CAROLINE VU présente un gros roman, une brique comme on dit, un troisième ouvrage à la Pleine Lune. Boulevard Catinat nous ramène au Vietnam, en pleine guerre, alors que les soldats américains sont omniprésents à Saigon. Deux mondes se côtoient, se confrontent, s’opposent et tentent de vivre les uns à côté des autres pendant cette période trouble. Une jeune étudiante, Mai, d’une famille à l’aise (le père enseigne les mathématiques), fréquente des G.I. américains, flirte avec ces garçons qui incarnent le pouvoir et la liberté. Avec une amie, elle ose des gestes très mal vus dans sa communauté. La guerre détraque tout, les conflits permettent des actions que l’on ne fait pas en temps habituel. Les soldats circulent avec leurs dollars et tout le monde tente d’en profiter d’une manière ou d’une autre. Tout ça avec des conséquences fâcheuses souvent, on s’en doute. Des drames, oui, mais peut-être aussi des histoires extraordinaires.
Ce qui m’a étonné au début, c’est la voix narrative. Un garçon, difficile de dire son âge exactement, raconte la vie de sa mère Mai, de sa famille, de son père, et de cette époque trouble où il a vu le jour. À Saigon, la présence française est encore visible, malgré la guerre d’indépendance et la libération en 1955. Dix ans plus tard, les Américains sont là, s’aventurant dans la jungle lors de raids hallucinants, croisent des jeunes filles à Saigon quand ils sont en congé. Ils sont en Asie pour combattre les communistes qui règnent au Nord et qui tentent par toutes les manières possibles de s’infiltrer au Sud, dans la capitale en particulier. Mais il y a toujours la vie, la tendresse, l’amour peut-être qui ne demande qu’à s’épanouir.
Le récit sonne un peu bizarrement, comme si le narrateur avait du mal avec sa langue et qu’il s’accrochait à tous les détails de son quotidien, aux événements pour se constituer une mémoire et un passé. Il est difficile de ne pas être envoûté par cette musique si particulière.
« La famille de ma mère ne rejetait pas complètement la modernité. Mes grands-parents croyaient à la science, à la médecine et à la technologie. Ils ne juraient que par leur radio et leur téléviseur en noir et blanc. Ils avalaient chaque jour un comprimé de multivitamines. Si elle avait eu plus d’argent, Grand-mère se serait ruée chez le plasticien pour faire corriger ses yeux bridés. En attendant, elle n’hésitait pas à couvrir ses cils tombants de mascara pour les recourber. Et elle adorait son rouge à lèvres Revlon, qui ajoutait de la couleur à ses lèvres brunes et charnues. » (p.33)
Un roman magistral où se heurtent deux peuples, deux idéologies, deux civilisations avec leurs qualités et leurs défauts. Une société millénaire, celle des Vietnamiens qui a été sous la domination française de 1887 à 1954. Ils ont l’habitude des étrangers, savent comment se comporter et tirer toutes les ficelles. Même si les Américains sont là pour les protéger de la menace communiste, ils finissent par s’imposer comme de véritables envahisseurs.
LIBERTÉ
La prostitution est omniprésente. Mai flirte avec une liberté dangereuse, prend des risques avec les soldats et joue avec le feu. Elle s’éprend d’un militaire, un noir, Michael. L’inévitable se produit. Elle se retrouve enceinte et accouche chez les nonnes françaises, au grand dam de sa famille, y laissant son bébé sans même le regarder. Il a la peau de son père, c’est tout ce qu’elle sait. Un bambin qui grandit avec les religieuses, surtout avec la supérieure de la communauté qui le garde dans sa chambre, à cause de sa couleur, certainement. Il est la cible de tous les enfants quand il se joint à eux.
Nous avons notre narrateur, cette voix originale qui voit tout et entend tout même s’il est d’une discrétion exemplaire. Un obsédé, oui, par sa jeune mère qui s’est envolée aux États-Unis lors du départ précipité des Américains qui ont dû céder devant la poussée des forces communistes. Et il y a ce quotidien, ce manque de vie chez les sœurs, ce cocon où il est retenu.
« Ils pensaient que j’avais oublié. Non, je me souviens de tout. Que devais-je leur dire ? Que pendant des années, tu avais emprisonné mon corps dans une couverture ? Que tu me mettais dans un sac de plastique doublé et m’accrochais à une poignée de porte pendant ton absence ? Que tu me faisais boire du vin de serpent dilué pour me garder dans un état de douce somnolence ? Personne ne me croirait. Ils se diraient que, même doublé, le sac de plastique se serait fendu et je serais tombé au sol. Ils seraient convaincus que mes pleurs auraient ensuite alerté les autres sœurs. Grave erreur ! » (p.195)
Le garçon imagine celle qui l’a abandonné dans ce couvent qui est un reliquat d’une autre époque. Il note tout ce que fait la religieuse, ses manies, la télévision, l’alcool, cette femme qui lui sert de mère sans pour autant lui démontrer la moindre affection.
Le fils de Michael, le Noir américain et de Mai, la Vietnamienne, se crée une vie, raconte son inexistence, en invente des bouts, certainement. Peut-être pas non plus, comment savoir ?
Il tente de tout dire de ses parents, de son grand-père qui aimait trop les étudiantes, de sa grand-mère. Il élabore une fresque terrible de ce conflit, évoque May Lay en 1968, ce hameau rasé par les forces américaines lors d’une attaque. Les 500 résidents de l’agglomération ont été tués. Le village brûlé au napalm, cette arme horrible. Un crime de guerre, certainement. Mai, sa mère, mais aussi l’autre, l’amie, la victime de son grand-père qui l’a séduite. Elle reste au Vietnam et se faufile dans la hiérarchie communiste. Nous avons là les deux facettes de ce moment inoubliable.
ENFANCE
Caroline Vu raconte les premiers moments du garçon chez les sœurs, ses difficultés d’apprentissage, sa lenteur et ses retards qui en feront un enfant singulier et silencieux. Alors qu’il est devenu un jeune homme sans trop savoir ce qui lui est arrivé, les autorités organisent le rapatriement des rejetons des soldats américains qui ont été abandonnés et qui sont restés des marginaux dans la société communiste. Nat (c’est son prénom) peut partir aux États-Unis pour rejoindre son père et retrouver Mai peut-être.
Une nouvelle vie, une langue différente, un monde où il n’est jamais facile de s’installer et d’oublier. Michael l’accueille chez lui, s’en occupe sans vraiment communiquer avec ce fils silencieux. Nat parle peu, quasi jamais. Mai, sa mère, a ouvert un restaurant à San Francisco et se débrouille plutôt bien. Pourtant, le passé ne s’efface pas dans une pirouette et il trouve toujours une manière de rebondir. Mai en est consciente.
« Qu’est-ce qui avait changé ? Le temps. Le temps avait tout changé. Son instinct maternel. Sa culpabilité. Deux choses qu’elle avait refoulées et muselées à l’adolescence. Deux choses qui, à l’âge adulte, s’étaient mises à pousser comme de la vigne en plein été. Mai ne pensait qu’à retrouver l’enfant qu’elle avait rejeté. Elle avait passé des heures à écrire des cartes postales au gamin avant de les déchirer. » (p.310)
AVENTURE
Caroline Vu est une magicienne et l’écrivaine envoûte encore une fois avec son souci du détail et des événements qui traumatisent Nat, une guerre qu’elle a connue et qu’elle a dû fuir. Un conflit, oui, mais surtout les effets collatéraux comme on dit sur des individus dont on ne parle jamais ou si peu. Ces enfants abandonnés, ces jeunes femmes marquées à jamais et bannies de leur famille. Ou encore toutes les difficultés qu’elles affrontent en se retrouvant dans une terre étrangère où elles resteront toujours des marginales.
Un roman magnifique, bouleversant, magnétique, je dirais. Une fois ma lecture amorcée, je n’ai plus été capable de m’arrêter. J’ai sombré dans ce roman pendant des jours. Le temps d’aller au bout, de refermer ce gros livre avec un pincement au cœur. J’aurais tant aimé suivre le personnage, le voir s’épanouir et devenir l’écrivain que l’on soupçonne à la fin. Je me suis surpris à plusieurs reprises à y revenir, pour l’ouvrir au hasard, me plonger dans un passage et reprendre le fil de cette épopée unique. Un peu obsédé, je pense, happé par la voix particulière de Caroline Vu.
Un page d’histoire comme on dit, la présence des Américains au Vietnam et malgré tout ça, des êtres humains attachants, souffrants qui tâchent de se trouver une raison d’être malgré de terribles blessures. Tous tentent de comprendre et de se situer dans le récit des peuples. Autant Michael, le Noir américain qui a été marqué par son enfance et cette expérience de la guerre, que le garçon de couleur qui parle le vietnamien et se sent en marge du monde. Toutes ces barrières qu’il faut franchir, à commencer par celle de la langue, pour se faire une vie, devenir quelqu’un dans une société, être tout simplement à la bonne place.
Caroline Vu, que j’ai bien aimée dans ses romans précédents, atteint ici un nouveau sommet. Boulevard Catinatmet en scène des personnages fascinants, étranges aussi, singuliers dans leurs travers et leurs côtés lumineux. Une narration efficace qui ne vous laisse jamais le temps de reprendre votre souffle. Que dire de plus ? Juste qu’il faut s’abandonner au plaisir de la découverte et de la lecture avec une écrivaine originale et particulièrement sensible à ses semblables. La magie opère.
CAROLINE VU, Boulevard Catinat, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 440 pages.
https://www.pleinelune.qc.ca/titre/669/boulevard-catinat