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jeudi 16 mai 2024

DANIELLE DUSSAULT POURSUIT SA QUÊTE

«L'EXPÉRIENCE MILENA répond à ce qui se profile déjà dans une des œuvres de Danielle Dussault, Libera me (une correspondance problématique entre une femme et un homme) et dans Les ponts de Prague (la lettre brûlée et le motif du pont comme métaphore globale). Résultat : quelque chose essaie de se déposer, même si ce n’est pas toujours possible, car tout est affaire de mouvement, d’actions et de heurts entre des forces contradictoires : désir et peur; réalité présumée et réalité inventée, fantasmée; attraction et répulsion; ici et ailleurs; autrefois et maintenant. Devant, c’est derrière; derrière, c’est devant. Ainsi le récit avance comme une vis sans fin, en ramenant les individus à des figures, presque des archétypes : père, mari, homme. Ce livre appartient au lot de ce qui nous déjoue et nous échappe.»


— Gilles PellerinLa fenêtre en soi

 

Ce texte de Gilles Pellerin présente magnifiquement bien la démarche de Danielle Dussault dans L’aventure Milena, un essai-fiction. Encore une fois, après Les ponts de Prague, l’écrivaine revient dans cette ville pour tenter de retrouver des traces de Milena Jesenskà, une journaliste qui a aimé follement Frantz Kafka et qui a traduit plusieurs nouvelles de l’écrivain en tchèque. Cette passion devait mener ces êtres si différents à un échange épistolaire assez unique. Les missives de Milena ont été brûlées par on ne sait qui, mais celles de Kafka ont été préservées et publiées. Pourquoi? Qui a détruit ces lettres? Milena? Ou quelqu’un dans l’entourage de Kafka?

Le mystère demeure. 

Danielle Dussault revient sur ses pas, ranime des élans de sa jeunesse en tentant de retrouver celle qui était dévorée par le feu du désir qui étourdit et secoue l’âme. L’écrivaine, encore étudiante, était amoureuse, obsédée par un de ses professeurs, le suivant à la trace presque, le surveillant dans les couloirs de l’université. Ils ont échangé des missives qu’elle a détruites pour biffer ces moments de sa vie peut-être, oublier ces heures si bouleversantes et éprouvantes. C’est peut-être ce qui a poussé Milena à faire la même chose avec ses lettres, on ne le saura jamais. 

 

PARADOXE

 

Dans l’aventure de Danielle Dussault et de Milena Jesenskà, on se bute à un paradoxe fascinant. Pourquoi une écrivaine revient sur des moments de sa vie pour les transformer en récits littéraires?

Pourquoi?

Danielle Dussault jongle avec cette question en tentant de refaire le parcours de Milena Jesenskà dans Prague, scrutant les articles qu’elle a publiés dans différents journaux, les lettres que Kafka lui a adressées, bien sûr. Et c’est aussi ce geste, celui qu’elle a posé il y a longtemps, qu’elle veut comprendre. Pourquoi elle a tout biffé de cet amour qui l’a happée alors qu’elle était étudiante et qui a laissé un vide terrible en elle?

 

«Je me suis risquée dans ce récit, peut-être à corps perdu, sans doute parce que je reconnais, dans la tendance à la disparition, une posture propre à certaines femmes qui écrivent. J’ai voulu interroger le rapport d’écriture qu’entretenait Milena avec les êtres et les choses. J’ai aussi regardé le fond de l’absence, le manque que j’éprouve parfois.» (p.16)

 

Et la voilà dans les rues de Prague, avec les mots de Kafka dans son sac, entendant peut-être la voix de Milena qui sillonnait la ville sans relâche. La journaliste était une marcheuse infatigable. Elle croit la surprendre dans un tramway ou encore devant la fenêtre où elle s’installait pour écrire ses missives. Une sorte de mirador où elle pouvait surveiller les femmes et les hommes qui allaient et venaient dans leur vie et dans leurs amours. 

Kafka, isolé dans sa chambre, dans son refuge ou sa cellule, recroquevillé dans ses phrases, tout le contraire de cette femme dans la cité, cherchant de toutes les fibres de son être à sauver ce grand corps malade par ses lettres et ses attentions. Kafka replié dans son écriture pour calmer ses angoisses et elle la journaliste pleine d’énergie, la passante, l’ombre qui file sur les trottoirs dans la lumière des réverbères. Lui confiné, tout intérieur et effarouché, elle dans les cafés, la vie grouillante et bouillonnante, toute dans la passion du moment et de l’amour.

 

LETTRES

 

Heureusement, il reste les lettres de Kafka, ces missives rédigées dans une belle frénésie. Passionnément. Des mots, des phrases où ils se confiaient, se touchaient presque pour surprendre le souffle de l’autre. Lui si loin et elle si près. Un effort désespéré pour se rejoindre, se protéger de tout ce qui avale et peut détruire. Qui sait ce que l’on veut saisir dans les élans du désir et de l’amour, ce grand frémissement qui empoigne l’être et aspire le corps, le transforme en une flamme incandescente qui consume tout en soi. Cette passion et cette énergie effaroucheront Kafka qui tente de tout contrôler autour de soi pour que ses jours soient lisses et toujours les mêmes.

 

«Il m’a semblé que ce récit devait s’inscrire de manière intime sous la plume de celle qui cherche. J’ai donc entrepris un dialogue avec Milena. Je souhaitais l’interroger en espérant recevoir quelques confessions. Ma quête allait me laisser avec plus de questions que de réponses et un amour jamais parfaitement oublié.» (p.22)

 

Un amour impossible que celui de Milena et Kafka, Danielle Dussault le sait très bien, tout comme elle devinait que sa ferveur pour ce professeur ne pouvait aller nulle part. Malheureusement, il n’y aura toujours que les lettres de Kafka, ses mots à lui, ses phrases pour évoquer cette amoureuse. Tout le volet lumineux et passionné de la jeune femme ne sera jamais là pour donner l’autre versant des propos du grand écrivain si mal dans son corps et son être. Il reste des chroniques que Milena publiait dans les revues. Danielle Dussault a l’impression que la journaliste s’adressait à Kafka alors, qu’elle se confiait à lui.

Deux destins qui s’aspirent et ne peuvent jamais se croiser. 

Lui, fragile des poumons, angoissé au point de ne jamais sortir de sa chambre presque, farouche et méfiant de tout ce qui s’agite et bouge. Elle vivante, exploratrice, curieuse de tout, si bien dans la foule et les rires. Ils se verront deux fois et c’est pour le moins des occasions ratées. Leur amour ne pouvait se concrétiser dans le rapprochement des corps et l’aventure des jours à deux. 

Nous ne pouvons que les imaginer, ces lettres, ou les rédiger en fantasmant. Certains s’y risqueront et inventeront une Milena à partir des écrits de l’auteur de La métamorphose.

 

QUÊTE

 


La quête de Danielle Dussault reste envoûtante. Elle s’y aventure avec toutes les fibres de son être pour devenir l’ombre de Milena, l’imaginer dans les rues de Prague, s’accrocher à ses pas, chercher son souffle en la suivant. Parce que la journaliste semble toujours si pressée. Et quand elle parvient à l’approcher, qu’elle effleure son manteau, juste à la hauteur de l’épaule, elle l’entend murmurer des phrases peut-être. Elle lui parlait certainement dans ses pérégrinations frénétiques, des propos qu’elle transcrivait dans ses missives un peu plus tard. Danielle Dussault suivra la jeune amoureuse dans le camp où Milena a été emprisonnée et où elle finira sa vie de manière atroce.  


«Toute la question de l’écriture revêt pour Milena une importance capitale. Même lorsqu’elle était enfermée au camp de Ravensbück, elle a continué à écrire de façon compulsive. Cependant, elle faisait disparaître ses écrits au fur et à mesure… … Elle quitte dont ce monde en laissant derrière elle tout un passé d’écriture qui continue de me hanter et d’interroger en particulier les femmes qui écrivent.» (p.173)

 

Danielle Dussault devient le double de Milena, de cette femme tout feu tout flamme, s’accroche à son ombre pour ressentir les remous qui la bouleversaient et qui la replongent dans ces jours lointains, cette passion qui l’aveuglait et l’entraînait dans les couloirs de l’université, la poussait sans cesse devant cette porte qu’elle fixait pendant des heures. Elle savait que celui qu’elle aimait plus que tout s’y trouvait, qu’il respirait là, qu’il lisait et amorçait, peut-être, une lettre qu’elle recevrait plus tard. 

Un récit vrai, qui cherche la vérité et un nécessaire absolu comme le fait chaque fois, madame Dussault, quand elle se lance dans un projet d’écriture. Un souffle et une poussée qui effleurent l’être, ce qui est tangible, palpable et humain dans les obsessions et les passions. Parce que toute l’œuvre de Dussault est une quête où elle tente de mettre la main sur une certitude et de vivre dans toutes ses dimensions. Ses romans et essais sont forts, touchants et bouleversants. Toujours, l’auteure s’aventure sur une corde raide, et son écriture est un élan où elle risque le tout pour le tout. Une écrivaine magnifique qui fait son chemin de façon particulière et unique au Québec sans jamais recevoir l’attention qu’elle mérite. 

 

DUSSAULT DANIELLE : L’expérience Milena, Éditions Hashtag, Montréal, 184 pages. 

https://editionshashtag.com/product/lexperience-milena/

 

 

  

mercredi 27 mars 2024

COMMENT FAIRE LE MÉNAGE DANS SA VIE

ÇA PREND du courage pour aborder des problèmes aussi personnels que les troubles de comportements et les questions de santé mentale. Surtout celle d’un père. C’est la détermination qui anime Danny Émond dans Fermer les yeux ne suffit pas. Il s’agit d’un roman, bien sûr, pas d’une autobiographie ou d’un témoignage, il ne faut jamais l’oublier. Ce qui vient du réel et de la vie, ce qui nous emporte dans la fiction, seul l’auteur le sait. Qu’importe! L’ouvrage donne l’impression que Danny Émond raconte la vraie histoire de son père. Difficile de ne pas accomplir le pas dans ce genre de narration. 

 

Paulo est instable. Il bascule souvent dans des périodes d’activités intenses qui ne durent jamais, suivies de moments difficiles et dépressifs. Rebelle, farouche (il n’accepte aucune contrainte), l’homme n’en fait qu’à sa tête, se lançant dans des projets étranges et toujours un peu farfelus. Il fonce, les yeux fermés, pendant un certain temps, laisse tout tomber et passe à autre chose. De quoi déstabiliser son épouse et son fils qui ne savent jamais sur quel pied danser. 

 

«Paulo nous trimbalait, ma mère et moi, dans les quartiers de la basse-ville, d’un logement à un autre, dans les rues où les blocs bruns similaires s’alignaient. Changement de travail, créanciers harcelants, chicanes de voisinage : toutes les raisons étaient bonnes pour voir ce que le destin nous réservait ailleurs.» (p.15)

 

Nomade dans la ville jusqu’à ce qu’il achète une maison en banlieue et s’installe pour tenter d’y vivre «normalement» et pratiquer son métier de soudeur. Surtout, il trouve un refuge dans son garage (le royaume de bien des hommes) où il peut se livrer à ses lubies et fraterniser avec tous les jeunes du quartier qui en font leur idole. 

Le fils reste à l’écart, témoin de l’agitation de ce père fascinant, différent et rejeté en quelque sorte. Il ne pourra jamais suivre son héros comme les enfants le font. Paulo est changeant, pareil aux reflets du soleil sur l’eau et déstabilise tous ceux qui partagent son quotidien.

Fou de moto, il aime partir et rouler sur les routes pour se perdre peut-être, échapper aux remous de son esprit, se sentir libre d’aller où il le veut. Peut-être aussi qu’il rêve, en bifurquant dans une rue, ou un chemin de traverse, de réinventer sa vie? Il déteste son travail de soudeur et son corps encaisse tous les coups qu’il lui inflige, fonçant toujours vers l’inconnu et flirtant avec le danger. 

 

«Et moi, je restais en retrait et j’observais, secrètement jaloux, ces jeunes qui passaient beaucoup de temps avec Paulo. Moi, j’étais un enfant solitaire, taciturne, maladroit. Coupé du monde, je vivais dans ma chambre, dans ma tête, avec des livres et peu d’amis. Mon intérêt pour les choses pratiques avoisinait le point de congélation et je peinais à feindre un quelconque enthousiasme.» (p.25)

 

Arrive la tragédie après toutes les tribulations de Paulo. Il se retrouve en prison : accusé d’homicide involontaire. Au bout du rouleau à sa libération, incapable de se discipliner et de prendre régulièrement les médicaments qui le calment et le tranquillisent, il décide d’en finir dans son lieu, dans son garage. Des moments terribles pour le fils, on s’en doute. 

 

LA MAISON

 

Comme cela arrive souvent, les proches doivent vider la maison avant de la mettre en vente. Fermer les yeux ne suffit pas repose sur ce travail fastidieux où tout ce que quelqu’un a entassé pendant des années se retrouve à la poubelle. Tous ces objets qui n’ont de sens que pour celui qui les a accumulés. 

Le narrateur revient sur son enfance, son adolescence en découvrant tout ce que Paulo a abandonné derrière lui après la séparation d’avec sa mère. Oui, une fois le fils devenu autonome, elle a pris ses distances pour ne pas être emportée par les remous que son mari laissait dans son sillage. 

Des moments bouleversants, une plongée dans son histoire et celle de son père, une belle façon de faire son deuil, de cerner ce père si original et particulier. Nous y découvrons aussi le narrateur, bien sûr.

Les chambres, les placards, les armoires sont remplis d’objets et portent des souvenirs. Des heures émouvantes, des gestes nécessaires pour effectuer le grand ménage dans sa vie. Une manière de voir le chemin parcouru également. Ça donne un récit inoubliable et non linéaire qui illustre la vie de Paulo qui a multiplié les projets, les allers et les retours. 

 

«Ça a été comme ça toute sa vie… Il se lançait la tête la première dans une passion aveugle avec un enthousiasme immodéré et un souci maniaque du détail, obtenait des résultats rapides et surprenants. Tout à coup, il se sentait submergé, les fils se touchaient, il abandonnait tout, végétait pendant une période indéterminée, puis se cherchait une nouvelle occupation. Et l’histoire se répétait.» (p.38)

 

Un récit étonnant, terrible de lucidité pour un enfant qui voit le père se consumer comme la flamme du chalumeau qui sert à la soudure, ce père qu’il aime malgré ses travers et qu’il regarde se débattre dans les pièges de ses lubies jusqu’à ce qu’il commette l’irréparable. 

 

LE POINT

 

Comment oublier, comment tourner la page? Le passé nous pousse dans le présent et les méandres de l’enfance ne s’effacent jamais malgré tous les efforts. Les premières images, les premières douleurs peuvent s’atténuer un peu en multipliant les sédiments autour de soi, en élaguant tout ce qui rappelle une époque révolue, mais elles ne se dissipent jamais.

 

«Malgré des dizaines de sacs à ordures alignés au bord de la rue, la maison n’est pas complètement vidée. Je vais devoir y retourner. Peut-on se débarrasser d’une vie en une journée? J’ai beau vouloir balayer mon passé, ça ne le fera pas disparaître. Que je le veuille ou non, moi aussi j’ai l’âme trouée. Il y aura toujours au fond de moi l’ombre d’un petit garçon qui a peur. La mienne et celle de mon père.» (p.107)

 

Un récit troublant, tout simple, vrai et émouvant. La blessure reste, le fils le sait, même s’il n’a pas suivi les traces de ce père qui a connu les orages dans son cerveau. Je pense à Christian, le narrateur de Dany Leclair dans Ces eaux qui me grugent, qui se débat avec une fatalité qui pèse sur ses épaules. Tous les hommes de sa lignée ont mis fin à leurs jours. L’héritage est terrible et il n’y a pas que les flots du déluge du Saguenay qui menacent de l’emporter. Et que dire de Michaël Delisle qui ne cesse de revenir sur les pas de son père?

Voir un proche se détruire peu à peu dans des entreprises plus folles les unes que les autres doit être particulièrement difficile et perturbant pour un enfant. Et la peur aussi, la crainte d’être possédé par cette souffrance et de tout tenter pour y échapper. Impossible de demeurer indifférent devant tant d’amour refoulé. 

Paulo était fascinant dans ses extravagances malgré le mal qui le rongeait. Il aura été le meilleur père qu’il pouvait dans les circonstances. 

Il l’avoue. 

Un homme qui ne pouvait que faire des dégâts autour de lui malgré son bon vouloir. C’est dur, difficile, mais Danny Émond démontre aussi dans Fermer les yeux ne suffit pas que les enfants ont une formidable capacité de résilience. Ils peuvent vivre les pires épreuves et faire preuve d’une sérénité étonnante devant les peurs, les craintes qui les grugent. Un témoignage qui oscille entre la douleur et la fascination, l’amour et l’abandon. 

Pour atteindre un certain équilibre, il faut se dépouiller, vider toutes les pièces de son enfance et tous les tiroirs. C’est la seule manière de continuer à rédiger sa propre histoire. L’écriture peut servir à ça.

 

ÉMOND DANNY : Fermer les yeux ne suffit pas, Éditions Hashtag, Montréal, 120 pages. 

https://editionshashtag.com/product/fermer-les-yeux-ne-suffit-pas/ 

mercredi 22 mars 2023

UN RACISME QUE NOUS NE POUVONS NIER

LE SUJET fait les manchettes régulièrement. Le Québec, comme de nombreux pays, manque de main-d’œuvre, surtout après la fameuse pandémie. Devant ce fait, des entreprises florissantes sont menacées de fermeture si elles ne trouvent pas de personnel rapidement. De plus en plus, des dirigeants font appel à des salariés saisonniers qui proviennent, dans notre cas, du Mexique, du Guatemala et des Antilles. Le phénomène n’est pas nouveau cependant. Partout dans le monde, des femmes et des hommes doivent s’exiler pour des périodes plus ou moins longues. Kamal Al-Solaylee, journaliste et enseignant, a eu la bonne idée de se pencher sur ce phénomène pour en dégager les grandes lignes. Ces salariés, souvent exploités, doivent faire les tâches les plus dures et les moins valorisantes, des emplois que les habitants des sociétés développées ne veulent plus exécuter. Assistons-nous à une nouvelle forme d’esclavage?


Les pays européens, après la Deuxième Guerre mondiale, ont eu recours à des ouvriers étrangers après la défaite de l’Allemagne pour remplacer les hommes morts sur les champs de bataille. Il fallait beaucoup de bras pour reconstruire des villes détruites par les bombardements. On n’a qu’à imaginer les travaux gigantesques qu’il y aura à faire en Ukraine après le dénouement de ce conflit. Oui, cette guerre stupide et inutile qui dure depuis trop longtemps va finir par avoir une fin.

Kamal Al-Solaylee a parcouru le monde pour étudier ce phénomène et voir comment tout cela se passe entre les pays employeurs et ceux qui fournissent la main-d’œuvre. Il est allé en Asie, aux Philippines, à Hong Kong et au Sri Lanka. Il s’est attardé en Angleterre, en France, surtout à Paris, aux États-Unis et enfin au Canada. Il a dégagé les principales caractéristiques de cette transhumance, les particularités et les conséquences à long terme chez les travailleurs et leurs familles. 

Les pays employeurs veulent surtout des femmes et des hommes qui acceptent d’accomplir les tâches difficiles, souvent manuelles, sans exiger de trop hauts salaires et cela six ou sept jours par semaine. On retrouve ces employés dans les maisons privées où ils agissent comme serviteurs, nounous pour les enfants, chauffeurs ou encore dans les grands chantiers du Qatar, par exemple, qui ont fait les manchettes avec la tenue de la Coupe du monde de soccer l’an dernier. Des migrants y ont travaillé dans des conditions terribles pour construire les magnifiques stades où beaucoup ont succombé. Ils venaient du Sri Lanka, du Népal, du Pakistan, du Bangladesh, des Philippines, d’Égypte, du Soudan, de l’Afrique subsaharienne et même de la Chine continentale. Une constance dégagée par Kamal Al-Solaylee : les pays en voie de développement fournissent une main-d’œuvre soumise et bon marché aux états les plus riches.

 

«Au premier rang de ces expériences, et le but particulier de ce livre, sont celles des migrants et des immigrants à la peau brune. Bien que chaque terme fasse référence à un groupe spécifique de personnes, les migrants se déplacent par désespoir, tandis que les immigrants déménagent à la recherche d’une vie meilleure; la frontière entre les deux tend à s’estomper alors que la guerre et les catastrophes écologiques ravagent l’hémisphère sud de notre planète.» (p.29)

 

Le chercheur et enseignant dégage une constance : la couleur de ces nomades. Plus le teint est clair, plus ces salariés peuvent avoir des emplois valorisants et des conditions de travail attrayantes. Plus leur peau est noire, plus les tâches qu’on leur réserve sont mal payées et absolument inintéressantes.

 

PHILIPPINES

 

Les Philippines fournissent beaucoup de ces travailleurs qui doivent s’exiler pendant des années pour avoir des revenus et faire vivre leur famille. 

 

«Et les différents campus du Centre Magsaysay ont acquis la réputation d’être des voies fiables, centrées sur l’obtention d’un emploi qui permet aux Philippins de réaliser le rêve national : décrocher un contrat dans le domaine des services ou de l’hôtellerie à l’extérieur du pays. MICHA s’est imposé comme l’école par excellence pour les centaines de milliers de femmes de chambre, cuisiniers, barmans et serveurs dans les hôtels, sur les bateaux de croisière ainsi que dans les restaurants haut de gamme et franchisés du monde entier.» (p.120)

 

Un institut qui discipline les postulants avant qu’ils ne prennent la route de l’exil pour œuvrer un peu partout. Les stagiaires apprennent l’anglais et sont formés parfaitement à l’ouvrage qu’ils exécutent. Al-Solaylee dégage une constante cependant.

 

«Ceux qui travaillent dans les chaînes de magasins bas de gamme ou comme serveurs dans des restaurants bon marché ou à prix modéré sont uniquement les Philippins à la peau plus foncée. Plus le magasin est luxueux, plus la peau du personnel qui vous sert est claire. Au début, je pensais que mon imagination me jouait des tours, m’obligeait à voir les peaux claires et foncées là où je voulais qu’elles soient. Mais après avoir lu l’histoire de Tenorio, je suis retourné au centre commercial pour vérifier les dires de son narrateur, et dans l’ensemble, elles s’avéraient exactes.» (p.135)

 

Une situation qui se répète partout dans le monde où l’auteur s’est déplacé pour rencontrer les migrants et discuter avec eux, écouter leur parcours surtout. Les Philippins sont peut-être les plus prisés et les mieux formés pour ce genre de travail, mais cela n’empêche pas les Sri Lankais ou autres peuples à la peau brune d’emprunter la même route et surtout de se couper de son milieu, de sa famille, de ses enfants et de ses proches pour subvenir à tous. Cela peut devenir un véritable esclavage pour ces exilés. 

Ce qui m’a particulièrement fasciné, c’est de suivre l’écrivain dans les pays occidentaux. On y surprend des choses étonnantes.

 

COLONIALISME

 

Bien sûr, il s’agit là de relents du colonialisme où la France et l’Angleterre ont été particulièrement énergiques dans cette période de l’histoire où les puissances européennes sont parties à la conquête du monde. Cela a eu comme conséquences, après les guerres de libération, d’apporter un flux de migrants en Angleterre et en France venant entre autres du Moyen-Orient. Des ressortissants, d’origine arabe la plupart du temps, se sont retrouvés dans des ghettos sans jamais atteindre l’égalité ou les mêmes droits que les Britanniques et les Français. Condamnés à cause de la couleur de leur peau à occuper des emplois subalternes et à ne jamais avoir les droits des citoyens blancs du pays. Des drames effroyables qui ont touché surtout les gens ou les croyants musulmans, particulièrement après les attentats du 11 septembre aux États-Unis ou les assauts contre le Bataclan en France et dans le métro de Londres. Cela a donné lieu à des représailles terribles. 

 

«L’Islam est devenu une identité à forte connotation raciale et politique ce qui fait en sorte que maintenant, la grande majorité des musulmans sont le sujet d’une double attaque, contre leur race et leur culture. La frontière entre race et culture ou encore entre race et religion a été franchie, voire effacée, et le changement opéré au sein du Conseil musulman de Grande-Bretagne confirme cette théorie.» (p.232)

 

SAISISSANT

 

Un essai fort bien documenté et émaillé de nombreux témoignages qui révèlent les dessous de cette exploitation qui s’appuie d’abord et avant tout sur la couleur de la peau et, depuis septembre 2011, contre des convictions ou des croyances religieuses. Cela peut prendre bien des aspects et des formes, mais la problématique reste fondamentalement la même.

Ce qui m’a troublé particulièrement, c’est ce constat de l’écrivain. Des Arabes sont venus en Angleterre et en France. Ils ont tout fait pour passer inaperçus, n’arborant aucun signe confessionnel pour ne pas heurter la population blanche. Tout cela en vain, parce qu’ils n’ont jamais été acceptés et considérés comme des citoyens à part entière. Toujours repoussé à cause de la couleur de leur peau ou de leur origine. Les rejetons de ces derniers se sont souvent radicalisés et sont retournés à la pratique religieuse.

 

«La majorité de ces cas implique de jeunes membres de la communauté musulmane qui, selon Elsa, refusent de commettre les mêmes erreurs que leurs parents. “Après [quelques décennies], les enfants nés en France ont réalisé qu’être invisible n’est pas la solution pour s’intégrer à la société… Une explication [pour la redécouverte de l’islam] est qu’il représente une manière d’affirmer leur identité.” Leur raisonnement est le suivant : ils sont Français, mais ils sont également musulmans.» (p.268)

 

Un essai qui nous fait comprendre une situation qui perdure et s’accentue avec la pénurie de main-d’œuvre de plus en plus importante dans les communautés occidentales. Les pays du tiers-monde ont les salariés et les Occidentaux, les entreprises et les emplois. Ce qui pourrait être une collaboration tout à fait normale et une relation d’affaires est tout autre chose dans la réalité. Les ouvriers au Qatar, confinés dans des bunkers, sans aucun contact avec la population locale, étaient quasi des prisonniers. Ils ont vécu dans des conditions affreuses et inhumaines. Beaucoup sont morts sur les chantiers. 

De nos jours, nous ne pouvons ignorer ces questions avec les travailleurs saisonniers que nous croisons dans les champs l’été ou encore dans certains commerces. Nous allons certainement les voir de plus en plus nombreux dans les services de santé et peut-être aussi dans le domaine de l’éducation. Quelles conditions nous leur réservons en refusant, par exemple, qu’ils deviennent des résidents permanents? Un climat qui risque de s’envenimer dans les années à venir si on n’y prête attention. On dénonce ici et là des cas d’exploitations dans ce milieu où ces travailleurs doivent baisser la tête et vivre dans des installations dignes du Moyen Âge. Et les syndicats ne sont pas présents dans ces secteurs. 

Un essai puissant, lucide, documenté et personnel qui montre la face souvent méconnue de nos sociétés ou que nous refusons de voir. L’esclavage subsiste un peu partout, mais prend des formes plus subtiles au nom de l’économie. Un livre que tout le monde devrait lire pour comprendre de quoi il retourne derrière les formules et les demandes des chambres de commerce.

 

AL-SOLAYLEE KAMALBrun, ce que cela signifie d’être brun aujourd’hui, Éditions Hashtag, 372 pages. Traduction de Felicia Mihali.

 

https://editionshashtag.com/product/brun/

mercredi 16 novembre 2022

FELICIA MIHALI ÉTONNE ENCORE UNE FOIS

FELICIA MIHALI a souvent abordé le sujet de l’immigration dans ses romans. Le désir de partir, parce que son pays, la Roumanie ne pouvait plus satisfaire ses aspirations. Elle devait migrer pour rester fidèle à elle-même. Tout cela en revenant dans la Roumanie de Ceausescu, une des pires dictatures au monde, par la fiction. Ou encore en allant en Chine ou dans le Grand Nord québécois où elle a connu la solitude, le mal des espaces et des nuits qui n’en finissent plus. Des œuvres fortes, originales et troublantes. Cette fois, avec La bigame, l’écrivaine nous entraîne dans le milieu des immigrants qui arrivent à Montréal, s’inspirant de son installation au pays au début des années 2000 sans doute. Des ghettos se forment dans certains quartiers, des gens d’un même pays se regroupent et parviennent presque à vivre en autarcie, sans beaucoup de contacts avec les Québécois. Ils préservent des habitudes, des manières de faire, leurs goûts culinaires, leur musique et leur langue. Des comportements normaux que la société d’accueil doit comprendre sans nier ses propres façons de faire. Des refuges dans la ville où des individus refusent de s’intégrer, tandis que d’autres font tout pour passer inaperçus dans leur nouveau milieu.   

 

J’ai lu tout ce qu’a publié Felicia Mihali, me demandant souvent pourquoi elle ne faisait jamais les manchettes avec ses personnages singuliers. Parce que cette écrivaine est curieuse des autres, des manières de faire et de dire dans les pays où elle a séjourné. Elle l’a fait au Nunavik, en Chine, en Roumanie, au Québec et partout où son intérêt a donné naissance à une histoire, une expérience de vie précieuse et unique. Son contact avec les jeunes du Nord du Québec, par exemple, où elle a trouvé une façon de communiquer avec eux en leur enseignant le tricot.

L’écrivaine n’y va pas par quatre chemins cette fois. La bigame est un roman étonnant, souvent perturbant. Elle confronte la réalité des immigrants, leurs réactions dans leur nouveau pays au risque d’en écorcher plusieurs. C’est direct, sans fioritures, une manière qu’elle a toujours su porter dans ses ouvrages antérieurs, mais poussant plus loin encore. 

Cela demande beaucoup de courage.

Montréal que ses compatriotes venus de Roumanie doivent apprivoiser, avec tout ce qu’ils transportent dans leurs bagages et qu’ils doivent oublier pour se tailler une place bien à eux.

«La première chose qui te frappe en arrivant dans un nouveau pays est la révélation soudaine que ce n’est pas la carrière qu’il faut changer, mais la vie au complet, en commençant par la routine quotidienne : le bruit de l’ascenseur, le chien du voisin, le goût du pain, le lieu où l’on dépose les ordures, les magasins où l’on fait des achats, les arrêts d’autobus, les rames de métro. Avant de se déshabiller pour prendre sa douche, on vérifie encore s’il y a de l’eau chaude.» (p.11)

Tout ce que j’ai pu ressentir, jusqu’à un certain point, en décidant de m’installer pour un temps au Castellet d’Oraison en Provence. Tout était autre, même faire le plein de la petite Twingo que nous avions louée. Il n’y avait pas de problème de langue, enfin pas trop. Tout était différent et amusant. Il est vrai que nous n’avions pas l’obligation de nous trouver un travail et de nous intégrer à cette société. Nous étions des touristes, des voyeurs et des collectionneurs de vie. Et que dire des appareils ménagers qui gardaient leurs mystères en les utilisant quotidiennement

 

NARRATRICE

 

Tout passe par la narratrice qui a quitté la Roumanie pour changer de vie et devenir écrivaine. Il serait tentant de faire le lien avec madame Mihali, mais je reste prudent. Il faut toujours se méfier des apparences. 

Chacun migre pour des raisons personnelles. Le conjoint de cette écrivaine (elle a aussi été journaliste) l’a suivie, mais il n’entend pas s’intégrer à sa nouvelle société. Il refuse de travailler et passe son temps à courir les aubaines d’un bout à l’autre de la ville. Je n’ose pas me questionner sur ses réactions face au français que les Montréalais utilisent dans la vie de tous les jours. Chacun ses obsessions, ses passions et le monde continue à tourner un peu tout croche. 

«Je voulais devenir quelqu’un d’autre, sans savoir exactement quoi», affirme la narratrice. Écrivaine oui, étudiante en littérature à l’université, mais surtout femme au foyer où elle récure, frotte, prépare des plats traditionnels, s’occupe des objets qui se brisent parce que son mari ne semble pas réaliser qu’il a des doigts et qu’il peut s’en servir. Une active qui aime avoir le dessus sur son petit monde, un œil aiguisé qui décèle facilement les travers de ses amis, qui révèle tout ce que l’on dissimule la plupart du temps.

«C’est dans ce quartier ethnique que j’ai compris combien les immigrants sont racistes, plus que la société d’accueil. Les minorités développent souvent un type d’agressivité qui stimule la haine de la majorité. Elles haïssent les autres minorités parce qu’elles sont toutes en compétition : chacune proclame que ses souffrances et ses humiliations sont plus atroces que celles des autres. Elles veulent chasser les autres pour faire place aux leurs. Et plus les gens se haïssent, plus ils deviennent intolérants.» (p.13)

Des constats qui risquent de faire réagir les porte-parole des minorités qui se présentent toujours comme les victimes d’un racisme larvé pour ne pas dire autre chose.

 

INSTALLATION

 

Aron, le mari de la narratrice, est un cynique qui l’a séduite par sa parole, ses connaissances et sa culture. Il sourit à tout le monde lors des repas avec les amis, mais dans l’intimité, il devient féroce et se moque de leurs travers. 

Personne n’y échappe. 

Un couple traditionnel, même si la femme écrit, elle n’a guère de contacts en dehors du ghetto. La population francophone ou anglophone reste lointaine et Felicia Mihali ne se penche jamais sur cette réalité. La majorité est un peuple invisible. J’aurais aimé que la narratrice s’attarde à ses études, ses rencontres et ses réactions à l’université. Ses livres aussi, mais c’est son choix…

Et Roman arrive dans sa vie, un migrant comme elle. Tout le contraire de son mari Aron. Un homme d’affaires à l’aise, empathique envers ses concitoyens. Il fait tout pour les aider, particulièrement les écrivains et les artistes qu’il admire. Il tente de les faire connaître dans leur nouvelle société même si la plupart de ces gens sont des parasites qui grappillent tout ce qu’ils peuvent pour boire et manger. 

«Quel était le rôle de tels spécimens prêts à vous dédier une ode au prix d’une bouteille de vin? Quel était le sens de telles vies sinon d’alourdir les impôts payés par des citoyens comme lui qui voyaient leur salaire s’évanouir dans l’entretien des fainéants?» (p.42)

 

DÉPART

 

La narratrice finit par quitter Aron pour s’installer dans la luxueuse maison de Roman. Elle vit la passion et la jouissance physique qu’elle n’a jamais connue avec son homme premier. Elle abandonne Aron sans vraiment rompre les ponts. Son mari passe des heures au téléphone pour qu’elle le dirige dans la préparation d’un repas ou encore quand il tente d’utiliser la machine à laver. Elle n’hésitera jamais à se rendre dans son ancien appartement pour remettre les choses à l’endroit. Rapidement, malgré la passion et une existence tout à fait intéressante que Roman lui offre, elle se rend compte qu’elle a besoin des deux, qu’elle ne peut vivre sans l’un et l’autre. Faut-il deux hommes pour faire un être complet? Voilà où le titre de ce roman prend tout son sens.

Quelle belle allégorie de la migration

Si la narratrice est venue au Québec pour se faire une vie différente, elle a également emporté tout un passé et des manières de faire et de dire dans ses bagages. Elle peut se tourner vers sa nouvelle société et tenter d’y faire sa place, mais il y a un héritage qu’elle ne peut oublier ou effacer. 

«Je voulais garder Roman tout en gardant mon mariage, aussi dépourvu de confort qu’il fût. J’avais confiance en notre avenir, même si je ne disposais d’aucune preuve objective réelle. Ce qui m’inquiétait plutôt était l’avenir de ma relation avec Roman. Entre ses coups de fil et la cuisine pour mon mari, je lisais et regardais la télé. C’était bien, c’était assez, mais pour combien de temps?» (p.44)

Les personnages de Felicia Mihali ont souvent une attitude passive face aux difficultés du quotidien. Ils attendent que la vie arrange les choses, en bien ou en mal. C’était particulièrement fort dans Le pays du fromage ou encore dans son magnifique Dina.

Un roman fascinant et déconcertant que La bigame. L’impression d’entendre des propos que jamais personne n’ose dire sur les immigrants, leurs problèmes et leurs manières de composer avec le milieu où ils s’installent. Ça grince souvent et l’écrivaine est sans pitié envers ses concitoyens.

Un retour en Roumanie, pour les funérailles de la mère de la narratrice, donne lieu à des scènes surréalistes. Des moments incroyables qui m’ont abasourdi. Deux mondes qui se heurtent pour le meilleur et le pire. C’est hallucinant, dérangeant et absurde. Une confrontation de la tradition et du présent qui laisse la fille muette. Elle est devenue une étrangère dans son pays, une migrante de l’intérieur.

Un roman fort, passionnant, que tous les intervenants qui déblatèrent au sujet de l’immigration et qui en font souvent une simple question mathématique devraient méditer. Ça bouscule et change complètement notre regard. Monsieur Legault, notre premier ministre, lit tous les soirs pour oublier les aspérités de la politique, dit-on. Il devrait parcourir l’œuvre de madame Mihali. L’écrivaine devrait lui envoyer un exemplaire. Ça lui ferait voir une autre réalité.

Felicia Mihali est formidable dans ce roman et elle m’a encore surpris et ravi. Un sujet d’actualité, un regard percutant et unique. 

 

MIHALI FELICIALa bigame, Éditions HASHTAG, Montréal, 148 pages.

https://editionshashtag.com/product/la-bigame/

mercredi 18 mai 2022

LA TERRIBLE DÉCISION DE PARTIR VIVRE AILLEURS

ANAÏS GACHET vient de publier un court essai autobiographique fort intéressant avec Du coup, j’ai fui la France. Avec un titre semblable, on sait à quoi s’attendre. Le «du coup» chez les Français est aussi fréquent que les «là, là» de Jean Tremblay, maire de Saguenay, à la belle époque. L’auteure est née en France, dans le sud-ouest, un petit village nommé Callas. Après ses études, elle a l’espoir légitime de prendre sa place dans son milieu, mais rien ne s’est passé comme elle le souhaitait. La société française me semble assez sclérosée et y vivre ses rêves s’avère difficile. Une France déchirée, avec toutes les nations du monde, nous l’avons constaté lors des récentes élections présidentielles. C’est loin d’être l’harmonie non plus aux États-Unis depuis Donald Trump et c’est terriblement inquiétant qu’un Pierre Marcel Poilièvre tente de se faire élire à la direction du Parti conservateur du Canada. Que dire de la présence d’Éric Duhaime comme chef d’une formation politique au Québec? Alors, pourquoi partir, aller dans un autre pays pour voir si l’herbe y est plus verte? Il y aurait 2,5 millions de Français qui ont quitté la France avec madame Gachet pour tenter leur chance à l’étranger.  

 

Non, le Québec n’est pas le premier choix de ces migrants. La Suisse, les États-Unis, le Royaume-Uni, la Belgique et l’Allemagne arrivent avant nous. J’ai des amis de longue date qui sont nés en France, surtout en Bretagne. Ils se sont très bien adaptés, œuvrant dans le secteur culturel et à l’usine. Ils ont vécu en région et à Montréal et ce fut toujours un plaisir que de se croiser et de pouvoir partager des moments. J’ai même eu la chance de travailler avec l’un d’eux et de tout faire pour que le livre et la littérature restent des éléments contagieux. 

Ce qui rend le court récit d’Anaïs Gachet intéressant, c’est la question qu’elle se pose. Pourquoi part-on? Pourquoi quitte-t-on son pays? «Le Français qui quitte la France — mais ça, on ne le dira jamais au journal de TF1 — lui aussi fuit une certaine misère intellectuelle : fermeture d’esprit, misogynie, racisme, statu quo politique, gérontocratie.» (p.27) 

Madame Gachet se montre sévère, mais pour migrer, il doit y avoir une «façon d’être» qui heurte et empêche de réaliser ses rêves. 

Si certains doivent abandonner leur pays pour sauver leur peau (je pense aux Ukrainiens qui fuient la guerre et l’horreur), ce n’est pas toujours le cas. Les Français partent parce qu’ils ressentent un malaise, je dirais «certaines entraves» à vivre leurs rêves dans leur société. Ce qui est terrible, on le comprendra. Rien n’est pire pour un jeune, homme ou femme, que de constater qu’il ne pourra s’épanouir dans son travail et se heurtera à une foule d’empêchements qui le confinera dans des tâches subalternes!

Nous avons presque tous dû migrer de la campagne vers la ville au Québec dans les années 70. Nous avions compris que nous ne pouvions demeurer dans nos villages et vivre nos rêves. Notre avenir était ailleurs. Ce n’est pas quitter son pays, mais nous perdions tous nos repères en nous installant en plein cœur de Montréal. La migration intérieure est exigeante et je connais des amis qui, après un an, n’en pouvaient plus. 

 

PARTIR

 

Le lieu où l’on est né et où l’on se sent chez soi, même si beaucoup de choses peuvent vous heurter, nous a pour ainsi dire ouvert les yeux sur le monde. Ça demande du courage de partir et une fois rendu à destination, l’adaptation ne se fait pas en claquant des doigts. Transplantez un arbre et il prendra des années à refaire son réseau de racines et à grandir. Bien plus, il restera un spécimen un peu différent. Il vit moins longtemps aussi et n’atteindra jamais les dimensions de son pareil né en forêt. C’est dire. 

Les humains sont-ils si différents?

Anaïs Gachet s’est retrouvée avec des migrants au Québec. Un réflexe normal. Toujours plus facile de vivre avec des gens qui partagent les mêmes difficultés, certainement. Comment s’acclimater alors, découvrir un nouveau milieu, s’adapter aux pulsions et aux habitudes de la majorité des Québécois? J’use le mot avec beaucoup de prudence, mais les «ghettos» ne sont jamais les lieux idéaux pour connaître un autre pays. Mes amis bretons sont venus en région et ils se sont glissés dans nos vies avec humour, enthousiasme et plaisir. Ce ne fut pas toujours facile, mais cela est allé de soi avec un travail où ils ont pu réaliser certains de leurs rêves, fonder une famille et avoir des enfants. 

 

AVENIR

 

Qu’allons-nous devenir en abandonnant pays et famille, son milieu, son village et une certaine tradition? «Alors que sur mon cellulaire, MétéoMédia annonce la fin des chaleurs extrêmes au Québec, je prends conscience que ce que mon père m’a dit au sujet de mes ancêtres (le fait que je ne pouvais pas tourner le dos à ce qu’ils s’étaient battus pour nous offrir) était moins une volonté de me faire culpabiliser de quitter ce qu’ils s’étaient battus pour avoir, qu’une peur. La peur que ma fuite me déconnecte de ma famille, de mon pays, de tout ce qui constitue ce qu’il connaît de mon identité et donc que sa fille ne soit plus vraiment sa fille, que la distance quotidienne, émotionnelle que creusera forcément notre séparation physique me fera devenir une autre personne; une étrangère à ses yeux.» (p.30) 

C’est ce qui arrive forcément. J’ai vécu dix ans à Montréal et quand je suis revenu au village, j’étais un survenant. J’avais coupé un fil. 

 

TRAVAIL

 

Madame Gachet fonde sa compagnie de danse où elle œuvre avec les autochtones. La question identitaire est au cœur de leur travail et de leurs réflexions. On le comprend. Les Premières Nations, pour s’affirmer et se faire respecter, doivent affronter des difficultés inouïes, même si le vent tourne actuellement. Elle multiplie les expériences et va jusqu’à suivre des cours de création littéraire. Ça m’a un peu étonné. Ce genre de cour où l’on s’attarde prétendument aux complexes des Québécois face à la France me semble dépassé. Bien sûr que ce sentiment a existé, mais nous ne devons surtout pas réduire notre littérature à ce seul point de vue. Les écrivains du Québec, à partir des années 1900 et même avant, ont tenté de dire un univers personnel et américain. Que ce soit avec Marie Calumet, de Rodolphe Girard, ou encore La scouine d’Albert Laberge, nous sommes loin des timides qui lisent les auteurs de la France en soupirant. Que dire de Ringuet, Roger Lemelin, Gabrielle Roy, Marie-Claire Blais, Jacques Poulin, Victor-Lévy Beaulieu et Francine Noël? Madame Gachet n’a pas eu de chance. Dommage. 

Et quand on veut étudier les textes des femmes, normal que les autochtones et les migrantes soient peu présentes si on se situe dans un contexte historique. Si on va vers une littérature contemporaine, obligatoirement nous devons tenir compte des arrivantes et des minorités.

 

UN CHOIX

 

Madame Gachet réfléchit à l’exil, rencontre des compatriotes, discute de ses origines et à de ses choix. Une démarche fort intéressante sur le phénomène des immigrants, de ceux et celles qui partent et rentrent après quelques années. Abla Farhoud a écrit des livres formidables sur le sujet. Je signale son admirable Au grand soleil cachez vos filles qui traite du retour au pays d’origine qui se fait plutôt mal. 

Partir, c’est mourir un peu, dit-on. Migrer pour toutes les bonnes ou mauvaises raisons, c’est abandonner un lieu, un village, des amis, une famille, une pensée pour se retrouver dans un milieu à apprivoiser. C’est se donner un regard différent et d’autres manières de faire. Certains y arrivent plus facilement que d’autres, certainement. 

Du coup, j’ai fui la France propose une réflexion importante dans un monde où les gens bougent de plus en plus pour réaliser leurs rêves. Difficile de changer ses référents pour s’intégrer à sa société d’accueil. Madame Gachet en témoigne parfaitement avec ses hésitations et ses réflexions. Elle m’a secoué et, certainement, nous n’avons pas fini de parler de ce sujet avec les migrations de plus en plus importantes. Un livre qui vient à point.

 

GACHET ANAÏSDu coup, j’ai fui la France, Éditions HASHTAG, 104 pages, 20,95 $.

https://editionshashtag.com/auteurs/anais-gachet/