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lundi 19 juin 2023

CLARK DIALOGUE AVEC SA PETITE-FILLE

MARIE CLARK me surprend avec un nouvel ouvrage fort séduisant. Je la suis depuis un moment et j’ai eu le bonheur de la croiser dans des ateliers d’écriture à quelques reprises où nous débusquions le mot et ratissions les phrases. Quel plaisir de retrouver cette écriture serrée, lisse, juste dans ses méandres et ses enroulements. La voilà avec Nous défricherons chacune un monde, un haïbun cette fois. Décidément, j’y prends goût après la lecture de l’ouvrage de Danielle Delorme qui m’a entraîné jusqu’au milieu des glaces de l’Antarctique. Marie Clark s’adresse à sa petite-fille, lui tend la main, lui décrit les joies ressenties dans son potager, devant le miracle des légumes qui poussent, les framboises que l’enfant dégustait «safrement» comme dirait Victor-Lévy Beaulieu. On le sait, la culture des carottes, des salades, des radis et des haricots peut nous mener dans les rangs du rêve et des souvenirs. C’est ce qui se produit avec l’écrivaine qui se penche vers le sol, sarcle les poivrons et les buttes de concombres tout en songeant que le monde et la planète auraient bien besoin de ses soins. J’ai retrouvé des gestes, des moments de méditation, le plaisir de voir s’ouvrir une petite fleur ou la cosse des pois verts que convoitaient mes amies les marmottes. Il fut une époque où je passais des heures dans un grand potager. Quel privilège que de profiter de la générosité de la terre, de soupeser une tomate toute rouge gorgée de soleil ou encore une courge spaghetti qui faisait nos délices le soir venu. Pas question d’oublier la fête des haricots, des carottes, des radis, des betteraves, des pommes de terre nouvelles. Un travail de patience et de lenteur nous attend dans un potager, tout comme dans un livre que l’on déchiffre tout doucement, mot après mot, phrase après phrase.

 

Marie Clark se souvient des instants vécus en sarclant, binant et cueillant des framboises juteuses. Ces fruits que l’enfant dévorait en se pourléchant. Des moments de contemplation et de recueillement, devant les pousses qui sortaient tout juste de terre, cherchaient la lumière et partaient à la conquête du ciel et de l’été. Un miracle d’année en année. Une graine à peine visible qui se métamorphose en plante robuste et porteuse de saveurs. S’occuper d’un potager, c’est toucher la vie sous toutes ses formes, dialoguer avec les salades fraîches, les radis, les oignons ou encore les betteraves, interpeller une marmotte pour lui demander de nous en laisser un peu. Des réminiscences qui évoquent la petite fille qui découvrait la nature et ses étrangetés, leurs moments de complicité. La grand-mère et l’enfant, ensemble pour la suite du monde. 

 

«Tu affirmais qu’il allait faire re-beau, que tu allais dessiner re-mieux la maison couchée sur ta feuille. Comme j’aimais tes retouches contre l’imparfait! Ce monde n’attendait que tes préfixes pour partir à re-neuf. Mais comment vas-tu, dis-moi, effacer ces ratures sur les insectes, les animaux, les plantes? Faire re-vierge la diversité en allée?

 

enterrement du chat

mamie est-ce qu’il va

en pousser un autre?» (p.19)

 

Marie Clark sourit tout en se penchant sur le feuillage en fête. Les trouvailles étonnantes de l’enfance, les découvertes langagières. Peut-être que ses souvenirs viennent avec les gestes, quand elle bine ou encore extirpe une herbe qui doit céder sa place à une salade éblouissante. 

 

«Ta jeunesse ne convoque aucun conseil. Tu as raison de forger tes propres rages. Je pousse tout de même quelques fruits de lente culture au fond de la dépense. Un don ne perd pas de valeur, même s’il fermente dans l’oubli. Après tout, l’oubli est la mémoire la plus parfaite.

 

dessert du jour

un plein bol de nuages blancs

montés en neige» (p.58)

 

Dans un deuxième temps, la jardinière et écrivaine songe à des lendemains plutôt inquiétants. Marie Clark a beau cultiver ses légumes avec monsieur de Voltaire, sarcler, bécher, biner, cueillir et goûter en fermant les yeux, elle ne peut ignorer l’immense potager de la planète menacé par les humeurs climatiques. Pluie diluvienne, sécheresse et cet été de feu et de tisons qui couve dans les forêts du Québec depuis des jours. Ces gigantesques parterres d’épinettes que Serge Bouchard aimait tant qui s’enflamment comme des allumettes. L’écosystème se détériore, les océans sortent de leurs gonds et les saisons ont du mal à se tenir dans leurs espaces. 


Au moment où j’écris ces lignes, la fumée flotte sur le grand lac comme un nuage lourd d’avant l’orage. Et cette odeur. La suie, la cendre, le ciel barbouillé. Le soleil rouge ne réchauffe plus la peau. Les flammes envahissent les montagnes de la Branche-Ouest, derrière mon village de La Doré, avalant tout. Et je pense aux oiseaux, à toutes les bêtes qui doivent fuir et migrer je ne sais où. Combien vont mourir? Combien n’arrivent plus à respirer? La perdrix et sa couvée dans la mousse trop chaude, l’orignal affolé, l’ours, le porc-épic beau de lenteur et de patience, qui va s’en occuper?

 

MESSAGE

 

Marie Clark se confie à sa petite-fille devenue grande, à la jeune femme qui porte le poids du présent et de l’avenir. Nous ne pouvons que ça, nous les humains, transférer le fardeau que nous transportons sur nos épaules depuis des années à celles de nos descendants. Nous leur léguons une tâche immense et terrible. 

 

«Tu disposeras de peu d’insouciance, mon ardente. Déjà, debout, tu brandis le spectre du futur par les rues où tu cries justice. Ta voix s’accorde à l’angoisse indignée de ta génération. Il ne s’agit plus seulement de changer le monde, mais de le sauver. Vous devrez faire plus que tous ceux qui vous ont précédés, plus que chercher, trouver comment cesser de participer.

 

cristal à la fenêtre

sur ma page blanche

un arc-en-ciel » (p.71)

 

La poète ne peut s’empêcher de songer à la course folle qui a marqué beaucoup d’hommes et de femmes de sa génération. Le gain, l’empilement d’objets, la consommation effrénée, le culte de l’instant, l’ignorance des erreurs du passé qui fermentaient les catastrophes de maintenant. L’aveuglement des dirigeants, la quête de profits, de richesse, de confort tout en pillant les réserves de l’avenir. 

Marie Clark prend une grande respiration, s’arrête entre deux gestes, regarde les plantes autour d’elle, les larges feuilles des épinards, des haricots, la fantaisie des salades, le bal des rhubarbes au fond du terrain. Tout doit continuer. La Terre fait germer la vie partout et non la mort. Quel rêve fou emporte l’humanité et la pousse à ignorer la famine et les guerres en Afrique? Pourquoi fermer les yeux devant ce continent qui n’en finit plus de crever de faim, de soif et qui voit ses populations fuir, se buter à des frontières impénétrables comme des barbelés?

 

«Je voudrais qu’il y ait pour tous une tendresse de lianes, un mur de confettis, des feux follets de gentianes. Je voudrais des jardins dans tous les jeux. Une épaule ne peut tenir à la fois fourche et fusil. Je m’assois à tes côtés pour croquer un radis. Ne rien mettre en bouche qui ne soit aimé. 

 

haut sur la colline

un vent langoureux enlace

les grands arbres» (p.88)

 

Et j’ai repris un mot comme on cueille une petite fleur de bleuet, un haïku, avec l’impression que je m’agenouillais dans le potager de Marie Clark et me recueillais devant un plant de tomate pour le redresser. Le miracle d’effleurer une courge ou un poivron, de m’imprégner des phrases de l’écrivaine, de ses images fortes et justes. 

Oui, inquiet avec elle de l’avenir et des fourmis au bord du fossé, de l’abeille de plus en plus rare. Comment amorcer un dialogue avec tous les humains et les faire se retrousser les manches pour qu’ils entreprennent de mettre de l’ordre dans le grand jardin. Y a-t-il des écoles pour désapprendre la guerre? Comment oublier les démences des semeurs de morts et tendre la main, toucher le sol et le remercier de sa générosité malgré tous les coups que l’on a pu lui infliger depuis des siècles? Elle a bien raison de se révolter, la Terre, de fermenter des pluies diluviennes, des tornades ou encore des tempêtes de vents qui déracinent les arbres.

Nous défricherons chacune un monde est un livre de chevet que je vais traîner avec moi. Je me promets de le garder dans la poche arrière de mes pantalons de travail. Et quand je serai en train de couper les stolons des fraises, je vais m’arrêter pour réciter un haïku, rester là dans l’instant, un tout petit bout d’éternité. 

 

«tout dort encore

j’attends que tes pas réveillent

l’escalier» (p.24)

 

Et encore prier devant le lilas et les pivoines, les framboises qui deviennent peu à peu des boutons de sucre. Oui, désherber patiemment, et souvent ce haïbun, le relire pour poser avec elle ma main sur l’épaule d’une petite fille ou d’un jeune garçon. Alors, peut-être, l’avenir se dessinera tout doucement en longeant les rangs de carottes, épousant les contours du fossé d’égouttement. 

 

CLARK MARIENous défricherons chacune un monde, Éditions David, Ottawa, 152 pages.

https://editionsdavid.com/livres/fiche-livre/?titre=nous-defricherons-chacune-un-monde&ISBN=9782895979418

vendredi 17 avril 2015

MARIE CLARK NOUS CONVIE DANS SON INTIMITÉ


J’AI LU AVEC GRAND BONHEUR le carnet de Marie Clark. Surtout que j’ai l’impression d’avoir vu naître ce texte au Camp littéraire Félix, il y a quelques années, lors du premier atelier dirigé par Robert Lalonde sur le carnet d’écrivain. Nous étions six. Marie Clark, Marité Villeneuve, Francine Chicoine, Danielle Dubé, Monique Brillon et moi. Sous le regard de la toujours attentive Danyelle Morin, bien sûr. Un arrêt de quelques jours pour discuter, écrire, se gaver de mots et découvrir les chemins qui mènent peut-être à l’écriture. C’est lors de ce séjour que j’ai amorcé mon carnet L’enfant qui ne voulait plus dormir. Ce genre littéraire convient parfaitement à Marie Clark qui aime les promenades en solitaire, les randonnées en forêt où dans la montagne qu’elle surveille de la fenêtre de sa maison. Enfin, j’ai pu découvrir Petites leçons d’orientation apprises dans le désordre dans sa totalité. Une lecture captivante.

Les écrits intimes m’ont toujours passionné. Ce fut la première forme d’écriture que j’ai fréquentée au milieu de mon adolescence, dans mon village où écrire était un péché que le curé Gaudiose aurait dénoncé en chaire s’il avait su. Inutile de dire que je ne n’ai rien avoué dans le confessionnal. Je vis en état de péché d’écriture depuis cette époque lointaine.
Je ne sais si le public est friand de ces textes qui montrent les chemins de l'écrit, retournent l’être et qui ne savent que dire les hésitations, les hantises de celui ou celle qui cherche à devenir souffleur de mots. Les lecteurs ne s’arrachent pas les titres de la très belle collection Écrire des Éditions Trois-Pistoles et c’est dommage. Tous ceux et celles qui rêvent de voir leur nom sur la page couverture d’un livre devraient fréquenter ces écrivains qui jonglent avec des questions et des incertitudes qui hantent le manieur de mots. Parce que celui qui sait n’écrit pas. Il y a bien les travailleurs de la phrase qui ne cessent de varier une action sur un même thème sans trop se préoccuper de l’embarcation dans laquelle ils s’installent. Parce que la littérature, on ne le dit jamais assez, ne repose par sur une histoire ou quelques personnages. À peu près tout le monde peut inventer une intrigue avec un commencement, un drame et une fin. La littérature passe par une manière, un style qui révèle l’auteur, un rythme, une musique interne, une façon de dire, de voir et de se faufiler dans le quotidien. On identifie un écrivain comme on reconnaît la musique de Wolfgang Amadeus Mozart ou de Jean-Sébastien Bach. Marcel Proust a une manière inimitable, Robert Lalonde ou Gunther Grass, qui vient d’avoir la mauvaise idée de mourir, ont une écriture singulière.

MARCHEUSE

Marie Clark aime partir dans les champs, oublier les sentiers balisés, marcher au hasard, découvrir des coins perdus, surveiller les arbres, les oiseaux, tout ce qui vit et se manifeste quand on prend le temps de respirer et de voir. Elle ramène toujours quelque chose, une fleur, une feuille, souvent un haïku, un genre littéraire de plus en plus fréquenté au Québec. Je salue Carol Lebel, André Duhaime et Jeanne Painchaud. Francine Chicoine qui a pris la relève avec Louise Saint-Pierre pour créer le Camp littéraire de Baie-Comeau qui se consacre uniquement à ce genre littéraire. Une véritable école.

Ce sont des traces. Miennes. Un peu partout. Au hasard. Dans la neige de la cour, dans celle de l’écran. Suspendues sur la corde à linge ou à lignes. Toutes marques ténues que la bourrasque, la mémoire de mon ordinateur, efface. Mes efforts d’empreintes luttent. Contre le temps. À tous les temps. Perdent le plus souvent. Heureusement, je grave la petite attention du haïku. Ma manière à moi d’inscrire le présent. Durablement. Comme une grâce perpétue l’éphémère. (p.13)

Une manière de voir, d’être, d’emprisonner un moment dans une bulle qui ressemble à une goutte d’eau. C’est, je dirais, ce qui lui permet de fixer des moments de sa journée et de sa vie. Je comparerais cela à des poinçons que l’on enfonce dans le roc pour escalader une montagne. Des haïkus qui sonnent comme des coups de gong qui font vibrer le paysage.

des tournesols poussent
partout dans le potager
la touche du tamia (p.61)

Il y a aussi ces questionnements qui ne cessent de tourner autour d’elle comme ces oiseaux qu’elle nourrit et qui lui disent de vivre, d’être là encore et encore. Respirer, écrire, explorer, devenir la cartographe de son être, chercher les coutures de son corps et de sa pensée, oser affronter ses hantises, sa conscience de la catastrophe qui guette l’humanité avec l’exploitation inconsidérée des ressources.

Nous ne pouvons pas vivre comme nous le faisons. Pourtant, nous le faisons. Chaque jour de défi à notre planète nous rapproche de la catastrophe. Ce petit bout de terrain que j’ai emprunté à une banque. Mon îlot de terre franche au milieu du délire. Sur lui, je me dresse contre le vent. Cultive. Fais fructifier. Il n’y a rien à opposer au désespoir. Que la beauté. (p.69)

La plupart des gens préfèrent fermer les yeux et foncer sur les autoroutes, risquant l’hécatombe à chaque courbe. L’écrivaine ne peut se résoudre à cette inconscience. Elle se tient en marge, au cœur du monde, là où il est possible d’habiter le silence, de s’extasier devant les battements d’ailes d’une sittelle ou les facéties des colibris. Ou encore prendre le temps de se pencher sur un potager, biner, sarcler, participer à la générosité de la terre qui offre tant quand on fait un effort. La méditation par le jardinage.

EXCURSION


Marie Clark plante ses bâtons de marche dans le sol, scande des vers de Michel Pleau ou de Denise Desautels, revient sur des extraits qui se faufilent dans sa mémoire comme ces éclairs qui déchirent le ciel les jours d’orage. Écrire, se surveiller, se mettre en état de réceptivité ; marcher, recommencer, remettre ses pieds dans ses empreintes, toujours, trouver une joie immense en prenant un nouveau-né dans ses bras pour bercer l’avenir.

J’écris parce que je suis si peu douée pour la ferveur de l’instant. Pour rattraper mes pertes, mes manquements, mes distractions, mes absences. Pour tenter de les contenir, les consigner quelque part. J’écris pour nous, atteints que nous sommes tous au cœur, pour combler nos déficits à l’égard du sublime. J’écris sur les herbes couchées de nos sentiers, sur les traces de notre passage. Mes haïkus continuent de résonner bien après que je me suis tue. (p.115)

J’ai laissé des traces partout avec mon marqueur jaune comme je le fais toujours. Le carnet est devenu plein de paragraphes éclatants qui me parlent, m’accompagnent et me font sourire. Parce qu’on revient à ce carnet, il ne nous abandonne pas facilement. C’est une sorte de livre d’heures.
Une belle façon de retarder la bousculade du temps quand le soleil fait fondre un glaçon au bord du toit ou place une mésange devant vous qui ose demander : qui es-tu, que fais-tu ? Une façon de suivre l’écrivaine dans sa vie de tous les jours, ses tourments et ses questionnements, ses peurs et ses petits moments de joie. C’est ce que procure le métier fou et fascinant de l’écriture.
Un texte senti, émouvant et vibrant.
J’ai eu souvent l’impression d’être si près de Marie Clark que j’entendais sa respiration, le mouvement de son stylo sur le papier quand elle décide d’écrire avec son corps.
Un moment d’arrêt, de tendresse et aussi le bonheur de partager. Comme si l’écrivaine nous invitait à faire le tour de sa vie et nous laissait entrer dans l’intimité de ses effarouchements. Le carnet ne pardonne pas : il dévoile l’être, ce que personne ne peut voir à l’œil nu.


Petites leçons d’orientation apprises dans le désordre de Marie Clark a été publié chez Lévesque Éditeur, collection carnets d’écrivains dirigée par Robert Lalonde, 124 pages, 15,00 $.
http://www.levesqueediteur.com/petites_lecons_d_orientation_apprises_dans_le_desordre.php

lundi 10 février 2014

Benjamin se trouve enfin une place

J’ai lu une version de cette histoire, il y a quelques années, alors que je donnais un atelier sur le roman au Camp littéraire Félix. C’était encore un projet, une esquisse. J’avais aimé cette histoire et malheureusement, Marie Clark, n’avait pu se présenter à la session. J’ai découvert son personnage de Benjamin dans Mémoire d’outre-Web, un roman paru en 2011. Le personnage a fait son entrée en scène en 2008, avec Mes aventures d’apprenti chevalier presque entièrement raté. Benjamin avait huit ans alors, était un hyperactif et faisait face à l’incompréhension de ses parents. Marginalisé à l’école, il se réfugiait dans un monde imaginaire, devenait un chevalier.
Tous sont des adultes maintenant plus ou moins adaptés, se croisent de temps en temps. Benjamin n’arrive pas à trouver un lieu, un espace où il pourra donner une forme à sa vie. Le travail ne le trouve pas comme il le répète. Le hasard, une femme exaspérée par son fils, fait que la roue tourne. Il offre à la jeune mère au bord de la crise de s’occuper du garçon. Une heure. Ce sera le début de l’aventure. RX (pour René-Xavier) jure qu’il vient d’une autre planète et Benjamin a toujours été un extraterrestre. Il se revoit peut-être aussi au même âge.
Ils se retrouvent tous les jours et décident de construire un vaisseau spatial dans la ruelle. Une activité qui attirera les laissés pour compte. Benjamin devient un père substitut, un grand frère, un guide.

Qu’est-ce qu’ils ont, les pères ? me suis-je demandé en pensant au mien, qui a déserté la famille quand j’avais quatre ans. Je me suis entendu répondre que je pouvais le faire en attendant de trouver du travail. (p.16)
Marie Clark ne résiste pas au plaisir de suivre ses personnages dans des péripéties pour le moins singulières. Benjamin, à trente ans, a fui Miranda qui est devenue travailleuse sociale. Un amour d’enfance, un amour qui ne veut pas s’éloigner. Il n’arrive pas à croire que quelqu’un puisse l’aimer, qu’il a tout ce qu’il faut pour faire un bout de chemin en couple. Il préfère fuir plutôt que d’affronter ses peurs. La vie fera qu’il aura des choix à faire en s’occupant de RX, en étant bousculé par ce petit bout d’homme, en rencontrant des cas lourds qui s’accrochent à lui. Bien oui, les marginaux attirent les marginaux, c’est connu.
RX a l’imagination fertile et il s’invente un monde pour échapper au quotidien. Il a été abandonné par son père et sa mère en a plein les bras. Benjamin permet au jeune garçon de s’ouvrir, de prendre conscience de ses forces et de ses problèmes. Tout va vite. Nous sommes dans un roman après tout.

Il m’a frôlé maladroitement les poils du bras de sa petite main carrée. Un geste difficile pour les muscles constamment bandés d’un guerrier. Je ne savais pas trop comment interpréter sa dernière phrase, mais mes yeux, ma gorge se sont quand même mis à picoter. Le silence qui a suivi était inconfortable. (p.33)

Et de grands escogriffes rôdent autour de ce vaisseau qui n’a rien de spatial, finissent par former une bande singulière. Des éclopés qui vont de famille d’accueil en famille d’accueil, de problèmes en situations dramatiques. Benjamin devient le coeur de ce groupe qui constitue une famille avec un grand-père et quelques mères. On appelle cela une famille reconstituée ou bricolée. Il y a aussi les gangs de rues qui s’affrontent, les règlements de compte. Malgré tout, ce sont des garçons et des filles qui ne demandent qu’un peu d’attention et d’amour.
Certaines figures séduisent rapidement. Emma ou le Princesse en particulier. La violence couve dans ces quartiers où les jeunes vivent des sévices et des agressions, connaissent des guerres ethniques et tribales.
Marie Clark nous plonge dans un univers rude, difficile, mais elle transcende rapidement le sordide par l’imaginaire. Les agressifs, les poqués saisissent leur chance même si rien n’arrive facilement. Et ça marche. On y croit. On aime y croire. Même que les adultes sont forcés de tout remettre en question. Benjamin prend conscience de ses qualités de rassembleur et finira par devenir une famille d’accueil où les jeunes viendront pour faire des projets et vivre la fraternité, l’entente et acceptent leurs différences. Il y a de l’espoir chez Marie Clark. La lumière du soleil perce rapidement les gros nuages. Benjamin deviendra un adulte.
Certains peuvent trouver ce roman naïf ou un peu idyllique, mais j’aime ça. La joie, l’amour, le partage sont accessibles, il suffit de vouloir, de pouvoir saisir sa chance. L’écrivaine rompt avec les romans du genre qui se complaisent souvent à décrire l’insupportable et l’horrible. Les agressions, les sévices sont évoqués, mais jamais elle ne s’attarde au côté sordide du monde. C’est ce qui fait le charme de ce roman plein d’imaginaire, de personnages étranges qui se débattent avec leurs démons.

Parce qu’il faut bien, ai-je terminé dans ma tête, qu’au moins un être vivant, quelque part, dans l’univers, trouve une place minimale en lui pour l’inadmissible en nous. Parce que la vie humaine se résume à ça, me suis-je encore balbutié, une lutte constante, à la fois contre l’inadmissible de soi et pour son intégration. Une soif qui fait vivre et qui tue. (p.167)

L’acceptation de soi, la résilience. Tous s’en réchapperont, enfin presque tous. Même  le bébé phoque, un trisomique, pourra croire qu’il est normal. Une histoire belle de soleil, de rebondissements, de personnages méfiants qui finissent par se laisser approcher.
Un plaisir de lecture.
Peut-être que Marie Clark nous permettra de les retrouver dans un autre lieu, un autre espace. Après tout, c’est la troisième fois qu’elle nous fait le coup. Les marginaux fascinent cette écrivaine et Benjamin lui permet de suivre des jeunes largués par la société parce qu’ils ne correspondent pas au modèle courant. Ici, tous se retrouvent malgré leurs différences et leur passé, arrivent à faire un bout de chemin ensemble. On en veut encore.

Le lieu précis de ma colère de Marie Clark est paru chez XYZ Éditeur, 196 pages, 21,95 $.

dimanche 17 avril 2011

Marie Clark mélange le réel et le virtuel

«Mémoires d’outre-Web» de Marie Clark plonge le lecteur dans un monde de marginaux qui ont du mal à séparer l’imaginaire du réel. Benjamin, branché sur les jeux virtuels, vit un moment difficile. Sa meilleure amie s’est suicidée. Il entreprend alors un pèlerinage pour comprendre ce qui s’est passé dans la tête de sa copine. Il ignore tout de la ville, ayant vécu en reclus jusqu’à maintenant. 
«En sortant, le fantôme de Ralph s’est mis à me recoller les semelles de sa présence subtile. Je me suis assis sur le premier banc qui m’est passé par la tête pendant que la nuit nous attrapait et je suis resté en tête à tête avec ce qui avait été son univers jusqu’à tout récemment. Le temps avait la dimension spéciale des jeux virtuels, qui nous fait l’oublier complètement.» (p.33)
La particularité de ce roman vient du langage et de sa forme éclatée. Il ne faut jamais oublier que Benjamin est hyperactif, dyslexique et dépendant du monde virtuel. En plus, il ne cesse de clavarder avec Dieu grâce à l’ordinateur.
«Bon. J’étais vraiment pas sûr de continuer, même s’il avait peut-être pas tort, après tout. Si Dieu est aussi nocif qu’il le prétend lui-même, comme il m’a déjà clavardé, ça pourrait arriver qu’il veuille en finir avec nous. Et je sais pas si je serais contre. Mais tout de même. Il y a toujours une vérité partout, je me suis dit. Le problème, c’est de tomber dessus.» (p.34)

Étrange

Un monde halluciné et chevaleresque, à l’image des jeux où il faut éliminer l’adversaire pour connaître la gloire. Un univers où les mauvais et les bons ne font jamais de quartier. Sauf que dans la vraie vie, le mort ne se relève jamais pour reprendre la course. Benjamin a beau être un virtuose de ces «guerres fictives», il a du mal à se débrouiller dans les rues où il n’arrive pas à s’orienter.
«Non, chu juste dyslexique profond en géographie des lieux, j’ai répondu, insulté.» (p.58)
Il vivra le pire et le meilleur grâce à quelques protecteurs. Divine Soleil (une proche du Dieu clavardeur peut-être) tire des ficelles et le sauve à plusieurs reprises. Difficile de savoir si nous sommes dans le fantasme ou le concret. Benjamin confrontera la mort, la violence, l’amitié, l’entraide grâce à un chat qui s’attache à lui.
Un roman initiatique où le héros triomphe de tous les obstacles pour atteindre une forme de paix et de bonheur.
«J’ai cherché ses yeux, mais ils figeaient le trottoir. J’ai pas insisté, j’avais très bien perçu sa bénédiction pour continuer la quête de la vie après elle, même si, à la fois, son sacrifice me transperçait. J’ai cherché la taille de cet astre brûlant ; elle s’est appuyée contre moi et on est rentrés comme ça, en ruisselant de tous nos feux, sans troubler l’eau calme du silence.» (p.124)

Épopée

«Mémoires d’outre-Web» est une épopée chevaleresque où le bon triomphe et les mauvais sont punis comme il se doit. Un monde où Dieu tient le clavier de l’ordinateur et où un chat protège les démunis.
«Le ciel s’est mis à se débarbouiller et, du coup, tous les vampires se sont volatilisés. J’ai enfin pu m’assoupir. Je venais juste de fermer l’œil quand mon oreiller de provisions a commencé à vouloir s’en aller, ce qui me l’a fait rouvrir, au moment où le chat gris me sautait sur la tête comme un enragé. J’ai reçu ses griffes en plein visage pendant que je me relevais pur me défendre d’un coup de bâton, pensant qu’il se retournait contre la main qui l’avait nourri, mais j’ai arrêté mon élan en constatant qu’il avait une bête pendant de la gueule, presque aussi grosse et grise que lui, avec une mauvaise queue dégarnie, et qu’il s’est mis dans un coin pour la dévorer après me l’avoir paradée sous le nez en grondant de fierté.» (p.50)
Un récit plein de rebondissements qui nous transporte dans un univers inconnu et familier. Une exploration qui confronte le réel et le virtuel pour s’inventer un langage. Exigeant, mais fascinant malgré un titre peu invitant.

« Mémoire d’outre-Web » de Marie Clark est paru aux Éditions Hurtubise.