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mardi 16 avril 2024

COMME UN TERRIBLE ACCIDENT DE CHAR

JE LISAIS Joël Martel dans Le Quotidien du Saguenay–Lac-Saint-Jean, il y a de cela une éternité, il me semble, du temps où le journal était en papier. Il y signait des chroniques où nous pouvions l’accompagner dans la grande aventure de sa vie à Alma. Une façon de faire qui est devenue contagieuse depuis dans les médias! Il a tâté de la chanson et le voilà avec un roman, un premier, après s’être effacé de l’actualité pour je ne sais quelle raison. Le titre :Comme un long accident de char étonne un peu. Une page couverture «sinistre» où l’on voit un squelette pousser une tondeuse à essence. Horreur! La planète, la couche d’ozone, les changements climatiques, vous savez? Ce moulin à herbe veut notre peau, c’est connu. Le dessin de Francis Léveillé s’intitule : Ça sent la coupe. Voilà une ironie très particulière.

 

Joël Martel reste fidèle à sa démarche et j’ai eu l’impression de plonger dans une saga familiale. Son périple à partir de son enfance, y allant un peu au hasard, bondissant dans des souvenirs heureux et parfois plus difficiles, avec un sourire en coin, un humour grinçant. Tout tourne autour du père Jici, un personnage haut en gueule et en couleurs qui a vécu mille jobines et qui n’a jamais hésité à s’aventurer dans des zones grises pour faire commerce de certaines substances illicites. Il pourrait facilement être un héros de Sébastien Gagnon et Michel Lemieux, un chum de René dans Noir deux tons. Ils se seraient entendus comme des frères ou de vrais larrons qui ne se lâchent jamais.

 

«La première fois que mon père a eu le cancer, il était en plein procès pour trafic de cocaïne. À l’époque, je travaillais comme journaliste et, un matin, alors que j’étais à la pêche aux nouvelles, une source m’avait informé que mon père faisait partie d’un groupe de trafiquants qui venaient tout juste d’être arrêtés.» (p.17)

 

Il y a des pères comme ça et les enfants ne les ont pas choisis dans le catalogue des géniteurs. Des hommes qui font leur possible et qui peuvent être fort attachants. Les grands-parents, le fameux Jici, sa mère et des oncles et des tantes défilent dans le récit de Martel. Les rencontres familiales suivent les soubresauts de l’année civile et religieuse. Personne n’y échappe.

 

PERSONNAGE

 

Le vrai personnage de ce roman est la mort pourtant qui frappe à gauche et à droite, aveuglément sans épargner personne. «La seule justice», répétait mon paternel à moi. En ce sens, l’illustration de la page couverture se justifie. La mort se glisse dans les gestes les plus ordinaires. Elle entre dans la maison sur le bout des orteils même si personne ne l’invite pour un café ou une bière. Elle s’en prend aux bébés de Julie, la blonde de Joël. Heureusement, Charles, le fils unique, est là et en bonne santé. Il me semble qu’il portait le nom de Charlot dans ses chroniques du Quotidien. Des enfants qui n’ont pas la chance de démarrer dans la vie. Des moments difficiles pour le couple et particulièrement touchants. 

 

«Comme il n’y avait plus de liquide amniotique pour protéger le bébé, non seulement il était en danger de développer une grave infection, mais en plus, Julie risquait aussi d’être foudroyée, puisque son système immunitaire était vulnérable. Les médecins n’avaient donc pas le choix de provoquer la naissance de Lucie et étant donné que ses poumons n’étaient pas encore formés, elle décéderait dans les secondes qui suivraient sa naissance.» (p.130)

 


Jici a beau parler plus fort que tous, multiplier les projets et les frasques, il n’est pas invincible. Faut dire qu’il ne fait rien pour se protéger, fumant comme il respire. 

Une famille tricotée serrée malgré les écarts du père et les malheurs de tout le monde. Bien sûr, l’amour ne se traduit pas en mots dans un tel milieu. Les émotions et les sentiments restent toujours un peu en retrait. On se contente de foncer en fermant les yeux, en racontant des blagues pour ne pas pleurer. C’est comme ça que l’on parvient à garder la tête hors de l’eau. C’est la vie toute simple, au jour le jour, particulière et propre à toutes les familles. 

 

«On était autour de ma grand-maman à se partager des anecdotes pour tenter d’alléger l’atmosphère, mais il était impossible d’échapper à la réalité. Chaque seconde passée à ses côtés nous rappelait qu’elle était piégée à nous regarder sans pouvoir faire ou dire quoi. La mort, mais en version démo sur une disquette que tu achètes à la tabagie.» (p.13)

 

Je n’ai qu’à penser à mes frères que je croyais indestructibles et qui ont été fauchés avant même la soixantaine. Le cancer, le cœur qui cède et le long déclin de mon père touché par la maladie de Parkinson. Tous les clans ont une histoire de drames qui se collectionnent comme les photos jaunies dans un album. 

 

RIRE

 

Joël Martel se moque un peu pour ne pas pleurer, j’imagine, pour ne pas sombrer. Certains de ses proches semblent avoir une bière greffée à la main avant que ce ne soit le téléphone intelligent. On dirait que les familles sont faites pour nous donner un échantillon des malheurs de l’humanité et pour nous garder les deux pieds dans la réalité. Il faut être fait fort pour échapper aux pièges de l’hérédité, à des habitudes qui marquent notre enfance et nous implantent des réflexes que nous devons combattre pour vivre selon les préceptes de Santé Canada. 

Voilà l’histoire d’un fils qui a survécu à l’ombre de son père qui était un personnage qui faisait tourner toutes les têtes, celui que l’on entendait et que l’on écoutait quand il y avait un rassemblement. La fête de Noël, un anniversaire ou encore dans un salon funéraire enfumé pour le grand départ d’un proche, des grands-parents, d’une tante ou d’un oncle. 

 

ÉMOUVANT

 

Le romancier et musicien se débat avec un terrible héritage qui l’a marqué au cœur et au corps. C’est assez fascinant de constater que le père reprend sa place dans la littérature de maintenant, même s’il est tout croche et qu’il semble touché par une certaine folie et la mort. L’homme muet et absent, disait-on, il n’y a pas si longtemps de notre fiction et qui laissait tout l’espace aux femmes s’impose, avec ses travers et ses délires, ses extravagances et ses excès, s’étourdissant dans toutes les aventures possibles avant de se retrouver à la maison palliative, juste avant la grande envolée. 

 

«Les yeux de Jici, qui fixaient jusque-là la cigarette dans ses mains, se sont tournés dans ma direction et je me suis senti comme un chevreuil devant des phares de voiture. J’ai arrêté de parler et dans ma tête, ça a duré une bonne semaine. Ça se voyait que Jici se régalait. “Comment il va bien se sortir de ça, le fiston?” qu’il semblait se dire. Je me suis finalement contenté de baisser le regard, mais Jici a dit du mieux qu’il pouvait : “Ah ben… c’est sûr que c’est décourageant, mais quessé que tu veux faire?» (p.108)

 

On ravale en lisant Joël Martel, devant un cri d’amour qui se dit tout croche, un élan vers un «père marquant et un fils marqué» pour plagier la célèbre formule de Guy Corneau. 

Un roman qui malgré ses apparences «d’incroyable légèreté de l’être» du début plonge dans une tragédie marquée par la mort qui fauche toutes les familles. Heureusement, Joël Martel garde le goût de vivre et de témoigner, de parler vrai pour ceux et celles qui utilisaient la parole dans son entourage pour s’étourdir et cacher leur mal être. Pour masquer certainement leur désir de secouer une existence qui les étouffe et s’acharne sur eux. Un récit qui ne rate pas sa cible et qui vous laisse le motton dans la gorge. Parce que c’est l’histoire de ma famille, la vôtre et celle d’un peu tout le monde.

 

MARTEL JOËL : Comme un long accident de char, Éditions La Mèche, 144 pages.

https://groupecourteechelle.com/la-meche/livres/comme-un-long-accident-de-char/

vendredi 23 octobre 2020

PEUT-ON OUBLIER SES ORIGINES

C’EST LA FAUTE DE Serge Bouchard et Jean-Philippe Pleau qui animent l’émission C’est fou à la radio de Radio-Canada, le dimanche soir. Ils avaient invité, il y a quelques semaines, Mélanie Michaud, l’auteure du roman Burgundy. Elle était là pour parler de ses racines, de son enfance dans la Petite-Bourgogne, un quartier de Montréal. Burgundy fait plus chic, semble-t-il, et c’est le vocable que certains résidents utilisent pour masquer leur misère peut-être. L’entrevue et le questionnement m’ont fait me tourner vers le premier ouvrage de cette écrivaine. J’avais glissé mon exemplaire dans la pile des «nouveautés à lire» et l’avais un peu oublié avec les titres qui s’accumulent malgré la pandémie.


Un récit d’enfance qui m’a entraîné dans un univers singulier, un langage et une verve qui tient de l’oralité et s’avère la «couleur» de ce milieu particulier de Montréal. J’ai pris un grand respire et me suis laissé aller en me disant qu’au pire je risquais de me perdre ou de nager dans un territoire qui impose des règles et des manières de secouer la réalité.

 

Je voudrais effacer la laideur de mon existence, mais c’est là, au centre de tout, comme un gros nez au milieu d’une face. Je voudrais rayer Burgundy de la mappe. Burgundy, coincé entre Saint-Henri et Pointe-Saint-Charles; étouffé entre sa vanité et sa pauvreté. Un quartier qui sent la marde et où la marde est toujours pognée. Un lieu où l’on ne grandit pas vraiment, où l’on reste petit, comme dans le nom. Little Burgundy. (p.9)

 

En tentant de rayer «la laideur de son enfance», en jonglant avec les mots, c’est tout le contraire qui se produit, on le sait. «J’écris ici la vie que je veux effacer.» Ça m’a fait sourire un peu. Je l’ai souvent répété : tout part des premières années. Je pense à Victor-Lévy Beaulieu, Michel Tremblay, Francine Noël, Gabrielle Roy, Louise Desjardins et la liste pourrait s'allonger indéfiniment. 

Me voici donc dans ce quartier de Montréal que je ne connais guère, où les gens flirtent avec l’indigence. Un milieu de francophones qui surnagent en traînant une misère physique et mentale qui semble héréditaire. Le père de Mélanie ne travaille à peu près jamais, s’accroche à l’assistance sociale, trempe dans des affaires louches, trouve une certaine aisance financière en s’acoquinant avec les motards. Il ne peut dire une phrase sans blasphémer. Il jure contre sa fille et l’univers entier, peut-être aussi contre lui-même et sa propre grossièreté. Mélanie doit faire sa place dans ce quartier qui ne fait pas de faveurs. La vie est un combat, dit-on. Il semble que ce soit plus vrai pour certains que pour d’autres. Un lieu où tous traînent leur misère sur les trottoirs, déménagent d’un taudis à l’autre, souvent dans une rue voisine. Ce n’est pas sans me faire penser à Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy qui se situe dans le quartier jouxtant celui qu’évoque Mélanie Michaud.

 

Je n’ai jamais vraiment su ce qu’il faisait dans la vie, mon père. Jamais de façons précise en tout cas. Quelquefois, il peinturait le dessous des tables en noir ou quelque chose de même, je ne savais pas trop. Il a souvent travaillé de nuite. Ou juste pas travaillé pantoute. Il répétait constamment «Le BS, c’est la meilleure misère qu’ils ont inventée pour du monde comme nous autres!» (p.17)

 

L’alcool circule, la drogue dans les bars pour le père qui joue au portier pendant un certain temps, passe ses nuits à cogner les récalcitrants et à encaisser des coups. J’ai glissé dans Burgundy comme dans un bain plus ou moins chaud. Je me suis retrouvé dans les vapeurs de la misère et de la survie avec des embellies ici et là. Mélanie vit de beaux moments avec sa grand-mère, une femme d’une douceur remarquable et qui fait des galettes inoubliables. Mais la dure réalité s’impose. Chaque matin est un défi et la petite fille fonce pour faire sa place. Elle doit se faire craindre pour respirer. Les études vont plus ou moins bien et Mélanie est une hyperactive. Elle ne cesse de jongler avec des questions, d’argumenter avec ses professeurs. Jamais elle ne se contente des formules toutes faites ou des explications neutres de ses manuels scolaires. Le genre que l’on aime assommer avec des médicaments pour avoir la paix. Heureusement, ça ne semblait pas généralisé à l’époque de Mélanie Michaud. On ne voulait peut-être pas encore formater tous les récalcitrants, ceux qui perturbent les parents qui n’ont plus le temps de s’occuper de leurs enfants.

 

Dans mon école, des enfants pauvres, il y en avait beaucoup. Les rejets étaient ceux qui avaient du beau linge pis des lunchs. Mais le Gouvernement des Écoles nous aimait. Chaque matin, il nous donnait un berlingot de lait et des petites biscottes. Pour certains enfants, c’était le seul repas de la journée. Des fois, quand je m’étais acheté (ou volé) des nouilles ramen, je donnais ma biscotte aux affamés pis je grignotais mes nouilles sèches. Je donnais mon berlingot aussi, parce que j’ai toujours trouvé que le lait, ça pue et ça goute dégueu, à part si y a du Quick dedans. (p.25)

 

Mélanie déménage en banlieue où elle se heurte à d’autres manières de faire et de dire. Le père semble avoir gagné le gros lot en trempant comme d’habitude dans des histoires louches. Les règles d’avant ne tiennent plus et ce qui était la norme dans Burgundy devient une forme de délinquance dans Sainte-Catherine. Une mutation pour la petite fille habituée à jouer du coude. Heureusement, dans cette nouvelle phase comme dans l’ancienne, elle peut se fier aux livres et à la lecture, une passion qui va l’entraîner dans d’autres univers. Elle séjournera même dans un genre d’institut où elle risque d’y laisser sa peau. Une épreuve, une entreprise de survie. Heureusement, elle peut compter sur l’appui indéfectible de sa mère. 

 

Faque j’ai pu retourner à ma vie normale à Burgundy. J’ai pu recommencer à être hyperactive et à tirer des balles de neige sur les voisins. J’étais contente que ma mère ne m’abandonne pas à l’Institut. J’aurais mal viré, si je me fie aux regards tristes et vides de ceux qui vont y crever. Les ruelles de Burgundy étaient mieux adaptées à l’enfant que j’étais, avec le potentiel que j’avais. (p.166)

 

Effacer la laideur de sa vie demande bien des efforts et du temps. Mélanie Michaud décrit un milieu humain, dur, mais où existe une certaine solidarité et peut-être un esprit communautaire. Écrire n’est pas biffer, mais lier et réconcilier. Partout une forme de beauté s’impose et permettra à la jeune femme de satisfaire sa passion pour les mots. Un monde qui restera vissé en elle, tout comme l’enfance montréalaise colle à Michel Tremblay. Elle admire cet écrivain qui lui montrera la direction à prendre. La lecture fait ça. Ce fut Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais qui m’a ouvert les yeux sur une réalité que j’ai appris à voir autrement. 

Difficile d’échapper à la langue de Mélanie Michaud. Son vocabulaire colle à la peau et bouscule. Je l’ai suivie en imaginant qu’au bout, il y aurait la réconciliation avec son enfance et ses proches. Une grande résilience comme on dit qui donne au roman une couleur singulière. Tout passe par cette langue un peu tordue, mais combien vivante et stimulante qui la révèle et la pousse vers une autre façon d’être! Reste à savoir ce qu’elle fera dans ses prochains ouvrages, parce que Mélanie Michaud ne cessera pas d’écrire, j’en suis convaincu. Elle est là pour durer.

 

Au fond, il n’y a même pas de fin à mon histoire, il n’y a même pas de morale. Rien. C’est juste la mienne, that’s it. J’ai toujours eu de la misère avec les fins. J’haïs ça quand quelque chose doit se terminer; dans les histoires, dans les relations. Et comme dans les livres, souvent j’interromps ma lecture à peu près ici, là où vous êtes rendus dans celui-ci. Je range le livre pas terminé et j’imagine alors plein de suites. Comme si l’histoire ne s’arrêtait jamais. (p.183)

 

Il n’y a pas de fin, c’est plutôt un commencement que ce récit. J’ai embarqué dans cette histoire où des centaines d’anecdotes s’accumulent et finissent par constituer une vie, comme les morceaux d’un puzzle s’assemblent pour faire un tout. Il me semble que la plupart des écrivains du Québec ont une Petite-Bourgogne en eux et qu’ils doivent l’apprivoiser en jonglant avec les mots, en transformant la réalité dans leurs fictions. Encore une fois, le miracle se produit avec Burgundy de Mélanie Michaud. Une bouffée de vie, un bouquet de résilience.

 

MICHAUD MÉLANIEBurgundyÉDITIONS LA MÈCHE, 198 pages, 22,95 $.

 

https://www.groupecourteechelle.com/la-meche/livres/burgundy/

vendredi 28 août 2020

ARIANE LESSARD DÉRANGE ENCORE

BELLE EXPÉRIENCE que de lire École pour filles d’Ariane Lessard. Je me suis demandé d’abord où l’écrivaine voulait aller et dans quoi elle cherchait à m’entraîner. L’impression d’être bousculé par ces personnages qui se succèdent, d’étouffer avec elles dans ce couvent isolé et malsain. Difficile de s’accrocher à ces filles qui témoignent à tour de rôle pour donner une version particulière de leur vécu. Et je me suis laissé séduire par le langage, les tonalités de ces propos, la justesse de ces appels qui mélangent le rêve, le fantasme, la folie et la mort. Des images qui altèrent la réalité et la déforment. Une suite de tableaux qui m’a entraîné dans un monde suranné où le sordide, la misère et la souffrance broient l’être. Un roman puissant, exigeant et terriblement inquiétant.


Cette deuxième publication d’Ariane Lessard est aussi singulière que Feue paru en 2018. Étrange non pas par les lieux, mais par la manière de nous pousser dans un univers qu’a exploré magnifiquement Marie-Claire Blais dans Les manuscrits de Pauline Archange. Un couvent où des filles vivent en autarcie, à deux pas de la société et si loin de leur famille. Une partition polyphonique encore une fois qui révèle un lieu d’enfermement propre à faire naître les fantasmes. Un monde de règles et d’étouffements qui permet l’excitation de tous les sens. 

Elles sont onze, comme dans un chœur. Toutes se succèdent pour raconter les misères de la vie au pensionnat, habiter un temps qui prend la couleur des saisons. Une puissance d’évocation et de rêves poussée à son paroxysme. Les plus grandes deviennent femmes, les fillettes se cherchent et se trouvent comme de petites bêtes frileuses dans ce monde hostile. Les moins douées côtoient les plus brillantes, certaines dames enseignantes donnent des rendez-vous la nuit et toutes surveillent, retiennent leur souffle. Des secrets répétés comme des mantras, des lieux inquiétants, particulièrement les entrailles du couvent où sont les laboratoires et le caveau. L’endroit attire et fascine. Peut-être que le réel s’y enferme avec l’imaginaire et fait germer une douce folie. Les fantasmes parcourent les couloirs et se dissimulent derrière les portes. Tout se mélange dans cet univers de promiscuité qui sent le moisi, la poussière et l’humidité. Les filles s’aimantent et se repoussent, se confient et se blessent, se touchent et se découvrent. Des jeux sexuels et peut-être plus avec certaines enseignantes. Tout est masqué par le filtre de l’imagination et la danse des racontars.

 

DRAME

 

Le moindre drame bouscule la routine et les habitudes. Une enseignante dégringole du toit et se brise une jambe. Mal soignée, la gangrène s’installe et elle meurt dans des souffrances atroces. Les pensionnaires sont sous le choc. Toutes imaginent qu’elles pourront s’échapper et retrouver une famille, qu’elles pourront enfin oublier les étouffements, parvenir à devenir une autre peut-être. Sauf certaines. Elles, personne ne les attend et ne viendra les libérer.

 

Je deviendrais bien un garçon pour retourner au hameau et conduire la charrette. Je retournerais bien au village en charrette pour devenir un garçon. Faudrait-il que j’en possède le sexe ballant pour que mon père me reprenne à la maison, que j’aie le sexe en dehors pour retourner auprès de mes frères? Je ne possède que ce trou. Ce trou m’empêche de retourner chez moi. Ce trou me porte au pensionnat. Ce trou, je le boucherais. (p.18)

 

Le sang des menstruations, l’exploration du corps. Toujours sous le regard de l’autre. Les filles se trahissent, s’attirent et se repoussent. La délation règne, les jours se confondent et se mélangent en une pâte informe. 

 

TÉMOIGNAGE

 

Chacune témoigne (une manière qu’utilisait déjà Ariane Lessard dans son roman Feue) pour donner une version des faits. L’écrivaine privilégie la parole nue, sans artifices, sans maquillages pour raconter leurs craintes et leurs désirs. Ces tableaux m’ont fait songer aux grands portraits qui ornaient les murs des couloirs des institutions religieuses dans mon enfance et qui semblaient là pour nous surveiller. Certaines ne se quittent pas, d’autres se repoussent et les marginales sont tenues à l’écart ou confinées à des tâches peu valorisantes. 

 

je ne sais pas grand-chose je ne sais rien je ne connais pas le sens des mathématiques je ne sais pas lire une horloge je ne fais qu’une chose et c’est sortir de la classe oui 

mais je connais les fleurs et je connais les plantes et je connais les herbes et je connais le gel et la neige et je sais la futur sous les fenêtres oui 

seules les folles devisent d’un semblant de vérité hi hi (p.49)

 

Des règlements de compte aussi, des amours, le désir, les pulsions brutes et incontournables, l’appel de la vie plus fort que tout. Une détresse et une solitude qui fait mal à entendre. Ariane Lessard scande les chants des pensionnaires qui se transforment en envoûtement. 

 

Bien vite, la neige du toit sera toute fondue et les filles penseront aux promenades dans la forêt, à la cueillette des fruits du verger. Moi, je penserai au chemin et à mes frères qui viendront me chercher pour me sortir d’ici. Je serai enfin partie. Je me jure que cet été, j’enlèverai à mon père cette idée de me renvoyer au pensionnat. Mes seins commencent à me faire mal, je crois que ces choses poussent. Je commence à ressembler aux filles de la classe des grandes, je suis monstrueuse. (p.93)

 

École pour filles devient une exploration du langage où madame Lessard joue de toutes les tonalités et de tous les instruments. Elle passe de l’oralité, du son pur presque à une forme plus «classique» quand les grandes prennent la parole, surtout si l’une d’elles affirme être écrivaine. La ponctuation saute, les phrases s’enchaînent dans une respiration haletante qui emporte tout dans la débâcle. La répétition marque la cadence comme un gong. Les mots portent le souffle d’un animal qui se cache pour guérir une blessure peut-être mortelle. Parfois aussi nous retrouvons une poésie trouble, des images saisissantes qui vous déroutent.

 

ce matin dans la baignoire endormie

des feuilles et des branches

dans les cheveux de diane

 

sur ses joues

et son front fêlures

petites lignes creusées

dans la blancheur de sa chair (p.75)

 

Et les échos des voix semblent sortir des murs, se repoussent et se transforment, comme si les filles parlaient toutes en même temps pour faire le point à propos d’un drame qui obsède la communauté.

 

LANGAGE

 

Et me voilà hésitant, sur mes gardes avant de me faufiler dans ces couloirs sombres et humides, dans ces lieux qui font trembler les pensionnaires. 

 

La peur la peur que l’on m’observe à la cave humant la cyprine de mes doigts. (p.88)

 

Certains rendez-vous obsèdent. Les corps cherchent d’autres corps, comme si toutes avaient besoin de touchers, d’effleurer, de prendre, de voir et d’être vue pour résister dans ce couvent qui les pousse hors du temps. Nous nous égarons dans ce sous-terrain, n’arrivons plus à faire un pas dans la neige qui emprisonne et avale tout. Devant la forêt étrangement fascinante et le lieu de tous les possibles, les adolescentes rêvent de disparaître, de retrouver un monde idéalisé, la famille et l’espace. 

 

Combien d’années me faudra-t-il avant de devenir la bonne personne? Je ne suis jamais avec les autres, je suis toujours à côté, les filles me trouvent peut-être trop jeune ou trop vide. Ce serait pire, le vide. Je ne suis pas bonne pour me faire des amies. Je ne me fais que de la misère. Je me fais de la misère à moi-même en voulant être avec les autres. Je devrais apprendre à être Annette sans miroir. Seulement regarder mes mains mes ailes et mon petit bec en aiguille qui se déplacent au-devant de moi. Ne pas chercher mon double en Ariandre. Demeurer Annette. Demeurer celle qui n’a pas le pouvoir des événements. (p.121)

 

Le mot de la fin revient à Ariandre. Un texte terrible de densité et d’obscurité. Comme si les témoignages n’en faisaient plus qu’un, comme si toutes parlaient par elle et à travers elle. Tout oscille entre le réel et l’imaginaire, la folie et la dureté des choses.

 

… je monte sur la grande table et réalise que je suis nue cela faisait un moment tant pis je suis seule pas de problème les problèmes ne débutent qu’en présence des autres je suis seule et c’est une bonne chose une très bonne chose… (p.133)

 

Singulière aventure de lecture que propose Ariane Lessard. Un roman fait d’échos et de fausses portes, de témoignages et d’accusations, de délire et d’images fortes, d’appels qui se répercutent à l’infini. Nous sommes dans l’espace des sens, des odeurs, des sons étouffés, de pas discrets, des frôlements, des râles, des ricanements et des soupirs. 

Ariane Lessard décrit magnifiquement ce monde d’enfermements et de réclusion où la parole devient chuchotements, évocations, gestes qui portent la peur, le rêve, le fantasme, les amours qui poussent vers la transe et la démence. Un drame en onze partitions qui se recoupent pour donner une étrange symphonie où la cacophonie peut s’installer tout comme la plus belle des mélodies.

 

LESSARD ARIANE, École pour filles, Éditions LA MÈCHE, 144 pages, 19,95 $.


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jeudi 14 février 2019

LE MONDE D’ARIANE LESSARD

UN AUTRE ROMAN qui me pousse dans un monde en décrépitude et traversé par la démence. J’allais écrire une communauté de barbares où la force et la bêtise des hommes écrasent toutes les femmes. Une plongée dans un village où des familles se côtoient depuis toujours et protègent des secrets, des haines et des rancunes qui les rongent et les entraînent souvent dans les pires démences. Pour échapper à un tel milieu, il reste la fuite. Et comme partout où la violence règne, ce sont d’abord les femmes qui subissent les obsessions des mâles qui leur piétinent l’âme et le corps. Elles doivent faire face aux ravages de l’alcoolisme, à la rage qui peut aller jusqu'au meurtre.

Pas facile de se retrouver dans cette histoire où toute une population témoigne, agit et obéit à la loi imposée par le plus fort. Tous les personnages viennent à la barre pour livrer leur version. Comme lecteur, j’ai vite su que je devrais reconstituer le puzzle pour apprendre ce que dissimulait cette campagne en apparence tranquille. Comme j’aime les secrets de famille que l’on évite d’aborder dans les fêtes et les rencontres, je me suis lancé dans l’aventure avec une certaine fébrilité.

Un village de fous au bout du trou de l’enfer. Je n’ai jamais compris ce qui m’avait attiré ici. Je cherchais seulement un endroit isolé, un endroit perdu. Oui, c’est ça, je suis venu ici pour me perdre et elles m’ont trouvé. (p.25)

Tout y est. Abel, celui venu d’ailleurs, le survenant qui débarque dans un monde où tout est carencé et pourri. J’ai encore une fois eu l’impression de retrouver l’univers de William Faulkner. Oui, le grand Américain que j’aime tellement. Il me semble que je l’évoque un peu trop souvent dans mes dernières chroniques. La fameuse descendance du colonel Sartoris qui se noie dans l’alcool et se lance sur les routes du comté Yoknapatawpha à une vitesse folle pour trouver la mort à la première courbe un peu trop prononcée. Un monde qui a connu ses heures de gloire, mais qui s’est défait, rongé de l’intérieur par on ne sait quel cancer.

Avant nous, les anciens propriétaires, feu les grands-parents de ma mère, se sont enrichis avec les champs. À leur mort, elle a reçu un gros héritage. C’est de cela que nous vivons, depuis. Je ne les connais pas. Ils sont sur les vieilles photos brûlées dans le salon. Ma mère ne travaille pas. Elle a du mal avec les gens. Ceux qui la regardent pour la juger, les mêmes qui disent qu’elle n’a pas sa place dans les petits cadres brûlés sur les murs du salon. Nous vivons grâce au labeur des morts. Feu leur labeur oui. (p.14)

Les descendants de ces fondateurs misent sur un héritage pourri, vivent du travail de ceux qui étaient là avant et qui ont bâti le pays. Ce sont des survivants, des spectres en quelque sorte. Inactivité, oisiveté, démence et ivrognerie, tout ce qui s'impose dans une vie sans boussole.
Une malédiction étouffe ce village où les familles se haïssent tout en maintenant des relations troubles. On déteste pour ne pas aimer, comme on respire, pour se donner une raison de vivre ou de refuser de voir ses problèmes pour les régler. Rien de nouveau sous le soleil ! Même le grand William, dans Roméo et Juliette, s’approche de deux clans qui se combattent par hérédité.
Les hommes boivent du matin au soir, agressent les femmes, les épousent pour les séquestrer dans leur maison jusqu’à la mort. Les adolescentes doivent se protéger tant bien que mal des mâles qui se pensent irrésistibles quand ils sont ivres. Toutes ces jeunes filles finissent par travailler au restaurant de Jefferson, un endroit où tous les camionneurs s’arrêtent. Elles servent aux tables et ouvrent les cuisses sur le siège arrière des gros véhicules. C’est la règle. Toutes sont des marchandises offertes aux passants. Pas étonnant que plusieurs d’entre elles sont mères d’un enfant né de père inconnu et qu’elles doivent se débrouiller toutes seules.

LECTURE

Et je tourne les pages pour savoir qui est qui, suivre surtout la jeune Virginia qui raconte le monde à sa manière et devient pour ainsi dire l’oeil qui perce tous les secrets. Elle n’est plus une enfant, mais pas encore une jeune femme qui réveille les hommes et c’est ce qui lui permet de circuler partout, de s’installer dans l’ombre pour surveiller tous les agissements. Abel est particulièrement fasciné par elle.
Je me suis un peu égaré avec tous ces personnages avant de comprendre le canevas de ces gens qui se bousculent et s'agressent souvent. La folie et la démence possèdent tout le monde dans ce coin de pays où les visiteurs passent sans s’attarder.
Les filles à vingt-cinq ans sont déjà vieilles et décident souvent d’en finir, n’en pouvant plus d’une solitude qui devient génétique. Feue au féminin prend peut-être ici tout son sens.

Oui, mes enfants sont précieux, mais non, ils sont pas la plus belle chose qui me soit arrivée. S’ils avaient été conçus dans l’amour je dis pas, mais j’ai aimé aucun des hommes qui me les ont donnés. Sûr que je les aime, mes petits.  Mais je peux pas m’empêcher de les regarder parfois, et de me dire qu’ils me rappellent pas grand souvenirs heureux. J’ai jamais voulu les abandonner, mais dès qu’ils sont majeurs, je me tue. (p.80)

Les individus ne comptent pas dans un monde de brutes, de pulsions et de gestes irraisonnés, surtout si vous êtes une femme. Elles profitent de la pleine lumière quand elles s'échappent à peine de l’enfance, mais perdent rapidement leurs attraits et leur pouvoir de séduction. L’impression de découvrir des bêtes en rut où l’inceste est de mise, les agressions, l’alcoolisme des fous s'imposent par la force de leurs poings. Tous sont des corps à la dérive et personne n’arrive à secouer la fatalité et les secrets qui étouffent cette population.

PARALLÈLES

Un peu l’impression de me retrouver dans un roman tout proche de ceux d’Audrey Wilhelmy, celui de Bêtes en particulier où les gens ne sont que pulsions. Les marginaux de madame Wilhelmy vivent dans un lieu retiré où les mâles se partagent les femmes. Et, jusqu’à un certain point de Lise Tremblay, l'univers de La Héronnière où les citoyens étouffent de terribles secrets. Les étrangers sont à peine tolérés dans l’île, surtout pas quand ils menacent de secouer l’ordre établi depuis des décennies. Le monde de L’habitude des bêtes aussi où le chasseur Stan Boileau impose sa loi.

Ses parents avaient beau être riches, c’taient pas des anges. J’imagine qu’y faut des parents dérangés pour faire des filles dérangées. A r’fait juste la même roue. Quand une famille est dans l’vice, ça reste pris là, ça s’encrasse comme un peigne qui ramasse la saleté. (p.103)

Je me suis souvent demandé pourquoi une jeune écrivaine se lançait dans une direction semblable et portait un univers si lourd. Et je me suis revu au début de mes aventures romanesques, m’attardant dans des histoires de violence, de viols et d’obsessions alcooliques. Ce monde que j'explore dans La mort d'Alexandre et particulièrement dans Les Oiseaux de glace. Et quand on ose faire ses premiers pas sur les routes de la fiction, nous avons sans doute besoin d’affronter des démons et les folies qui ont marqué notre entourage d’une manière ou d’une autre.
Abel n’arrive pas à se déprendre de ce milieu qui ne sait que les mêmes mots et les mêmes horreurs. Il le comprend, mais trop tard. Le monde est pourri, impossible à changer. Que pouvait-il ? Il le réalise après sa fuite, dans un restaurant où il trouve refuge pour reprendre ses sens. Les hommes restent partout des prédateurs, la véritable menace.

Elle était à la fois Virginia et sa mère. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai su qu’elle était sa mère. Même si je n’avais aucune image d’elle en mémoire. Plus grande, plus forte, plus féroce. Son corps noirci. Ses yeux comme des tombes. Mais elle ne bougeait pas. En fait, elle était assise le long du tronc, comme appuyée. J’ai voulu la soulever pour ne pas la laisser là, près du feu, mais on s’est rué sur moi. Je suis tombé, le poids d’un homme m’a coupé le souffle. (p.191)

Une histoire particulièrement trouble, je le répète, mais comment ne pas donner raison à Ariane Lessard quand on voit où la société en est avec les médias qui ne cessent de nous abreuver de faits sordides ? La misère, la violence, les viols règnent partout sous les dictatures et même dans nos caricatures de démocratie. Le monde resplendit sur le fumier et la pourriture. Ariane Lessard m’a touché là où c’est le plus douloureux.
Un milieu qui implose et va finir par disparaître faute de combattants. Une fiction qui affronte la bête humaine qui prend tous les visages. Feue pour la femme, celle qui subit tout et qui survit par miracle ou par entêtement, ou qui se suicide parce qu’elle n’en peut plus ; celle qui donne la vie sans jamais pouvoir décider de ses jours et de son destin. C’est à pleurer. Oui, à brailler. Une fiction étouffante et rude qui vous laisse dans vos derniers retranchements. Un monde de démence et d'excès qui corrode l’âme. Comme si respirer devenait une aventure impossible et que l’espoir ne peut prendre racines chez Ariane Lessard. Une écrivaine à surveiller.


FEUE, roman d’ARIANNE LESSARD, publié chez LA MÈCHE ÉDITEUR, 2018, 192 pages, 23,95 $.

jeudi 14 juin 2018

ÉRIC MATHIEU ME DÉRANGE BEAUCOUP


ÉRIC MATHIEU, après Les suicidés d’Eau-Claire, poursuit sa démarche avec Le Goupil, un roman d’apprentissage pour le moins étrange. Émile est surnommé le goupil à cause de ses traits et de la couleur de ses cheveux. Depuis le Moyen Âge, les roux ont été associés au mal, au renard et même au diable. Un enfant étrange, une mère qui tourne entre des amants et un mari plutôt absent. Des marginaux qui vivent dans le petit village de Mayerville, un terreau propice à toutes les rumeurs où le jeune Émile fait l’apprentissage de la vie et doit s’imposer auprès des siens, convaincu que son père n’est pas vraiment son père. Il passera une partie de son enfance à chercher la vérité.

Goupil est l’ancien nom du renard, l’animal que j’aime bien et qui a si mauvaise réputation. Le beau grand élégant que je surprends parfois tôt le matin derrière la maison, celui qui fait sa ronde toutes les nuits dans le secteur pour voir si les choses sont à leur place et dont je surveille les empreintes délicates dans la neige en hiver.
Renard a pris la place de goupil sans doute à cause du roman animalier très populaire Le roman de Renart qui raconte les aventures d’un animal particulièrement rusé qui se moque de tous les autres animaux. Des textes rédigés par différents auteurs dont les plus anciens remonteraient à 1174. L’ensemble a été publié vers les années 1200 et a connu un immense succès.
Un animal que les humains traitent souvent d’hypocrite. Une bête que l’on dit solitaire, sauvage, indépendante et fière, rôdeuse et capable de tous les mauvais coups, surtout dans un poulailler. Le renard a un faible pour les pondeuses.
Le choix du prénom d’Émile par Éric Mathieu n’est sans doute pas un hasard et il fait penser à Jean-Jacques Rousseau qui a connu ses heures de gloire. Tout le monde l’associe à une phrase qui dit à peu près ceci : « L’enfant naît bon et la société le corrompt ».
Émile surprend son entourage à la naissance par l’étendue de ses connaissances et de ses dons. Un savoir que ses proches ne peuvent comprendre.

Avant moi, il y avait le silence. Puis, je naquis un matin brumeux de novembre, et avec moi la parole fut, et dans la maison familiale, autrefois austère et sans joie, où personne ne s’échangeait un mot, on n’entendait désormais plus que moi, car je parlais sans cesse, même dans mon sommeil ; je racontais des histoires, des contes ; je déclamais d’obscures pièces de théâtre ; la tirade du nez de Cyrano de Bergerac m’était aussi naturelle qu’une simple comptine ; je récitais des vers ; je connaissais La Jeune Parque par cœur et la plupart des Poèmes saturniens ; et, les yeux fermés, je débitais des passages entiers des Mémoires d’outre-tombe et des Chants de Maldoror d’une voix douce mais ferme, sans me tromper, avec un débit rapide mais clair, accompagné d’un sourire complice et mesuré. (p.14)

J’ai pensé au personnage de Merlin l’enchanteur qui est né en sachant lire et écrire, connaissant nombre d’ouvrages que personne ne pouvait déchiffrer. Un mage qui vivait dans la forêt, savait prévoir l’avenir et les agissements des humains. Nous voilà dans une fable ou quelque chose du genre avec le livre de Mathieu qui promet des surprises et des rebondissements.
Le jeune Émile est digne de Jean-Jacques. Voilà un érudit à la naissance qui effarouche un peu tout le monde. France Claudel, sa mère, est plutôt honteuse devant ce fils qui jacasse et que personne ne comprend autour d'elle. Il est l’objet d’une certaine curiosité au début et rapidement on le craint. Il est certainement le diable en personne.
J’ai un personnage semblable dans mon roman Le violoneux publié en 1979. Geneviève-Marie, la treizième de la famille, possède les mêmes attributs que le jeune Émile. Elle apprend tout par elle-même, la lecture et l’écriture, peut déchiffrer des partitions musicales alors que ses frères grognent comme des animaux en labourant la terre. Une fable et un conte où je voulais illustrer les difficultés du Québec à sortir de l’ornière pour devenir un pays.
Le temps et la société feront en sorte que le jeune Émile oublie ses connaissances et devienne un ignorant qui ne se distingue guère de ses semblables. Il y a de quoi se questionner sur la vision de l’auteur et ce qu’il pense de l’éducation lui qui enseigne la linguistique à l’Université d’Ottawa.

QUÊTE

Le jeune garçon rôde dès qu’il peut se tenir sur ses pieds. Il est digne de l’animal dont il porte le nom. Un rebelle, un mal aimé, un sauvage obsédé par sa mère, un chapardeur qui met le nez partout et perce les secrets de tout le monde dans le village. Sa mère entretient des rapports intimes avec le voisin Ducal, a eu des aventures avec le Gitan. Beaucoup d’hommes dans la petite commune peuvent être le père du jeune Goupil. Le Gitan ou le ténébreux Ducal ? Le premier est assurément le géniteur de sa sœur.
France Claudel (comment ne pas penser à l’écrivain du même nom) cache bien ses secrets et rabroue constamment le jeune Émile, comme s’il lui rappelait un moment qu’elle veut oublier.

Lorsque madame Claudel me vit pour la première fois, elle poussa un petit cri aigu. Mes cheveux étaient roux, plaqués sur le crâne comme avec de la brillantine. Telle une châtaigne séchée, j’avais la peau toute fripée. J’avais le teint bistre, le visage tout en longueur, avec de grandes oreilles décollées et un long nez aquilin. Je ressemblais à une belette ou à un renard. On me surnomma vite « Goupil », sobriquet que je n’aimais pas beaucoup, car il me sembla qu’on l’associait à toute une panoplie de propriétés les plus ignominieuses les unes que les autres et j’avais à cette époque une haute opinion de ma personne, si bien qu’à chaque fois que j’entendais ce vilain mot, « goupil », mon cœur se soulevait, mon âme quinteuse se révoltait et de petites larmes de rage coulaient le long de mes joues couleur topinambour (p.20)

Le jeune garçon vole tout ce qu’il trouve et dissimule se rafles dans un lieu secret, enquête sur tout le monde et se retrouve avec trois pères potentiels, dont un soldat américain que sa mère a hébergé à la fin de la guerre. Elle entretient une correspondance régulière avec cet homme qui est retourné vivre aux États-Unis après sa guérison. Ces lettres hantent le jeune Émile en quête de vérité. Il finira par les trouver et les lire dans le grenier.

ENFANCE

Éric Mathieu ne s’éloigne guère de la pensée de Jean-Jacques Rousseau. La société écrase cet enfant qui aurait dû faire l’admiration de tous, en fait une bête farouche et sournoise par ignorance. Émile connaît le fond du baril quand il est placé dans un établissement destiné aux orphelins. Une prison sordide, le régime totalitaire où il subit les foudres des grands et des professeurs. Heureusement, il parvient à s’évader et vit enfin la vraie vie du renard.

La Maison des pupilles était possédée, totalitaire. Les institutrices étaient sévères, les surveillants dominateurs, le directeur despotique. Très tôt, je me dis : « Il faudrait partir, m’échapper, » Les pupilles, surtout les plus grands, qui étaient là depuis longtemps, tous ceux qui n’avaient pas été adoptés, tous ceux que les parents n’avaient pas récupérés étaient devenus aigris, durs, hargneux. Ils s’en prenaient aux petits, les faisaient pleurer dans les couloirs, les dénonçaient aux supérieurs lorsqu’ils avaient fait des bêtises. (p.207)

Il rôde près des habitations, va d’un village à l’autre, vole sa nourriture, dort dans un terrier, vit un certain temps dans un cirque où il suit un mauvais magicien. Il devra fuir encore avant de revenir à la société et de pratiquer un petit métier, vivre peut-être l’amour avec Marie, une jeune fille qu’il connaît depuis toujours, la sœur de son grand ami qui quitte Paris pendant l’été pour s’installer dans le village.
Un roman étrange qui perd de sa magie en cours de route pour devenir particulièrement dur et réaliste. Émile flirte avec la délinquance avant de trouver un travail, reste méfiant bien sûr. Les renards ne se laissent pas apprivoiser facilement.
Un texte troublant, dérangeant, parce que l’Émile d’Éric Mathieu a tout pour devenir un être d’exception à la naissance et le milieu en fait une sorte de bête incapable de s’exprimer lui qui pouvait réciter les tirades de Cyrano de Bergerac dans son berceau.
Et si la société cherchait à faire de ses enfants des cancres et des médiocres ? Je n’ose répondre, mais chose certaine elle n’aime pas les phénomènes qui posent toutes les questions et refusent de marcher au pas.
Une histoire qui m’a laissé avec une sorte de tremblement de l’être et des frissons dans le dos. Que fait la société de ses enfants et de ses prodiges ? Cherche-t-elle à les assassiner pour en faire des abrutis qui ne savent que travailler et consommer ? La question reste entière et j’ai eu l’impression d’être passé à côté d’une aventure qui aurait pu être magique et envoûtante. Malheureusement, la famille du jeune Émile et son milieu en décident autrement.


LE GOUPIL, roman d’ÉRIC MATHIEU est une publication de LA MÈCHE ÉDITEUR.