jeudi 16 novembre 2023

BÉDARD RACONTE LA QUÊTE DE SA VIE

J’AI BEAUCOUP aimé les ouvrages de Jean Bédard, particulièrement Maître Eckhart et Nicolas de Cues. Je ne dois pas être le seul parce que ce sont des livres importants qui se démarquent par leur profondeur et leur pertinence. Pourtant, je ne l’ai guère suivi au cours des ans. Et voici qu’il nous offre Grimper sur des lambeaux de lumière, un titre intrigant, poétique, assez étrange pour me titiller et chercher à savoir où il en est rendu dans sa quête. Un essai qui tient à la fois du récit et qui nous permet de mieux saisir l’homme et surtout, l’exploration que fut sa vie. Un livre qui m’a touché, remué même si je n’ai pu m’abandonner au fil de l’histoire. J’aurais eu l’impression de glisser sur une surface dure, de glaner un mot ici et là, sans jamais plonger dans la richesse et la profondeur du propos de ce penseur original. J’ai dû prendre de grandes inspirations, revenir sur mes traces pour saisir la quintessence des dires de l’écrivain. Comment ne pas s’attarder à certaines phrases pour en découvrir toute la pertinence et la justesse? Parce que Jean Bédard questionne, se confronte, se bouscule, reste le plus fidèle possible à sa poussée vers la vérité, une certitude plutôt. C’est là l’entreprise de toute sa vie.

 

Jean Bédard nous entraîne d’abord dans son enfance pour parler du petit garçon qui a fait ses premiers pas à Montréal et qui ne se distinguait guère de ses voisins de l’époque. Très près de sa mère et de sa sœur, il connaît des moments heureux dans le giron familial. Le père, un peu plus secret, plus en retrait comme bien des hommes de cette époque, semblable à mon père qui laissait toute la place à ma mère qui ne manquait jamais de nous étourdir avec ses bourrasques de mots. Une enfance ordinaire pour un garçon né au début des années cinquante, dans une société qui s’apprêtait à muter avec la mort de Maurice Duplessis et la glissade dans ce que nous avons nommé la Révolution tranquille. 

 

«Je n’ai pas le sentiment d’avoir eu une enfance malheureuse ou heureuse, c’était plutôt comme dans l’église : les couleurs jouaient dans la poussière et l’obscurité, des taches rouges, jaunes, vertes, bleues virevoltaient comme des oiseaux et ça passait. Tout passe.» (p.16)

 

Tout sera bien différent quand il doit s’éloigner du cocon familial pour se joindre aux jeunes de son âge, qu’il se retrouve dans une école de quartier où il amorce sa scolarisation. Il vivra ce moment comme une rupture effroyable, une forme de trahison presque de la part de sa mère qui le laisse dans un milieu hostile et étranger.  

 

«À la fin de me six ans, maman me conduit à l’école. Elle me rassure, “Tout va bien se passer”, mais elle m’abandonne dans la cour. Je la vois partir. Je panique. Je grimpe en haut de la clôture carrelée et hurle. Un géant en soutane noire me transporte sur son épaule comme une poche de patates, il me dépose rudement sur une chaise dans une classe, et il y a un grand rire collectif. J’hésite. Je pense. J’attaque. Je tire la langue en faisant des gros yeux de chat. Une super grimace. Toute la classe fige, puis éclate d’une sorte de rire que je n’avais encore jamais entendue. J’en suis la cause. C’est peut-être à ce moment-là que j’ai connu ma première décision consciente. À l’école, lorsqu’on rirait de moi, j’allais en rajouter, faire des singeries pour me rendre plus niais et on me ficherait la paix. Mais on ne m’a pas fiché la paix.» (p.10)

 

Tout le contraire pour moi. À six ans, bientôt sept, au début des années cinquante, je voulais plus que tout aller à l’école, m’éloigner de la maison familiale pour échapper à tous les interdits que ma mère tressait autour de moi. L’école fut ma première libération. J’y gagnais le droit d’avoir des amis, de parler aux voisins de mon âge et aux voisines. Surtout, de m’amuser avec eux. Tout ce qui était défendu chez nous. Ma mère voyait tout, comme le Dieu du catéchisme, et cela me perturbait énormément. Comme si elle devinait ou savait à l’avance ce que nous inventions avec mes frères et mes neveux.

 

MALHEUR

Ces années du primaire deviendront un enfer pour Jean Bédard. Il sera le souffre-douleur de la classe et se refermera comme une huître, ne parlant presque à personne. Il n’apprendra rien et on finira par croire qu’il est idiot et qu’il n’y a rien à faire avec lui. À cette époque, on abandonnait volontiers des jeunes à l’école et on les laissait dériver sans trop s’en préoccuper pourvu qu’ils ne perturbent pas les élèves. J’en ai connu quelques-uns au primaire.

Un oncle, un frère de la congrégation du Sacré-Cœur, changera tout en l’entraînant au juvénat. Un véritable miracle se produit alors, l’enfant fermé, solitaire s’ouvre et découvre les beautés qui l’entourent.

 

«Au juvénat m’attendaient deux religieux qui allaient sauver ma vie et mon esprit : l’un par la pédagogie du bon sens, l’autre par sa voix de ténor. Par le premier, j’ai réussi à entrer dans les livres comme dans un refuge, par le deuxième, j’ai réussi à respirer à l’air libre comme un oiseau.» (p.27)

 

Plus rien ne sera pareil. Il étudie et envisage de devenir frère enseignant. Très croyant alors, sa vie lui semble toute dessinée devant lui. Rien ne sera simple cependant. Jean Bédard n’ira jamais d’un point à un autre sans remous ou turbulences. Il quitte la vie religieuse et s’efforce de faire sa place, rencontre une femme, mais le quotidien reste difficile et surtout, sa soif de vérité, sa volonté de trouver un ancrage qui lui prouvera que la vie vaut la peine d’être vécue et qu’elle a un sens, l’obsède. 

Enseignant en Abitibi, travailleur social, ermite, étudiant, lisant tout ce qu’il déniche, cherchant et tentant de vivre le plus près possible de la nature et des grandes leçons qu’elle ne manque jamais de donner. Il vivra des expériences particulières, s’abandonnant à certains guides qui le manipuleront, regroupera des gens autour de lui qui réussiront à le tromper et à le trahir. Il vivra des transes et à des voyages astraux même qui l’emportent dans une autre dimension.

Rien de facile pour lui ou de définitif. 

Il finira par trouver sa voie, étudiant en solitaire, en vivant avec une compagne, en retrait du monde et de ses turbulences. La vie toute simple que j’ai cherchée en m’installant dans une grande maison de ferme au bout d’un rang à La Doré où je pensais cultiver la paix, écrire et me donner un élan. Ce ne fut jamais le cas. Il y avait toujours quelqu’un qui débarquait pour m’empêcher de lire et de travailler comme je l’aurais souhaité. Jamais je n’ai été moins seul qu’en vivant à dix kilomètres du village sans un voisin. La vie nous réserve des surprises du genre. La maison où je devais écrire tous les livres ne m’a jamais permis d’aligner une phrase.

 

VIE

 

Une existence de recherches et de réflexions pour Jean Bédard, pour trouver des vérités qui rassurent et guident. Fervent croyant tout en refusant les bornes de l’église, voilà le cheminement d’un individu exceptionnel qui incarne peut-être, à sa façon, le glissement d’une société traditionnelle et religieuse vers une vie personnelle où chacun doit esquisser ses convictions et planter ses propres balises. Un parcours admirable et fascinant. Une ascèse qui mobilise toutes ses énergies et qui se montre plutôt exigeante et sans partage, souvent décevante aussi, il faut le dire, quand il fait confiance aux humains. 

Grimper sur des lambeaux de lumière est un livre à méditer, à lire et à relire pour s’imbiber d’un passage, d’un moment de recueillement ou encore de suivre une pensée sinueuse. C’est avec une belle lenteur que nous devons aborder les propos de Jean Bédard, sinon nous risquons de ne rien comprendre à cette démarche originale. Tout un parcours de vie, une prospection sans cesse recommencée et une réflexion qui permet de trouver la paix dans la solitude et la plénitude de la nature qui apaise et apporte ce que nous nommons toujours avec une certaine prudence : le bonheur. 

 

BÉDARD JEANGrimper sur des lambeaux de lumière, Éditions Leméac, Montréal, 200 pages.


http://www.lemeac.com/catalogue/3017-grimper-sur-des-lambeaux-de-lumiere.html?page=1