MUKBANG DE FANIE DEMEULE est un récit qui sort des sentiers connus, un texte avec des codes QR, je ne sais trop comment nommer ces signes qui permettent de plonger dans une autre dimension avec son IPhone ou son téléphone Android. Comme je n’ai ni l’un ni l’autre de ces appareils, je me suis contenté de l’imprimé en contournant ces « timbres » qui tapissent les pages. (Oui, je suis archaïque.) Une histoire, il en faut toujours une, celle de Kim Delorme qui a été subjuguée dès sa petite enfance par les écrans et encore plus par les ordinateurs. Pas étonnant qu’elle soit devenue cyberdépendante, s’isolant dans son monde, qu’elle crée son site pour être ce que l’on nomme une influenceuse, une vedette que l’on suit et admire. Mais que dire et quoi faire pour devenir une vedette, celle que l'on admire et qui fait courir les foules. Et surtout, pourquoi pas, devenir riche et faire les manchettes.
Jamais je n’avais entendu parler de mukbang. J’ai dû patienter avant d’avoir une définition nette et précise de ce spectacle étrange.
Le mot coréen « mukbang » est un amalgame des termes « manger » (mukda) et « diffusion » (bangsong). Il désigne une pratique provenant de la Corée du Sud qui consiste à avaler des quantités phénoménales de nourriture devant la caméra. En anglais, on peut le traduire par « eating show ». (p.63)
Des films plus ou moins longs où un individu se gave (curieusement dans le récit de Fanie Demeule on ne retrouve que des femmes pour se livrer à cette activité) ingurgite tout ce qu’il peut jusqu’à se rendre malade. De la plus mauvaise bouffe comme il se doit, du fastfood et des aliments qui ne sont jamais recommandés par les nutritionnistes ou ceux qui se préoccupent de la santé.
— Hey, hey ! Ça va, guys ? Moi, c’est Misha, j’ai de grands trous vides dans mon cœur que je remplis de nourriture, de sexe et de magasinage. Aujourd’hui, comme vous pouvez le constater, je vais les remplir avec de la nourriture. Et pas n’importe quel genre de bouffe, une de mes préférées : la poutine. Oh yeah ! (p.56)
Kim Delorme débute sur le web en recommandant la minceur et des aliments prétendument parfaits pour la santé même si elle se meurt de faim pendant qu’elle tourne ses vidéos. Elle fait tout pour conserver sa ligne, une silhouette idéale qui fait l’envie de tout le monde, surtout des filles qui flirtent avec l’anorexie. Ça peut aussi faire fantasmer certains mâles.
Et elle tombe sur le site de Misha Faïtas qui se gave en direct, provoquant son auditoire. Kim change de vocation et entre en compétition avec la reine incontestée du mukbang au Québec. Elle va devenir l’unique, hoquetant, bavant, rotant devant la caméra.
Ce genre de spectacle semble avoir ses adeptes. Nous sommes loin du raffinement et de la gastronomie. C’est un peu étonnant d’apprendre que des gens ont du plaisir à regarder ces scènes plutôt décadentes.
Puis,
BANG. La détonation d’Internet après mon prochain upload.
MUKbang.
Juste le mot m’ouvre l’appétit. Surtout la première syllabe, comme un claquement de lèvres.
Je mangerai tout ce qu’il y aura, tant qu’il faudra. Je calculerai ce que je devrai brûler en conséquence. J’aurai ce corps improbable, surréel.
J’ai toujours su que c’était ma destinée. Que j’étais appelée à briller.
En ligne.
À l’écran. (p.66)
Même que les gens s’abonnent à ces sites et deviennent de véritables disciples, interviennent, échangent des commentaires et suggèrent des menus. Une vedette du genre, Dona, de la Corée du Sud, aurait fait des revenus mensuels de 2,37 millions en argent américain avec ce genre de vidéos.
GUERRE
Kim ne recule devant rien pour détrôner Misha Faïtas. Elle s’impose rapidement et lance un défi inconcevable, ingurgiter 20 000 calories. Bien sûr, c’est aller au-delà des limites et des capacités humaines. Un véritable suicide en direct.
Kim peine à respirer. Ses traits se crispent, se déforment. D’un mouvement brusque, elle se recroqueville, comme en proie à un mal de ventre aigu. Sa main tremblante approche un gâteau de ses lèvres. Un mouvement de reflux lui fait redresser la colonne. Comme elle ouvre de nouveau la bouche pour mordre dans la pâtisserie un cri puissant, glaçant, s’échappe de sa gorge.
Et à ce moment précis, un jet dense, sanguinolent, fuse de l’orifice. (p.101)
Madame Demeule suit également les personnages collatéraux, je dirais. Nous avons droit aux interventions des disciples qui écrivent des messages, des insultes aussi comme il se doit sur les réseaux sociaux. Nous retrouvons ses proches, sa mère, sa cousine, même la fameuse Misha Faïtas, une fausse autochtone qui fait l’objet de chantage, le cuisinier qui a préparé le mukbang fatal. Tout le monde trouve sa petite place dans cette sorte de grand reportage bourré de données et d’informations.
UNIVERS
C’est surtout le monde étrange du cyberespace qui m’a subjugué, ces sites où l’on trouve à peu près tout ce qu’un humain peut souhaiter. Les algorithmes sont capables de détecter les gens fragiles et influençables. Cours de motivation, de psychologie, de leadership, de personnalité, de relaxation et d’évasion, il y en a pour tous les goûts.
Sur le web, les choses reviennent. Même lorsqu’on les croit égarées pour de bon, elles sont toujours retraçables, ne disparaissent jamais complètement. Sur le web, tout est immortel. (p.20)
Un monde qui envahit votre psyché et vous entraîne dans une dimension où l’on perd contact avec la vie et ceux qui nous entourent. On peut même vous faire dîner avec les morts. Des sites qui avalent votre argent et vous enfoncent dans une dépendance à peine concevable.
Je me suis pincé à plusieurs reprises, me demandant si tout ça était réel. Tout pour vous procurer un bonheur factice, une façon d’être dans son corps et son être, de fuir une quotidienneté souvent décevante, j’en conviens. Une véritable jungle où l’on exploite les gens de toutes les manières possibles et imaginables. J’ai même fait des recherches sur Google pour voir ces bouffes en direct qui n’ont rien de ragoûtant, en tous les cas pas pour moi. Ça m'a coupé l'appétit.
TOUS VICTIMES
Tous ceux qui ont connu Kim ou l’ont côtoyée seront victimes du web qui offre des solutions à tout. La mère retrouve sa fille et dialogue avec elle au-delà de la mort, sa cousine se réfugie dans un chalet et devient une loque humaine, branchée à un site qui lui procure la paix et le bonheur.
Fanie Demeule ne néglige rien. On trouve même la fameuse recette du bulgogi qu’a avalé Kim lors de son dernier spectacle. L’auteure se faufile partout dans l’univers du web qui possède des tentacules qui ne cessent de se multiplier et de se croiser.
Certainement le livre le plus étrange que j’ai parcouru depuis longtemps. J’avoue que pendant cette lecture, même si ce sujet a tout pour me rebuter, j’ai ressenti une forme de dépendance à l’écriture et aux propos de Fanie Demeule qui se contente d’énumérer des faits et de décrire des situations dans une sorte d’enquête.
Un milieu étonnant, je vous dis, un univers que je ne connaissais pas, mais qui fascine des millions d’adeptes, semble-t-il. Voilà un aspect de l’espace cybernétique qui fait frémir.
Mukbang a le grand mérite de nous décrire toutes les facettes d'une technologie qui fait des victimes, ouvre les portes à la pire des exploitations et coupe de la réalité. Je suis sorti tout croche de cette aventure et j’ai eu envie de jeûner pendant plusieurs jours, pour calmer mon estomac, oublier ma méfiance envers la nourriture après cette initiation pour le moins étrange.
DEMEULE FANIE, Mukbang, Éditions TÊTE PREMIÈRE (collection Tête dure), 224 pages, 19,95 $.