son lecteur. Une histoire
invraisemblable comme il en a l’art. Nous sommes emportés par un rythme, un
souffle, une écriture jubilatoire qui triomphe de tout avec une sorte d'innocence contagieuse. La phrase de Gariépy surmonte l’horreur grâce à cet
amour des mots qu’il retourne et savoure comme des pépites de chocolat, une
musique qui nous pousse dans toutes les dimensions de la douleur et de la perte.
Le pouvoir de l’écrivain est terrible et il peut imaginer des morts et des
résurrections pour que l’amour triomphe.
Quand on peut plus aller plus loin dans la souffrance du
quotidien, de la maladie - fibrose kystique ou putain de cancer : même
combat -, il nous faut la magie, l’imaginaire, la littérature, quoi. (p.81)
Le grand art de Gariépy nous emporte dans ce qui est peut-être vrai
ou faux, inventé, rêvé, et tout cela à la foi. Un monde se fait et se défait à
chaque phrase. Parce que la vie est une fiction où il est possible de guérir de
tout par les mots, les images et l’abolition des frontières. Un roman comme un
concert de percussions qui nous fait vivre toutes les émotions.
Tam-Tam de PIERRE GARIÉPY est paru chez
XYZ ÉDITEUR, 98 pages, 19,95 $.
PROCHAINE
CHRONIQUE : La
chambre verte
de MARTINE DESJARDINS publié chez ALTO.