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mercredi 18 septembre 2019

LE TOUR DU POÈME À TAILLON

JE VOULAIS VIVRE QUELQUE CHOSE de particulier avec Les décalages contraires de Mylène Bouchard, son premier recueil de poésie. Parce qu’un texte du genre échappe à la linéarité ou à l’horizontalité. Les mots se dressent à la verticale, s’approchent et vous regardent souvent comme un intrus. J’ai attendu la journée ni trop chaude, ni trop fraîche, pour partir avec le livre, faire le tour du Parc de la Pointe-Taillon à bicyclette. Une randonnée de quarante-cinq kilomètres avec des endroits pour se couper du monde, rêver en pleine forêt. Amorcer la lecture d’un recueil de poésie, c’est se lancer dans une forme de voyage. Il y a le point de départ, un certain itinéraire et l’arrivée après des dizaines d’arrêts ou une course qui vous laisse en apnée. Parfois, on vit la traversée en retenant son souffle, happé par la force du récit, souvent on se demande dans quoi on s’est aventuré et si on va terminer le parcours.

Le jour est juste ce qu’il faut avec des effilochures de brume ici et là sur le lac, au large, entre Roberval et la gorge de l’Ashuapmushuan. Sur la plage, près du pavillon d’accueil, une musique tonitruante. Jour de jeux et de guitares agressantes, de hurlements et de cris. L’impression d’être attaqué par une station de radio spécialisée dans les vociférations et la vente de produits inutiles.
Après un kilomètre, le murmure des vagues me calme, les froissements des feuilles me poussent vers l’arrêt où des plantes carnivores vous attendent. Il s’agit de la sarracénie pourpre qui gobe les insectes dans la tourbière, l’emblème floral de Terre-Neuve et du Labrador.
Des marcheurs envahissent toute la largeur de la piste et je dois les contourner, des cyclistes foncent, comme dans une étape du Tour de France. Le soleil me souffle dans le dos et je marmonne le titre du livre de Mylène Bouchard. Je pense au décalage horaire, quand on perd un morceau de temps en changeant de pays. Le dictionnaire décrit une distance entre deux véhicules lors d’une collision. Je ne connaissais pas. Ça me laisse perplexe et je pédale plus lentement en longeant le lac des castors. Une odeur de fumée flotte entre les trembles, tout  près. Les campeurs s’attardent derrière, à la lisière de l’eau.
Je pensais m’arrêter au kilomètre Six. Là où je surveille les hirondelles des sables. Elles volent face au vent du matin au soir, sans répit. Elles ont déjà pris la direction de l’Amérique du Sud. Cet oiseau effectue le plus long parcours migratoire en Amérique, est en déplacement pendant la moitié de l’année.
Je cherche un banc, la paix. Plein de cyclistes partout, même au relais du Dix. Je continue, le soleil accroché aux guidons. Il semble vouloir se laisser traîner pendant toute la randonnée.

HISTOIRE

Je m’arrête devant un panneau qui raconte la vie des gens de Pointe à la Savane. C’était l’appellation du secteur avant Taillon, qu’on décide d’effacer un pan d’histoire et d’imposer le nom d’un premier ministre. Qui connaît Louis-Olivier Taillon qui a dirigé le Québec de 1892 à 1896 ? J’aime Pointe à la Savane. Tellement plus porteur de sens et évocateur. Nous devons protéger les patronymes d’origines. Serge Bouchard a raison avec Chicoutimi et il faudrait redonner ses lettres de noblesse à ce parc unique.
Enfin une place libre après le douzième kilomètre, tout près du site de l’ancien moulin de sciage à vapeur, un peu en retrait, sous un énorme bouleau qui secoue discrètement ses feuilles. Le lac juste à droite, en bas de la berge taillée à la hache par les grandes tempêtes d’automne. Mélange d’épilobes devant et de verges d’or, de jargeau et d’immortelles. Quelques libellules jouent à s’étourdir.
J’ouvre le recueil après une gorgée d’eau, lisse la page du plat de la main. Mylène Bouchard a écrit une courte préface, une clef que l’auteure offre avant la visite des lieux.

À mes yeux, le poète et le voyageur partagent un mode d’être-dans-le-monde qui se ressemble : tous les deux assurent une présence véritable, pour leur survie. Portés par une inlassable inspiration, ils s’engagent pour capter, lire, sentir, mesurer, traduire le monde. (p.7)

Quand je pédale sur la piste du parc, que je disparais dans la forêt, me réjouis des massifs de fougères qui s’étirent à perte de vue, m’attarde devant l’entaille d’un castor au bas d’un tremble, je « mesure le monde ». Le travail des rongeurs dure depuis des semaines et le grand tronc va basculer dans un fracas de feuilles au milieu de la nuit, tard en septembre. Me voilà dans mon corps et toutes mes dimensions, là en traversant le canal du Plateau ou devant un panneau pour lire l’aventure de Joseph Larouche qui s’est installé à Pointe à la Savane à plus de 80 ans. Un héros qui défrichait pieds nus en été et qui a rangé sa hache à 95 ans.

Pour moi, voyager, c’est sentir. Écrire, c’est se taire. La poésie est un art composé de silences, où l’on dit beaucoup avec du blanc. (p.8)

Dire avec « des silences », avec « du blanc ». Pédaler dans l’espace et le temps, respirer le pays dans le mouvement, surprendre la forêt dans ses odeurs et ses étonnements ; soupirer en basculant dans une éclaircie ou devant le spectacle des brasénies qui dessinent des vitraux sur les étangs au plus haut de l’été. Une plante que j’ai découverte ici, tout près du quinzième kilomètre. Je m’y arrête à chaque sortie, m’attarde aux reflets sur l’eau, aux frémissements qui s’inventent et changent de jour en jour. L’impression de flotter sur un grand vitrail d’Harold Bouchard, maître vitrier et de la lumière.

VOYAGE

Lire de la poésie, c’est oublier la tyrannie du récit et s’imbiber d’un mot, de sa sonorité et de toutes ses rondeurs. Ce n’est plus se tenir au milieu d’un sentier, mais s’arrêter pour trier des images, les faire rouler dans sa bouche lentement, les caresser pour en saisir les multiples facettes. Laisser le poème venir à soi. L’espace disparaît entre vous et ces mots en équilibre. Tous vibrent comme des gongs, longuement, sans fin avec le vol des hirondelles. Je me penche, fais signe au poème d’approcher, cherche sa douceur, le creux qu’il fait dans le monde.

Comment aimer
Décalée
Dans la fin contraire
À tout ce que j’imagine (p.11)

Ces mots « décalés », accrochés au milieu de la page sans jamais perdre l’équilibre. Je lis à haute voix devant les épilobes, les frottements des feuilles du bouleau au-dessus de ma tête. Déshabiller le poème en demeurant immobile, ouvrir les strophes dans toute leur longueur et leur largeur. « Aimer, décalée, fin contraire ». Je ne bouge plus et les mots approchent. 
« Comment aimer ? » La parole de Mylène Bouchard tout près de ce carré de verges d’or, du lac qu’elle connaît si bien et qui fait la planche dans le matin. Son verbe de criquets et de sauterelles pince les cordes de l’air.

Je me presse dans le pré dupe l’élan
J’ai vu percer
Ta voix dans la brume aiguë
Derrière la porte (p.13)

Le texte dans le vol irrégulier de la libellule qui suit le souffle du poème, le je et le toi. Le voyage sur l’horizon, tout près de sa main. Le pré, la voix de l’autre, la brume derrière la porte. Je murmure jusqu’à ce la strophe se fende comme une noisette, laisse la place à la musique. Juste « le bruit des choses vivantes » comme dit si bien Élise Turcotte. La respiration des épilobes me porte et me berce. Un appel du huard m’avale. J’ai l’impression d'effleurer des mots qui pèsent enfin de tout leur poids dans le jour.
Je reprends la piste, lesté de quelques poèmes. Des voix courent dans la forêt où les cyprès s’appuient les uns sur les autres. Je roule dans un tunnel végétal, dans les racines de l’ombre, frôlant les murs de la pinède. La mousse grimpe aux troncs des arbres et s’y fait les griffes. L’air imbibé de résine, des mots de Mylène Bouchard m’attendent dans une courbe. Le poème m’étourdit avec le frappe à bord qui ne me lâche plus.

TOURBIÈRE

Je débouche sur la savane, les étangs boueux à gauche et à droite, les hautes herbes tressées serrées, les iris semés ici et là comme des tâches de couleur, les bosquets qui oscillent et dissimulent l’orignal peut-être. J’ai eu la chance d’en surprendre un à quelques reprises juste un peu plus loin, tout près de la pointe Chevrette. Je ne peux plus échapper au soleil. Il enfonce ses ongles dans mes épaules et va faire la traversée avec moi. Des mots vibrent avec les sauterelles qui rebondissent sur la poussière de pierre.

J’avais du temps
Pour aller nulle part
Je fuyais pour revenir
Trois fois mieux (p.26)

Avancé, recul, poussé et retour. Lire en zigzaguant, chercher avec un geste de la main pour retenir une poignée de vent sur sa poitrine. Je m’arrête et avale un peu d’eau, tends les doigts et effleurent les herbes pour qu’elles existent, pour saluer les canards qui se dissimulent tout près. « Je fuyais pour revenir ». « Du temps pour aller nulle part ». Partir et ne jamais bouger, chanter et se taire, pédaler et être toujours devant le canal Adélard. L’air chaud broute les étangs odoriférants, secoue les crinières qui se bercent dans la patience du midi.

Ça va trop vite
Dans la tête de nos enfants
Qu’adviendra-t-il
Des choses lentes (p.33)

Parole de rêveur qui jongle et s’étourdit dans ses réponses. Chant étouffé dans le creux d’une étroite calvette. Que reste-t-il « des choses lentes », de ce temps qui s’étire sur la galerie ou brûle le sable ? Des jours qui durent des années ? Pourquoi cette hâte de la mort ?

POINTE CHEVRETTE

Je voulais surprendre le silence, près de la rivière Péribonka, ouvrir le poème devant l’église qui luit comme une pierre tombale de l’autre, m’allonger dans mon regard au bout du quai pour flotter sur une page.
Beaucoup de visiteurs, d’enfants qui sondent la plage. Je m’installe en retrait, sur un banc à l’ombre. Une fillette blonde touche l’eau de ses mains et rit. De l’autre côté, les camions se plaignent. Si bruyants. Sacrilège des moteurs, casseurs de silence et de poésie.
Je retrouve mon vélo, m’attarde devant l’histoire des Boulianne qui ont acheté la pointe au siècle dernier et qui accueillaient les voyageurs. Il reste une île grugée par l’érosion qui rappelle leur existence. Deux grues s’envolent en poussant des cris rauques. Je file et trouve un banc dans une courbe de la Péribonka. Que des épinettes autour de moi, rêveuses et patientes. L’eau lisse de la rivière avec des veines plus pâles au milieu. « Des chemins sur le lac », répétait mon père, des fils qui vous tirent vers le grand large, face à Roberval.

On va sous les étoiles
S’embrasser sur la montagne
On va faire des enfants
Sous le nord qui danse (p.76)

Je pense à Louis Hémon qui était peut-être ici il y a plus de cent ans. Il fumait sa pipe devant la rivière patiente comme la vie et les mots qui se bousculaient dans sa tête. Elle est là la grande rivière des Innus, immuable et pourtant si changeante. J’effleure la page en évitant de toucher le poème pour ne pas l’effaroucher.

Les décalages contraires
C’est vivre à l’envers
Marcher sur les mains
Ne pas arriver du même bord
Conjuguer les départs
Se rejoindre au centre du monde (p.50)

« Se rejoindre au centre du monde », au milieu de l’être, en plein coeur de ses mains. Partir de tous les horizons pour se recroqueviller dans un lieu où l’un devient un autre.
Des cyclistes approchent avec des surplus de rires et de cris. Parler pour chasser sa peur du silence, pour éviter la poésie qui vous regarde dans les yeux. Je m’éloigne, roule pendant un kilomètre et m’arrête devant une affiche. Une femme y raconte que la maison voisine, tout près d’ici, était hantée. Les meubles bougeaient dans la cuisine. Les murs geignaient. Cette demeure, madame, était le refuge d’un poète qu’on refusait d’écouter.

Je veux danser marcher sur les crêtes
Être prisonnière de la neige

J’irai là-haut me réfugier. (p.122)

Je m’agenouille devant les fougères et me drape d’un foulard de mousse. Je repars et suis peut-être ce tamia qui s’enfuit, cette forêt de pins alignés comme un escadron de militaires. Il fait trop sombre, je veux la lumière, le plein feu du soleil.

RETOUR

Je grimpe la plus forte pente, descends, m’étourdis sur le dos des collines qui se faufilent entre les marais herbus. Je croise un couple. La femme marche devant et l’homme traîne en arrière. Silencieux, égarés, si loin de leurs mots. Je ralentis. Peut-être que je devrais revenir sur mes pas et leur lire un poème.

Je ne demande pas grand-chose
De l’amour
Du sens
De l’amour et du sens désordonnés (p.141)

Peut-être, que la marcheuse exige de l’amour et lui n’arrive pas à en trouver. Le soleil bascule maintenant. La journée s’écrase dans les comptonies voyageuses. Je m’arrête au milieu de la tourbière. Les cyprès se tordent devant et les longues herbes mordent l’ourlet de la piste. Ma gourde est vide et je termine ma lecture assis sur la table du kiosque. Après, je suis étonné d’être là, partout autour de moi. Comment bouger ou pédaler avec les poèmes qui me possèdent ? Enfouir quelques images ici, dans le sol pour qu’elles germent au printemps et surprennent les passants.
Je touche le livre de Mylène Bouchard et j’ai peur d’éparpiller ses mots sur le gravier. Faudra le retrouver dans le soir, devant le jour qui s’enfonce dans une lueur inquiétante au bout de la plage. La poésie s’apprivoise quand on y revient souvent pour s’imbiber, chanter et écouter, se perdre dans un silence de commencement du monde.
Je m’échappe de la tourbière et file sur la piste, le long du lac qui prend feu dans ses vagues. Je roule et les mots m’étourdissent. Les fougères frémissent et se plaignent de mon impatience. La poésie m’a jeté dans cette grande boucle, la forêt et revenir en moi comme quand on se laisse aller dans le sommeil. Tout ce calme, ce recueillement dans un bel instant de vie, un livre qui ouvre le monde.


BOUCHARD MYLÈNE, LES DÉCALAGES CONTRAIRES,  Éditions MÉMOIRE D’ENCRIER, 2019, 160 pages, 17,00 $.




http://memoiredencrier.com/les-decalages-contraires/

jeudi 2 février 2017

Mylène Bouchard offre un roman d’amour et d’amitié

AMANDA PEDNEAULT EST née à L’Île-aux-Coudres, le jour même où l’on faisait brûler la goélette l’Amanda Transport sur le fleuve. Pierre Perreault, le réalisateur de plusieurs documentaires, a fait époque en s’attardant au passage du temps, à l’avenir de ces insulaires qui se heurtaient à la modernité. Amanda quittera son île, restera fidèle à ses amis, vivra la grande passion avec Milan, tentera dans ses écrits d’expliquer à sa fille Sabina ce qu’elle a vécu et le monde qu’elle lui lègue.

Amanda explique son projet dès les premières lignes du roman et, par ce subterfuge, l’écrivaine Mylène Bouchard nous donne les clefs de l’aventure qu’elle nous propose.

Je me suis longuement questionnée dans le venteux hiver gaspésien sifflant sur ce que j’aurais voulu que ma mère fasse pour moi quand j’avais ton âge, si elle avait finalement quitté Pierre pour Daniel. Je me suis donné comme mission de parler avec toi en me berçant dans le salon, de réfléchir à voix haute en scrutant la mer, de te léguer une boîte de compréhension. Tu vas y trouver de tout, tu pourras entendre et lire… (p.9)

Autrement dit, l’écrivaine a tout jeté dans cette boîte : des enregistrements, des lettres, des fragments, une liste de ses amants, la Chronique des lièvres, des tableaux et une copie du film de Pierre Perreault : Les voitures d’eau. Des fragments, comme les galets qui entourent l’île d’Amanda, des morceaux épars qui permettront à sa fille Sabina (le nom vient d’un personnage de Milan Kundera) de reconstituer sa vie et peut-être, d’en tirer une leçon. C’est le travail qui attend le lecteur et auquel je me suis attelé avec un peu d’appréhension. Je n’aime pas les livres déconstruits ou encore qui multiplient les facettes et les labyrinthes pour le plaisir d’en mettre plein la vue. Je suis plutôt partisan de la nécessité textuelle et du juste nécessaire. Il faudrait bien que je m’explique là-dessus un jour.
Elle a de la suite dans les idées, l’écrivaine et éditrice, puisqu’elle publiait un essai sur l’acte amoureux en 2014. Dans Faire l’amour elle interroge l’amour et ses ramifications dans trois œuvres marquantes de la littérature : Roméo et Juliette de William Shakespeare, Anna Karénine de Léon Tolstoï et L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera que j’ai lu lors d’un voyage en Gaspésie, sous une tente à Forillon, pendant une pluie battante qui ne voulait plus lâcher le pays. J’ai dû jeter le livre au retour tellement l’humidité l’avait malmené. Oui, j’ai acheté un autre exemplaire du roman.
Faire l’amour dans le sens de fabriquer l’amour quand deux êtres se rencontrent et s’attirent. Nous sommes au-delà des contacts physiques et de la gestuelle amoureuse.

Cette dernière notion me permet d’émettre une hypothèse : l’amoureux fabrique l’amour qui, au terme de la construction, constitue une grande vérité. Faire l’amour. Comme la personne, l’amour « s’édifie à la manière d’une œuvre, à la faveur d’une œuvre, et aux mêmes conditions, dont la première est la fidélité à quelque chose qui n’était pas, mais que l’on crée ». Autrement dit, l’amour devient l’événement qui le traduit, l’amour ressemble à ce que l’on en fait. (Faire l’amour, Nota Bene, p.10)

Amanda est née dans cette île du Saint-Laurent que Pierre Perreault a rendu célèbre par ses documentaires. Le cinéaste s’est mis à l’écoute de quelques personnages qui viennent d’une autre époque. Marie et Alexis Tremblay ne peuvent que regarder leurs fils et leurs filles se tourner vers l’avenir. Le passé brûle avec la goélette qui flotte tel un fanal sur le Saint-Laurent. J’ai vu ce film alors que j’étais étudiant à l’Université de Montréal. Cette œuvre unique m’a poussé vers La mort d’Alexandre et fait comprendre que je devais écrire sur la vie de deux de mes frères.
Une île, c’est un pays et aussi une ouverture sur le monde. Les gens de L’Île-aux-Coudres construisaient des goélettes ou « des voitures d’eau », s’éloignaient sur le fleuve jusqu’à la mer pour visiter les côtes de l’Amérique quand ce n’était pas l’Afrique. Ces gens partaient par plaisir, pour découvrir d’autres mondes, d’autres personnes et en ramener des trésors et des récits fabuleux.
Amanda a hérité du tempérament de ses ancêtres. Son père travaillait sur un bateau. Il faut lire les pages où Pierre passe tout près de l’île. Son épouse se met sur son trente-six pour le saluer de la galerie. Un moment intense que Madeleine oubliera une seule fois, lors d’une escapade avec Daniel. Tout vacille alors. L’amour est fragile et il faut le manipuler avec délicatesse.

Quand mon père était arrivé, ma mère l’avait senti distant. Loin d’être d’ordinaire flegmatique, cela supposait un sentiment camouflé. En forçant le dialogue, ma mère avait pu lui soutirer une explication : au passage du cargo devant l’île à la deuxième semaine de mai, sa femme n’était pas sortie sur la galerie pour leur rendez-vous à distance, elle ne s’était pas parfumée pour lui, elle n’avait pas fait voleter son foulard de soie rouge, signe de salutations tendres, de magnétisme, de proximité immanente. Leur code à eux depuis toujours : se regarder avec leurs jumelles, se parfumer même si c’était illusoire, secouer leurs foulards (mon père gardait un mouchoir dans la poche intérieure de son veston, avec quelques pastilles au miel), se souffler des baisers surabondamment. (pp. 113-114)

Amanda savait depuis son plus jeune âge qu’elle quitterait son île pour aller voir ailleurs. L’époque voulait cela et la navigation n’était plus ce qu’elle était pour les insulaires. La construction des navires en acier et les manoeuvres des grandes entreprises ont fait mourir une manière d’être.
Elle vivra la liberté des années 1970. Nous vivions alors au jour le jour sans trop nous demander ce qui allait arriver. Les amours se nouaient et se défaisaient et le Registre des lièvres pouvait prendre bien des directions.
La jeune femme s’installera à Prague avec Milan, le grand amour, du moins jusqu’à ce que la vie en décide autrement. Il y a les enfants, Sabina et Finn. Milan devient aveugle et Amanda rencontre d’autres hommes. Elle ne peut s’empêcher d’aimer, ne résiste jamais à ses pulsions. Nous sommes dans la ville où se déroule l’action de L’insoutenable légèreté de l’être, il ne faut pas l’oublier. Amanda est comme Tomas, le héros de Kundera, qui a du mal avec la fidélité.

CHOIX

Dans ce fouillis où l’on trouve des bouts de lettres, des enregistrements, des fragments et des réflexions, le lecteur prend ce qu’il veut. Je ne me suis pas attardé aux tableaux typographiques, me demandant cependant s’ils pouvaient prendre forme dans le corps du texte. J’ai évité aussi ces pages où l’auteure répète inlassablement un mot. Peut-être que lire le tout à haute voix en s’amusant de toutes les tonalités imaginables permettrait une sorte de danse ou de transe. Je n’ai pas essayé.
L’important, c’est Amanda, ses aventures, sa vie, ses amitiés et son oeil sur le monde. Elle a couru partout, suivi des hommes, vécu la fidélité, l’amitié, la passion qui finit toujours par se calmer. Et peut-être aussi qu’elle a connu une vie qui ne pouvait être possible que dans les années 1970.

Il fut un temps où pour moi l’amitié, c’était l’amour. Je mélangeais tout. J’étais irrationnelle comme en amour. Je transposais la passion vive de l’amoureuse à l’amitié, qui commande le calme. J’étais possessive. Je voulais chacun, chacune dans ma vie, chacun, chacune à moi. Cécile à moi. Michelle à moi. Aimée à moi. Comme en amour avec elles, à les trouver belles et désirables. (p.167)

Comment tirer tout cela au clair ? L’amour passe par l’amitié et l’amitié est certainement une facette de l’amour. Amanda vit en s’abandonnant à son instinct et n’en sait pas plus après qu’au début. L’amour est peut-être un état d’esprit ou une manière de surprendre le monde, de le voir de toutes les manières imaginables. Il faut certainement aimer pour parcourir le monde et écouter les hommes et les femmes qui se présentent à vous.

AVENTURE

Mylène Bouchard nous fait passer par plusieurs formes littéraires. Fragments, dialogues, poèmes, sentences, aphorismes, mots d’enfants et lettres. Véritable exploration qui m’a aspiré. Amanda ne porte pas le nom de la célèbre goélette pour rien. Un bateau doit affronter le large et toutes les mers du monde. C’est dans sa nature. La jeune femme sera constamment en déplacements, allant d’un homme à l’autre, comme la goélette qui allait et revenait à son port d’attache.
Quand la voyageuse s’installe dans sa maison de L’Anse-Pleureuse, elle ne peut que se bercer en ressassant sa vie. Elle se consume lentement comme la goélette dans le film de Perreault qui s’éloigne tel un lampion qui dérive au fil de l’eau avant de sombrer doucement.
Un roman fascinant qui s’interroge sur la pulsion, le désir qui fait que l’on est attiré par un homme ou une femme, que l’on sente le besoin de procréer et de tout recommencer, même après les plus grandes douleurs. La vie est possible pourvu que l’on accepte l’amour et l’amitié, le hasard qui a toujours guidé Amanda. Il est peut-être vrai aussi que l’on part pour revenir. Sans cela la vie n’aurait aucun sens. 
Mylène Bouchard nous surprend encore une fois et son texte envoûte. Amanda est un personnage fort qui n’évite jamais les turpitudes de la vie et de l’âme. À lire et relire pour le rythme de la phrase, pour les images, pour les multiples facettes qui tournent comme les escarbilles qui s’échappent de la goélette en feu et qui montent dans le ciel pour disparaître.

L’IMPARFAITE AMITIÉ de MYLÈNE BOUCHARD est paru à LA PEUPLADE.


PROCHAINE CHRONIQUE : PARHÉLIE OU LES CORPS TERRESTRES de CHRISTIANE LAHAIE paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR.



dimanche 21 avril 2013

Mylène Bouchard questionne nos certitudes


J’aime le monde de Mylène Bouchard, son regard sur la vie, le travail, les amours réels et imaginaires, les rencontres impossibles et les hasards. Elle fait preuve d’une sensibilité particulière qu’elle transpose dans une écriture toute simple qui révèle parfaitement l’univers qui est le sien. On peut appeler cela une forme de grand art.

Mylène Bouchard, dans «Ciel mon mari», se permet la fantaisie de prospecter le réel. La plupart du temps, elle revient à ce qui la préoccupe: la vie de maintenant avec ses embûches, ses éclaircies et ses mensonges.
L’écrivaine multiplie les angles, questionne l’écriture qui bouscule quand elle ne vous aspire pas. Les «souffleurs de mots» n’échappent pas à la frénésie qui les entoure tout comme aux changements qui viennent secouer leur quotidien. Ils font face à la solitude, aux enfants qui doivent se débrouiller parfois seuls, à un travail qui épuise, des remises en question qui deviennent des sujets d’écriture.
Tout n’est pas d’une même venue dans cette suite de courtes fictions. Les textes destinés à la radio m’ont laissé un peu sur mon quant-à-soi. Par contre, Mylène Bouchard fascine quand elle cerne des comportements, s’attarde à de grandes et petites misères. Je songe à «Au beau milieu» qui nous plonge dans un village qui se meurt et qui se hérisse quand des jeunes viennent s’installer. Le jeune couple se heurte à un monde paranoïaque et sclérosé.
«J’ai vu arriver le jeune couple du 712 et leur bataclan. Ils avaient fait le pari de s’établir dans une localité rurale et d’y fonder une famille. La femme avait préalablement trouvé du boulot. Quant à lui, il sait que la recherche de travail prendra plus de temps. Le jeune couple moderne habite au beau milieu de la route de l’Église. La rue prend la forme d’un croissant ceinturant l’église et leur maison est située dans le creux du bol, au 712 route de l’Église très exactement.» (p.75)
Ces sociétés étouffent dans leurs rancunes et ne tolèrent aucune remise en question. Il en est ainsi depuis toujours. Ces villages n’acceptent surtout pas de voir des jeunes vivre différemment, d’où la difficulté des immigrants à s’intégrer dans les régions.
«Je n’irai pas à Pompéi», reprend le thème. Une jeune femme échoue dans un hameau loin de tout. Elle y est tolérée jusqu’à ce que sa présence devienne suspecte.
«Depuis quelques jours, les gens ne me regardent plus de la même manière. Au café, l’accueil est moins chaleureux. Ça y est, je crois que les gens de San Lazzaro se demandent pourquoi je suis là. Ils m’envoient des signaux. Politesses pour m’inviter à partir au bon moment. C’est parfois le sort du voyageur. On lui rappelle à la fois qu’il est vivant et étranger aux montagnes qui ne l’ont pas vu naître.» (p.52)
Ces populations produisent des anticorps, on dirait, pour se protéger des nouveaux visages.
Personnages

Nous retrouvons avec bonheur quelques personnages des publications antérieures de Mylène Bouchard. Le couple de «La garçonnière» a mis toute une vie à se chercher et reste incapable de se retenir quand ils se croisent. Voilà deux électrons libres qui ne peuvent aller dans une même direction. La solitude aussi de ce petit garçon qui se débrouille pendant que la mère travaille. Un abandon qui va au-delà des mots. Même si je connaissais le texte, j’ai avalé de travers en le relisant.
«Une fois qu’il est revenu chez lui après l’école, qu’il a ouvert la porte d’entrée, qu’il a comblé son creux, qu’il a espionné les soupers de son quartier, Loan prend peur. Il va dehors pour l’école et revient et c’est tout. L’idée de sortir à nouveau dehors, tout seul, le soir, est pour lui inconcevable. C’est un enfant comme ça. De jour, de réverbères. La soirée s’éternise. Il s’endort très tard, après que la dernière fenêtre des alentours s’est éteinte, que les rideaux sont définitivement tirés.» (p.127)
L’errance, la solitude, le questionnement de l’écriture, le plaisir d’étudier, de voyager, de vouloir dépoussiérer la société pour faire autrement marquent ces textes. Partout l’auteure fait face à des résistances, des bousculades, des douleurs et des chagrins, des rencontres qui ne peuvent se réaliser. Des fragments à lire lentement pour les laisser se déposer. Le tout empreint d’une grande délicatesse, d’une belle subtilité et d’une efficacité remarquable.

«Ciel mon mari» de Mylène Bouchard est paru aux Éditions de La Peuplade.