IL Y A DES ouvrages qui s’avèrent importants et nécessaires à notre compréhension du Québec de maintenant. Surtout, ils nous offrent l’occasion de découvrir en quoi nous sommes une société différente sur ce continent américain. Denis Monière vient de signer l’un de ces livres avec Roger Frappier, oser le cinéma québécois. Un essai qui permet, en suivant la carrière de cet homme, de mieux saisir les hauts et les bas de cette forme d’art moderne au Québec, d’effleurer ses grandes réussites et de mettre le doigt sur des problématiques endémiques qui semblent difficiles à éradiquer. La diffusion, par exemple, du film québécois sur tout le territoire. Le nom de Roger Frappier vous est familier si vous fréquentez plus ou moins les créations québécoises. Une figure incontournable, un pionnier qui aura à peu près tout accomplit dans ce milieu à partir des débuts de la Révolution tranquille. Réalisateur, critique, producteur, militant, lobbyiste, il a été sur tous les fronts pour faire avancer cet art qui devait résister à l’envahisseur américain qui s’appropriait tous les écrans dans les années 60. Il est aussi à l’origine de plusieurs organismes gouvernementaux qui s’avèrent indispensables à la création d’œuvres originales en français au Québec.
Denis Monière prévient rapidement le lecteur. Il ne s’aventurera pas dans la vie privée de Roger Frappier. Il s’en tient au personnage public qui a occupé toutes les scènes et qui signait des textes régulièrement dans les journaux et les magazines dans les années 70 et subséquentes. L’amoureux fou du film, le militant qui voulait faire de cet art un des leviers de la libération nationale et de l’affirmation des Québécois d’expression française en cette terre d’Amérique.
Ce sera le combat de sa vie.
Le documentaire d’abord, très populaire dans les années 60 et qui caractérisera notre approche du cinéma avec des créations marquantes comme celles de Pierre Perreault et d’Arthur Lamothe. Une façon de faire qui demandait peu d’investissements, qui se pratiquait caméra à l’épaule et qui consistait bien souvent à aller rencontrer les gens dans leurs milieux et à leur donner la parole pour inventer une histoire et une trame qui pouvait devenir dramatique. Impossible de ne pas signaler Pour la suite du monde de Pierre Perreault, un chef-d’œuvre du genre. Ce fut une révélation pour moi que ces films alors que je fréquentais l’Université de Montréal. Ce regard a marqué surtout mon roman : La mort d’Alexandre.
Cette façon de faire permettait aux nouveaux réalisateurs de tourner à peu de frais. Nous abordons ici le financement, l’éternel problème de la culture québécoise.
PREMIERS PAS
Frappier s’intéresse d’abord au Grand cirque ordinaire. Une troupe de théâtre fondée en 1969 par des jeunes qui deviendront des figures connues au Québec : Paule Baillargeon, Jocelyn Bérubé, Raymond Cloutier, Suzanne Garceau, Claude Laroche et Guy Thauvette. Des comédiens et comédiennes qui choisissent alors de s’exprimer dans des créations collectives et qui misent sur l’improvisation. Il y aura aussi le phénomène Raoul Duguay qui fascinera Frappier. Ce seront ses premiers pas dans cette aventure qui aspirera toute sa vie.
« Il s’est engagé dans le cinéma avec l’ambition d’en faire un instrument de prise de conscience d’une identité nationale et un outil de libération nationale. » (p.8)
Il faut savoir que la situation était désolante pour ne pas dire décourageante quand il a commencé à vouloir tourner ses propres projets. Le travail des réalisateurs d’ici était condamné à demeurer dans l’ombre et n’était à peu près pas fréquenté par les amateurs. La quasi-totalité des salles de diffusion appartenait à des Américains et les Québécois découvraient surtout les succès d’Hollywood dans ces lieux de projection. On ne se donnait même pas la peine de traduire les films. Le cinéma était en anglais alors un peu partout au Québec.
« Un peuple peut-il continuer à vivre en ne voyant sur ses écrans que les rêves des autres ? » (p.59)
Rapidement, Roger Frappier deviendra un acteur incontournable du milieu avec les pionniers que furent Arthur Lamothe, Pierre Perreault, Denys Arcand, Gilles Carles, Jacques Godbout et quelques autres. Nationaliste convaincu, comme un peu tout le monde alors, il lutte pour l’indépendance du Québec et flirte même avec le FLQ dans les années 1970.
Il regroupe les artisans du septième art dans des unions qui cherchent à se doter d’outils pour faire des projets qui se tiennent et surtout d’avoir les moyens pour être de leur époque et ne pas rougir devant les nouveautés qui arrivent des États-Unis et qui séduisent tant le public. Il frappera alors à toutes les portes pour que cette industrie, qui n’en porte pas encore le nom, se développe, produise des films de qualité. Plus que tout, le cinéma a besoin d’argent, de sommes importantes quand il s’agit de tourner des œuvres de fiction.
« Les objectifs essentiels visés par l’ARFQ (l’Association des réalisateurs de films du Québec) étaient de permettre aux créateurs de chacune des disciplines d’avoir véritablement voix au chapitre des politiques et mesures qui les concernaient directement et de diminuer la présence des commerçants qui ne devaient plus occuper majoritairement et massivement le territoire de la culture et de la cinématographie québécoise. » (p.80)
Le Québec d’abord, mais rapidement il faut s’ouvrir à l’international, surtout à la francophonie pour la diffusion de certaines productions et les rentabiliser. Le Québec est un trop petit pays pour réussir à rejoindre un nombre suffisant d’amateurs qui pourraient remplir les coffres des promoteurs. Surtout, que les cinéastes doivent combattre des préjugés et que les cinéphiles du Québec ont l’habitude des films étrangers et lèvent souvent le nez sur les histoires d’ici.
Frappier aura la main heureuse en produisant le projet de Denys Arcand, Le déclin de l’empire américain en 1986 qui marquera une étape importante dans ce long et lent processus de reconnaissance et de quête de respect sur les écrans du monde. Un grand succès pour ce film qui rompt avec une certaine conformité au Québec.
ANNÉE MARQUANTE
Il y aura un tournant dans la carrière de Roger Frappier et de plusieurs réalisateurs du Québec, dont Denys Arcand. L’année 1980. L’année de toutes les désillusions avec la défaite du référendum sur la souveraineté du Québec. Activiste et ardent indépendantiste, comme d’autres de ses collègues, Frappier sera déçu et en même temps, étrangement, affranchi du devoir de militer pour le pays du Québec. Comme le peuple a dit non, qu’il refuse de se doter d’un État bien à lui, la question est réglée. Frappier et Arcand décident de s’occuper de leurs affaires et se tournent vers l’international et les coproductions que Frappier avait combattues jusqu’à un certain point. Ce sont les projets individuels qui prennent le dessus et ils ne se sentent plus investis d’une mission et de la tâche de libérer une province qui se souvient si peu et si mal.
« Le pays n’ayant pas eu lieu, la fête étant terminée, on dirait qu’on s’est retrouvé, non plus par rapport à nous, mais par rapport au monde entier. C’est dans cette cour-là maintenant qu’on a le goût d’aller jouer. […] On est condamné à la qualité et à l’excellence. […] Il y a une nouvelle race de producteurs qui a une volonté de faire du cinéma de qualité qui soit commercial et accessible. Cette nouvelle génération de producteurs veut faire des films de niveau international sans mettre de côté la spécificité québécoise. » (p.104)
Frappier deviendra une figure connue et respectée à Cannes et dans tous les festivals où l’on célèbre le septième art. La production de son dernier film, celui de Jane Campion, The Power of the Dog, lui permettra de remporter un Oscar à Hollywood. Comment oublier La leçon de piano de cette réalisatrice ? Un bijou d’intelligence.
Toute une époque défile dans Roger Frappier oser le cinéma québécois, un éveil, un travail acharné pour se distinguer dans un secteur, comme dans bien d’autres, laissé à l’abandon et souvent aux mains des étrangers. Il sera l’un des artisans qui bâtiront la renommée et la qualité des productions québécoises. On pourrait, bien sûr, établir un parallèle avec la littérature et le théâtre. Qui va rédiger la biographie du grand éditeur que fut André Vanasse, ce pédagogue qui a permis à nombre de jeunes écrivains de publier des œuvres originales et de s’imposer sur la scène internationale. Sans compter les figures migrantes de Sergio Kokis et Felicia Mihali qu’il a su faire connaître.
Un ouvrage passionnant qui nous plonge dans les cinquante dernières années, nous offre l’occasion de voir comment le cinéma, surtout celui de fiction, s’est développé au Québec et comment il a évolué pour finir par avoir sa petite place sur tous les écrans du monde.
Denis Monière s’attarde aux combats de Roger Frappier, à ses hésitations, ses échecs et ses belles réussites. Bien sûr, il ne faut pas trop se bomber le torse en suivant cette émancipation, parce que la situation demeure fragile et instable. Et, ce sera ainsi tant et aussi longtemps que le Québec n’aura pas choisi de devenir un pays. C’est là, certainement, le plus grand des projets qui permettra de résoudre bien des difficultés et des manques qui empêchent notre culture de s’épanouir partout, surtout sur le territoire du Québec, comme cela devrait se faire dans ce « pays qui n’est toujours pas un pays. »
MONIÈRE DENIS, Roger Frappier, oser le cinéma québécois, Éditions Mains libres, Montréal, 268 pages.
https://editionsmainslibres.com/livres/denis-moniere/roger-frappier_oser-le-cinema-quebecois.html