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mardi 8 octobre 2024

DOMINIQUE FORTIER MONTRE LA DIRECTION

J’AI ESSAYÉ de lire Notre-Dame de tous les peut-être de Dominique Fortier en format PDF. La maison d’édition n’avait plus de livre papier pour moi et m’a envoyé une copie «dématérialisée». J’ai ouvert le fichier et il y avait des mots, des phrases, mais c’est plus fort que moi, j’ai l’impression devant ­­type de dossier d’être repoussé à l’extérieur, de regarder dans une résidence par une fenêtre embrouillée. Bien sûr, je pouvais l’imprimer, mais j’ai la sensation alors de me retrouver avec un manuscrit qui ne sera peut-être pas la dernière mouture, celle qui arrive après toutes les mutations de la mise en livre.  

 

J’ai profité d’un court séjour à Québec pour m’arrêter à la Librairie du quartier pour me procurer le beau petit volume tout blanc, tout simple. Un vrai livre dans toutes ses dimensions que l’on peut palper, retourner, ouvrir, refermer, humer et souligner ici et là. Pas un ouvrage quelconque, mais mon recueil que j’ai lu dans le jardin derrière la maison Cornelius-Krieghoff au bout de la rue Cartier. Oui, Dominique Fortier m’a fait oublier les bruits de la ville, les autos, les accords de blues un peu plus loin. C’était jour de festival et pourtant je ne suis jamais insensible à cette musique. Le blues occupe toutes mes soirées du vendredi depuis fort longtemps. 

Dominique Fortier ne le précise pas, mais j’ai l’impression qu’elle a rédigé ces pages en travaillant La part de l’océan. Une sorte de carnet d’accompagnement, de réflexions où elle tente de comprendre la direction que va prendre son histoire ou encore ce qu’elle va faire d’un personnage un peu récalcitrant. Ce que l’on écrit pour se garder en écriture, pour se stimuler et se donner de l’élan comme un coureur qui «réveille son corps» avant le marathon. 

Tout d’abord, madame Fortier s’attarde à Philippe Petit, funambule, qui a tendu un fil entre les tours du World Trade Center de New York en 1974. L’homme a franchi les 61 mètres qui séparent les deux édifices, à 400 mètres du sol, sans filet. Une fois, deux fois, trois fois, aller et retour. 

On ne s’y trompe pas. 

Dominique Fortier s’identifie au téméraire qui s’aventure dans des hauteurs vertigineuses quand elle s’avance sur la ligne d’une page. Cette ligne qui vibre selon les caprices du vent et peut-être aussi de l’action. Parce que l’écrivain abandonne son confort et ses habitudes pour se risquer au-dessus du gouffre en entrant en écriture. Il s’élance en mettant le pied sur un mot et un autre, glisse, trépigne presque là où la vie et la mort dansent, bouche contre bouche. Oui, le véritable écrivain joue sa peau en se lançant dans un monde fait de son souffle, de ses idées, de son cœur qui bat au rythme des phrases. Il risque la folie, celle de Melville quand il écrivait Moby Dick et qu’il avait l’impression d’être devenu aveugle. 

L’écrivain se livre à son imaginaire, court sur un fil et peut basculer à chaque pas, perdre l’équilibre dans sa confrontation avec le réel et l’inventé, le vrai et le mensonge. Une fois le câble tendu, Dominique Fortier peut amorcer la traversée de sa fiction. 

Écrire est bien plus que déposer des mots sur une page en suivant une ligne horizontale, en les épinglant les uns à la suite des autres comme on le ferait des vêtements sur une corde à linge. C’est s’offrir de nouveaux yeux, se risquer dans une dimension où tout peut arriver, c’est tenter peut-être de percer le secret de l’univers qui nous cerne et nous garde sur un pied.

 

«Ciel océan.

   Réunis par un fil. L’écriture.» (p.14)

 

Ciel et mer qui se reflètent et s’inventent, à l’image du corps physique de l’humain et de sa pensée certainement. Les deux faces du cosmos que l’on peut explorer avec les mots qui muent en phrases. Réflexions, méditations sur la poussée de l’écriture et ce besoin de dire le monde pour qu’il s’enracine dans un paragraphe ou un chapitre. «Tout ce qui est nommé existe», répétait l’écrivain Alain Gagnon. 

 

«Voici comment on entend habituellement le pacte à la base de tout roman, de toute poésie, de tout ouvrage qui ne prétend pas dire «vrai» : Un écrivain annonce à son lecteur, dès les premiers mots : «Je m’apprête à te mentir. Je te raconterai une histoire fausse en faisant semblant qu’elle est véridique. Et tu feras semblant de me croire.» (p.19)

 

ILLUMINATION

 

Les mots vibrent partout tel un essaim d’abeilles. C’est lumineux dans ma tête. Je sais tout à coup ce que je dois faire avec mon roman que je n’arrive pas à mener dans «ses grosseurs». C’est clair comme la note de guitare qui se prolonge au bout de la rue. Je dois me baigner dans le ciel et la mer pour que Les écartés devienne le livre qui s’ajuste à mon élan. 

Une phrase, un paragraphe plutôt de Dominique Fortier donne une nouvelle dimension à ce projet. C’est tellement limpide maintenant. Je vois ce qui cloche, ce qui empêche le texte de glisser sur le fil de fer tendu entre deux nuages. Dominique Fortier ouvre grand une porte devant et je m’y engouffre avec une joie insoutenable.

La lecture peut faire ça. 

Certains livres sont des fenêtres qui avalent le matin lumineux. Il ne faut surtout pas craindre ces petites illuminations pour écrire. Un souffle m’emporte et me fait respirer à la largeur de l’horizon qui porte toutes les couches de mon imaginaire. Mon histoire va courir sur cette ligne qui soude l’océan et le ciel, se tenir debout sur une déferlante. Tout ce que je ressentais, tout ce que je cherchais depuis des mois en m’enfonçant dans un épais brouillard, devient lumineux dans ma tête.

 

«Les livres dorment en nous jusqu’à ce qu’un charme les réveille.» (p.26)

 

Me voilà fébrile avec Notre-Dame de tous les peut-être dans les mains. Ce tout petit livre qui vient d’abattre un mur. Je peux me risquer sur la ligne maintenant, tout en haut de la page, m’avancer en tendant les bras, devenir funambule. 

Les phrases déboulent. 

Toutes ces couches de mots que je n’ai cessé de coller dans des paragraphes sans jamais être satisfait. Écrire, c’est peut-être courir derrière un verbe sans jamais arriver à mettre la main dessus. On peut l’approcher, l’effleurer, mais il est vif, ici, là-bas, tout près et si loin.

 

«Les livres donnent la part fragile et tremblante,

   la flamme qui vacille.» (p.70)

 

RELECTURE

 

Une fois de retour à Wilson, j’ai relu Notre-Dame de tous les peut-être pour voir si mon excès de lucidité ne disparaîtrait pas comme il est venu. Pour savoir si la magie opérait toujours, si l’épiphanie était encore là. 

Et ce fut la joie, l’espace devant avec les mots qui s’agitaient dans les feuilles des bouleaux. Il me restait à reprendre mon roman, à empoigner l’incipit et à avancer tout doucement, sans jamais perdre l’équilibre et, après mille et mille pas, toucher la fin.

Tôt le lendemain, dans le Pavillon encore aux prises avec la nuit, même si le jour avait les doigts sur le haut de la dune, avec la renarde qui vient toujours me saluer, avant de repartir, aspirée par je ne sais quel parfum qui lui fait fermer les yeux. J’ai avalé une gorgée de café, hésitant un peu parce que mon histoire ne serait plus la même. Ce fameux incipit qui donne des vertiges à tous les romanciers. J’ai posé la main sur le recueil de Dominique Fortier et l’ai ouvert au hasard.

 

«Les livres sont toujours écrits

   à l’ombre de la nuit

   par ce qui reste de lumière.» (p.62)

 

Et aussi cette autre phrase qui est venue mettre fin à l’aventure de madame Fortier.

 

«Quand tu auras tourné la page, j’aurai cessé

   d’exister.

 

   Il n’y de réel que l’incendie.» (p.88)

 

 Et j’ai lancé les mots qui s’agitaient dans ma tête depuis des heures, m’empêchant de dormir, en retenant mon souffle comme si je plaçais des pierres dans un muret et que toutes s’ajustaient parfaitement l’une à l’autre. C’était parti, j’étais sur le fil de fer, à 10000 mètres du sol, avec l’assurance que rien ne pouvait me faire culbuter. 

 

«Je vais encore mentir comme je mens depuis mon premier mot en écriture. Je mens pour cerner la vérité et toucher le réel. Toute vie est un conte et une fiction que nous remodelons sans cesse. C’est en mentant que j’invente ma vie et que je saisis mon passé à bras-le-corps.» 

 

Je sais, je vais tourner, hésiter, je le fais tout le temps. Je dépose Notre-Dame de tous les peut-être à gauche de mon clavier. 

Le recueil va m’accompagner désormais. 

C’est connu, les lecteurs ne découvrent jamais le même livre, surtout pas celui que l’auteur pense avoir rédigé. Chacun y puise selon sa soif et y trouve parfois, ce qu’il cherche depuis des années. Chaque lecteur fait du livre d’un écrivain sa propre histoire. Je vais mentir et me déguiser en liseur glouton pour mieux vous mystifier et me tromper peut-être.

 

FORTIER DOMINIQUE : Notre-Dame de tous les peut-être, Éditions du passage, Montréal, 92 pages.

https://salondulivredelestrie.com/programmation/auteurs/dominique-fortier/ 

mardi 3 septembre 2024

LA TRAVERSÉE DE DOMINIQUE FORTIER

IL Y A DES LIVRES que je voudrais garder avec moi. Peut-être un roman sans fin, celui qui nous enveloppe dans un cocon de bien-être et de bonheur. Un voyage dans un univers étonnant, des personnages qui nous accompagnent dans la longue traversée d’une journée et de quelques arpents de nuit. C’est ce que j’ai ressenti dès les premières lignes de LA PART DE L’OCÉAN de Dominique Fortier. Je me suis attardé au début, y revenant une fois, deux fois pour me mettre en état de lecture, comme avant un marathon où l’on réveille les muscles avant l’effort. Pour m’imbiber de sa prose, de sa cadence avant de m’aventurer dans les éclaircies lumineuses, avec l’impression de me faufiler dans des mondes qui n’existent que pour moi. J’ai parcouru la page sept à voix haute à plusieurs reprises, pour la musique, son souffle et sa respiration qui vient, pareille à la courte vague qui monte sur le sable et bat en retraite. Je m’y suis senti chez moi, à l’aise, comme si l’écriture me portait et pouvait être la mienne. Un moment rare avec cette écrivaine que je lis depuis sa première parution en 2008, soit son étonnant DU BON USAGE DES ÉTOILES.

 

Dominique Fortier nous ouvre le monde de Nathaniel Hawthorne et d’Herman Melville, dans les années 1850, l’Ouest des États du Massachusetts et du Connecticut aux États-Unis. Il fallait un certain courage, pour ne pas dire une grande témérité pour s’aventurer dans les terres de Melville après la somme de Victor-Lévy Beaulieu. Son MONSIEUR MELVILLE, une épiphanie de mon ami, a paru en 1978, soit il y a 46 ans, bien longtemps avant le terrible silence qui fige maintenant l’écrivain des Trois-Pistoles. Dominique Fortier était alors une fillette qui s’amusait peut-être déjà à inventer des histoires.

Nathaniel Hawthorne est né en 1804 et Herman Melville en 1819. Les deux se sont croisés, surtout pendant que Melville était en train de rédiger MOBY DICK. On dit qu’il y travailla pendant plus d’un an et demi, ce qui me semble bien peu étant donné l’ampleur de l’ouvrage. L’édition de Penguin Books, édition de 2002, fait plus de 700 pages bien tassées. 

Melville a du mal à terminer ce roman qui l’obnubile et demande toutes ses énergies, comme s’il avait été avalé par le grand cachalot blanc qui obsède le capitaine Achab qui sillonne les océans sur le Pequod pour le retrouver.

Dominique Fortier garde la prose de Melville à l’œil, bien sûr, mais ce qui l’intéresse, ce sont les liens entre les deux écrivains qui habitent tout près l’un de l’autre pendant cette période. 

Et il ne faut pas avoir peur des mots. Les deux sont fortement attirés physiquement, surtout Melville qui ressent une véritable passion pour l’auteur de LA LETTRE ÉCARLATE qui est publié un an avant MOBY DICK. Pour Melville, c’est l’amour qu’il éprouve pour Hawthorne. Il est hanté par l’homme et ami, tout autant qu’Achab est obsédé par la baleine blanche. 

 

DIMENSIONS

 

Dominique Fortier ne se contente pas de raconter les émois de Melville devant son collègue, mais se tourne aussi vers une aventure qu’elle vit avec Simon, une péripétie littéraire (comment pourrait-il en être autrement), un désir qui restera au niveau du fantasme comme celui des deux Américains. Un jeu de miroir entre les personnages que deviennent Melville et Hawthorne, Fortier et Simon, un poète et la rédaction de son livre.

 

«Simon est apparu dans ma vie en hiver.

Il avait attendu que nous soyons séparés par l’océan Atlantique pour m’écrire : Cette nuit, j’ai rêvé à toi.

La table était mise. C’était à ce rêve qu’il écrivait. Et pendant des semaines, j’allais répondre à une voix sans visage s’élevant au milieu de la nuit comme la fumée d’une cheminée, la trace d’une présence, une chose qui dit : là, il y a quelqu’un, de la lumière, du feu.» (p.31)

 

Pour faire le tour de l’acte de création, Dominique Fortier fait appel à Lizzie, l’épouse de Melville qui transcrit les feuillets de son mari. Sa main d’écriture est parfaite, tellement, que l’on croirait qu’il s’agit d’une page imprimée. Des phrases qu’elle ne comprend pas toujours. Et quand elle intervient dans l’histoire, elle y va d’une écriture lisse, sans heurts, pareille à ce qu’elle est dans la vie. Une prose sans points ni virgules, sans lettres majuscules. Une coulée qui dérive avec l’eau de la rivière Saco. 

 

«… je ne serai jamais écrivaine non seulement je n’arrive pas à trouver les images mais même les mots m’échappent tout ce que j’arrive à tenir c’est ce que je peux sentir entre mes doigts cette plume une cuiller en bois les petits doigts de malcolm quand il s’endort comment fait-il herman pour ne jamais se laisser distraire quand il écrit…» (p.43)

 

Le cœur de cette aventure : l’amour de Melville pour Hawthorne et peut-être aussi l’attirance de ce dernier pour l’auteur de MOI ET MA CHEMINÉE. Cet attrait n’arrivera jamais à aboutir, tout comme Achab ne parviendra pas à tuer la baleine qui le hante. 

Une passion refoulée, un désir impossible. En plus, Lizzie est subjuguée par le ténébreux Nathaniel. Là, Dominique Fortier laisse aller son imagination.

 

«… c’est que cet enfant qui n’existe pas encore me fait peur pour une autre raison et s’il allait naître avec une paire d’ailes ou une paire de cornes la vérité c’est que j’ignore qui en est le père — la vérité c’est que je ne suis plus certaine d’en reconnaître la mère…» (p.304)

 

FRAGMENTATION

 


Ça peut sembler emberlificoté avec la fragmentation du récit qui se partage entre l’histoire de Melville et Hawthorne, les propos de Lizzie au je avec celle de l’écrivaine en train de bâtir son livre et des notations, comme des fiches épinglées ici et là pour nous informer sur le monde marin et les océans.

 

«Les méduses n’ont ni poumons ni branchies. Elles sont dépourvues de cerveau comme de cœur. Qu’est-ce que donc qui est essentiel à l’existence si elles peuvent tout de même naître, vivre, se reproduire et mourir? Peut-être simplement l’eau salée dont elles sont composées à près de quatre-vingt-dix-huit pour cent. Il n’est de nécessaire que l’océan en nous.» (p.97)

 

Bien sûr, il ne faut jamais oublier que nous sommes dans un roman et que Dominique Fortier exprime dans LA PART DE L’OCÉAN sa fascination pour la fiction, la lecture et tout ce qui fait qu’un livre apparaît, autant la vie et le temps que le romancier passe à rédiger son texte, le milieu qu’il arpente et qui le hante, avec ce lecteur anonyme et obsédant qui donne une figure autre aux personnages quand ils sont confiés à un éditeur. 

On s’en doute, Dominique Fortier s’appuie sur une correspondance entre les deux auteurs dont on ne peut lire que les missives de Melville. Toutes celles de Hawthorne ont été détruites, on ne sait pas qui. Tout comme on ne peut se pencher que sur les lettres de Kafka à Milena Jesenskà que Danielle Dussault tente de retracer dans L’EXPÉRIENCE MILENA. Les messages enflammés de cette journaliste et admiratrice du grand écrivain ont disparu. Dans les deux cas, personne ne peut dire qui a pris la décision de les brûler.

 

FICTION

 

Nous nous avançons dans des histoires où Dominique Fortier comble les trous avec son imaginaire et aussi la connaissance de son sujet qu’elle ne cesse de ressasser comme tous les écrivains qui travaillent à un roman ou un récit. Madame Fortier met les choses en perspectives à la toute fin de l’ouvrage.

 

«Toute ressemblance avec des personnes réelles ou ayant déjà vécu n’est évidemment pas que le fruit du hasard. Herman Melville et Nathaniel Hawthorne ont réellement existé, de même que leurs proches, et je me suis inspirée d’événements véridiques de leurs vies pour écrire les pages qui précèdent, tout en prenant quelques libertés avec la stricte chronologie. Pareillement, les pensées, les paroles et la plupart des actes que je leur prête sont le fruit de mon imagination et répondent à un désir de justesse plutôt qu’à un souci d’exactitude. De Lizzie, j’ai gardé le nom et le fait qu’elle a pendant un certain temps transcrit les manuscrits de son mari, et j’ai inventé le reste. Bref, avec tout ce que cela suppose de fidélité, de trahisons et de pas de côté, j’ai voulu faire de leur histoire — et de la mienne — une fiction.» (p.323)

 

Je me suis laissé bercer par la prose de Dominique Fortier, comme lorsque je m’assoupis par les jours calmes et chauds au bord du grand lac, quand la vague, toujours défaite et reprise, me pousse dans les cercles du sommeil ou encore dans la rêverie. 

C’est ce qui importe. 

Dominique Fortier présente une formidable lecture de MOBY DICK, ce roman si mal reçu à sa parution en 1851 et boudé par la critique. Il aura fallu la patience de l’eau et de la mer pour trouver la place que cette œuvre monumentale devait avoir dans la littérature mondiale.

La passion, un amour rêvé et inatteignable, certainement la quête de l’écrivain qui va en aveugle imaginant sa destination quand il sent le port s’éloigner et qu’il s’enfonce dans la brume où tous les chemins s’abîment. Le désir de Melville pour Hawthorne ne se concrétisera jamais dans des gestes, des mots, des bouts de phrases, le plaisir et la douleur, mais restera une poussée vers l’inaccessible, une forme d’idéal et de perfection qui peuvent vous détruire ou vous abandonner comme un spectre après avoir été propulsé hors de vous et des frontières connues. Personne ne sort indemne d’une telle aventure. 

La passion refoulée de Melville pour Hawthorne se moule à l’obsession du capitaine Achab qui vend son âme au diable pour retrouver le cachalot qui lui a volé un membre. Il est condamné à claudiquer sur le pont, avec sa jambe de bois qui marque le temps et qui va l’emporter corps et bien avec son équipage. 

C’est magnifique et hypnotisant ce roman de Dominique Fortier. Je m’en suis réchappé un peu croche, me retenant à tous les passages que j’ai soulignées en jaune, me laissant étourdir, soulever par la puissante écriture de l’auteure, tout comme Ismaël qui, après toutes les aventures, s’accroche au cercueil de Queegueg qui flotte dans les vagues comme un bouchon. La tombe, le dernier lit, devient la nacelle de vie et d’espoir. Un roman magnifique où Dominique Fortier donne sa pleine mesure encore une fois. Étonnant et subjuguant.

 

FORTIER DOMINIQUE : La part de l’océan, Éditions Alto, Québec, 328 pages.

https://editionsalto.com/livres/la-part-de-locean/

jeudi 13 octobre 2022

LA GRANDE QUÊTE DE DOMINIQUE FORTIER

DOMINIQUE FORTIER connaît des moments d’insomnies et décide de combler ce passage à vide en écrivant. Vous le savez, le temps s’étire et les heures peuvent devenir interminables lorsque vous n’arrivez pas à fermer l’œil et que vous avez l’impression de devoir vous battre avec votre oreiller. Écrire pour colmater les brèches en attendant la poussée du jour, la lumière du soleil qui rend le monde visible et rassurant. Ces plages de nuit permettent une plongée en soi, dans Quand viendra l’aube, un petit livre d’à peine une centaine de pages qui nous entraîne dans l'intimité de cette grande écrivaine.


J’aime les carnets, ce genre littéraire qui se faufile dans les coulisses et surprend un auteur que nous connaissons souvent dans ses déguisements et ses fictions. Dans cette forme d’aventure, il enlève son maquillage et son habit de scène pour se montrer dans sa vérité et sa fragilité. Tous les masques tombent et l’humain se révèle. Le rôle qu’impose la société disparaît.

C’est une Dominique Fortier tourmentée, hésitante, peu sûre d’elle que l’on retrouve dans ces courts textes. La femme dans ses inquiétudes et ses craintes se manifeste, mais aussi celle qui fréquente le bonheur dans les lieux qu’elle habite et qu’elle aime plus que tout. L’insomnie fait surgir des peurs et des angoisses, des questions qu’elle n’aborde jamais dans sa vie active ou en plein jour. 

«La pluie crépite sur le toit en tôle, de tout petits doigts qui pianotent. Je finis par ouvrir les yeux pour découvrir que ce n’est pas le soleil qui se lève, mais la lune qui flotte dans le coin de la grande fenêtre donnant sur la pointe de Prouts Neck; son éclat multiplié par les gouttes d’eau sur la vitre comme par autant de loupes minuscules fait une sorte de projecteur laiteux qui plonge la chambre dans une clarté bleutée semblable aux premières lueurs du crépuscule de l’aube. J’écris ceci au milieu de la nuit, un faux matin.» (p.7)

J’ai renoncé à travailler le soir, avant d’aller au lit, parce que je passais des heures à me coltailler avec les personnages qui me rendaient mal à l’aise et qui venaient me hanter. Oui, il nous arrive de fréquenter des héros que l’on aime moins. Je pense à mon Ovide dans Les oiseaux de glace qui me perturbait drôlement.

Écrire pendant ses insomnies n’arrange certainement pas les choses. J’affirme cela, mais je ne sais rien. Je m’adonne à mes fictions tôt le matin parce sans cela, mon sommeil deviendrait une course à obstacles jusqu’aux premières lueurs de l’aube, ce moment où les corneilles en ont long à dire. Peut-être qu’elles ne peuvent s’empêcher de raconter leurs mauvaises nuits et leurs rêves, ces grandes jacasseuses.

 

DÉMARCHE

 

Dominique Fortier se laisse aller et les mots l’entraînent un peu partout. C’est le propre du carnet que de partir sur un sentier, un tout petit chemin avec des courbes et des buttes, des bancs et des points de vue qui nous arrêtent. Rien ne presse alors. Contempler un arbre devient une chose importante ou surveiller les agissements d’une mésange un véritable devoir. 

J’aime particulièrement la réflexion qui amorce l’ouvrage de Dominique Fortier. Elle s’attarde à la définition de l’aveugle. Comment percevait-on ce handicap dans l’antiquité? «Être aveugle, ou aveuglé, ce serait en somme l’équivalent d’un éblouissement, d’un trop-plein de lumière, à cette différence près qu’à celui qui se fait éblouir (on disait anciennement esbleuir), tout paraît bleu.» (p.8)

Quelle belle métaphore pour montrer le périple de l’écrivaine! Voilà qui cerne bien le carnet, cette aventure où elle avance en tâtonnant. Surgissent alors des moments ou des événements dont elle n’a jamais parlé pour toutes les bonnes et mauvaises raisons du monde. 

Dans L’enfant qui ne voulait pas dormir, j’ai hésité après m’être surpris dans des souvenirs que j’avais profondément enfouis pour ne plus y penser. C’est revenu à la surface, cette peur de la mort, mes veilles dans la nuit, mes tremblements devant la fenêtre.

Je me devais de tout garder. Cette forme d’écriture exige de ne jamais succomber au raisonnement ou à l’organisation. Il faut suivre l’imagination vagabonde qui vous entraîne dans le pays des réminiscences, des odeurs et des musiques étonnantes. Les auteurs qui réfléchissent trop dans la rédaction d’un carnet biaisent l’entreprise et basculent du côté de l’essai.

Bien sûr, on n’invente rien en se risquant dans cette écriture. Nos préoccupations s’imposent, nos obsessions, des douleurs que l’on croyait effacées. Le décès de son père, encore toute récente, un homme tourmenté qui a marqué sa fille s'impose. 

«Ce matin-là, le Saint-Laurent coulait à rebours vers sa source et son origine. À l’heure de la mort de mon père — 10 h 40, le médecin a regardé sa montre —, après un moment d’étale, le balancier cosmique s’est remis en mouvement et le grand fleuve a repris sa course vers l’océan.» (p.11)

Une poussée vers les commencements, avant que tout ne redevienne à la normale. Des lectures, des rencontres et aussi sa fille Zoé qui va en se délestant de toutes les inquiétudes pour profiter de ce qui lui arrive. 

Il y a les retours à la maison près de la mer, la plage, les vagues, les marées, le vent, les goélands qui inventent des mondes et surtout cet air imbibé de sel qui l’enivre et la fait respirer comme jamais. Et Émilie Dickinson qui la hante depuis des années et qui est devenue quelqu’un de concret dans sa vie, autant que les amis qu’elle oublie dans ses jours d’étourdissements et de gros nuages. 

 

BEAUTÉ

 

Toute la grâce et l’intérêt du carnet résident dans ces textes de quelques lignes qui émergent comme un bouquet de fleurs. L’instant vous secoue, des rencontres et des moments inoubliables. La vie dans toute sa beauté et son intensité. Quelques phrases et un monde vous aspire.

Une méditation, un retour sur soi et des événements, des plaisirs comme des douleurs qui vous pincent le cœur, vous rendent conscient et plus vivant. 

«Je ne pense sans doute pas comme il faut, mais chez moi les mots et les idées ne se présentent jamais séparément; je n’ai jamais, avant d’écrire, une idée, même floue, même incomplète, de ce que je m’apprête à dire. L’idée apparaît après, une fois que les mots l’ont incarnée. Pour être tout à fait exacte, elle naît probablement en même temps que les mots qui la nomment et sans lesquels elle ne prendrait jamais corps, mais je n’ai pas réellement conscience de participer ni même d’assister à cette naissance, je ne peux que la constater a posteriori, parfois avec une légère surprise, comme si cette idée avait été énoncée par quelqu’un d’autre.» (p.61)

Voilà qui me plaît. Quand je me lance dans une fiction ou une chronique, je ne planifie rien. Bien sûr, je cherche un élan et une direction. Je sais, la fin arrivera, mais entre ces deux points, c’est l’inconnu. J’adore ce bonheur, le goût des phrases, le risque du plein midi soleil pour me sentir vivant, là, la main sur le tronc crevassé d’un pin blanc et la tête dans les nuages. 

Dominique Fortier se questionne sur son drôle de métier, son amour des livres, certaines rencontres marquantes comme celle de François Ricard, son père, les lieux où elle revient saison après saison avec un plaisir renouvelé. 

Le lecteur découvre la quête de la romancière dans ce livre précieux. Peut-être que c’est tout simplement un désir d’apprivoiser les craintes et de pouvoir respirer le mieux possible qui la pousse vers les livres. Écrire est une passion qui exige tout de votre âme et de votre esprit. Dominique Fortier nous le démontre dans Quand viendra l’aube. Un bonheur à savourer tout doucement, en prenant son temps pour ne rien rater.

 

FORTIER DOMINIQUEQuand viendra l’aube, Éditions ALTO, Québec, 104 pages.

https://editionsalto.com/livres/quand-viendra-laube/ 

mercredi 16 mars 2022

QUE RESTE-T-IL DE NOUS APRÈS UNE VIE


DES TEXTES s’accrochent aux auteurs et ne les lâchent plus. Ils ont beau confier un manuscrit à un éditeur pour en faire un livre, les personnages et l’histoire continuent de les hanter et de les bousculer. Comme si des fantômes les suivaient jour et nuit et venaient souffler dans leur cou et murmurer à leurs oreilles. C’est ce qui est arrivé à Dominique Fortier après avoir publié Les villes de papier où elle s’attardait à la vie de la poète américaine Emily Dickinson. Une écrivaine qui a refusé de publier de son vivant malgré un travail impressionnant où elle a colligé des milliers de lettres et autant de poèmes. À sa mort, elle laisse sa chambre pleine d’objets, de lettres, de textes rédigés sur tout ce qui était à portée de mains, des herbiers, ses robes blanches, une brosse à cheveux, des plumes, tout ce qu’elle utilisait dans l’aventure des jours. Ces choses qui témoignent d’une existence et perdent un peu de leur sens et de leur lustre en étant abandonnées au bon vouloir des survivants. Que nous disent ses meubles, la pièce où Emily dormait et écrivait? Que voyait-elle par la fenêtre au soleil levant? Que reste-t-il d’une vie, que faire des objets que nous ne cessons d’accumuler

 

 

Cette fois encore, après Les villes de papier, Dominique Fortier rôde dans l’univers d’Emily Dickinson. La poète vient de mourir et sa sœur Lavinia découvre des liasses de lettres et un tiroir rempli de courts textes. Des bouts de papier qui ont gardé des odeurs d’épices, de sucre ou d’un fumet qui s’échappait de la cuisine. Des mots parfumés, pourrait-on dire. Elle utilisait des enveloppes, du papier d’emballage, des cartes et des cartons. Un travail impressionnant, l’aventure d’une vie qui se retrouve dans les mains de sa sœur cadette qui ne sait quoi faire de cet héritage. Une Lavinia qui entretient la grande maison ancestrale qui devient une sorte de musée, comme si toute la famille y vivait encore et y prenait ses repas. Cette célibataire un peu rigide fréquente plus les disparus que ses contemporains.

Elle hésite devant ces écrits après avoir respecté en partie les directives d’Emily. Lavinia a brûlé son abondante correspondance comme sa sœur lui avait demandé. Elle n’ose livrer aux flammes ces courts textes, cette poésie étrange qu’elle ne comprend guère. Elle va désobéir et travailler à en faire un vrai livre, pourtant. 

 

Lavinia Dickinson est de la famille de Max Brod, qui choisit d’ignorer les dernières volontés expresses de son ami Kafka, lequel lui avait fait promettre de jeter tous ses papiers au feu sans les lire, d’Otto Frank, qui résolut de rendre public le journal de sa fille morte à Bergen-Belsen. Elle fait partie de ces rares ouvriers du hasard à qui l’on doit des œuvres monumentales qu’ils n’ont pas écrites. 

Combien de personnes faut-il pour faire un livre? Combien d’êtres chacune de ces personnes contient-elle à son tour, combien de fantômes? Et si c’étaient les fantômes qui écrivaient? Quand aujourd’hui je dis «je», qu’est-ce qui parle? (p.38)

 

La cadette n’a rien d’une intellectuelle. C’est une terre à terre qui besogne sans relâche avec des gestes précis qui font des semaines et les saisons. Toute sa vie trouve un sens dans les tâches domestiques où elle astique, recycle et s’occupe des plantes et des objets qui l’entourent.

La décision est vite prise. 

Il faut transcrire les textes d’Emily, les classer, les lire et les corriger si nécessaire pour en faire un livre. Emily utilisait beaucoup de tirets et de lettres majuscules dans ses poèmes. Quelqu’un doit déchiffrer cette calligraphie aussi délicate que les pétales d’une fleur conservée dans un herbier. 

Possiblement qu’elle devait écrire tout le temps en accomplissant certaines tâches domestiques. Les parfums qui s’accrochent aux petits papiers témoignent des activités quotidiennes de la recluse. 

Pourquoi je pense aux feuilles des arbres qui tombent en automne et virevoltent avant de se déposer si doucement sur le sol? Il me semble que les poèmes de mademoiselle Emily sont de cet ordre, quelque chose de beau, d’envoûtant et de fugace, d’éphémère et d’éternel.

 

AVENTURE

 

Nous voici dans l’aventure du livre d’Emily, le travail de sa belle-sœur Suzan qui tente de mettre en ordre les écrits de son amie et celui de la maîtresse de son frère Austin, Mabel, qui vient en relève et mènera la tâche à bien sous les directives de Thomas Higginson. Avec l’aide de la jeune Millicent aussi, la fille de Mabel, qui sait voir comme Emily le faisait si bien. 

C’est peut-être une forme de trahison que de modifier des poèmes qui échappent aux balises habituelles et aux conventions grammaticales. Higginson, tout intellectuel et érudit qu’il soit, ne comprend rien à la manière Dickinson et s’en tient à des règles figées qui défigureront les textes. Qui aurait osé éliminer les tirets dans la prose de Jack Kerouac? Mabel sent bien qu’elle charcute les œuvres d’Emily en les réécrivant selon les normes de l’éditeur obtus et bien trop sûr de lui.

 

Ce que Mabel pressent et que Higginson se refusera toujours à voir, c’est qu’Emily n’a jamais écrit autre chose que des moitiés de poèmes : l’autre demi appartient à qui la lit, c’est la voix qui se lève en chacun pour lui répondre. Et il faut ces deux voix, la vivante et la morte, pour faire le poème entier. (p.221)

 

Un roman plein de fantasmes et de spectres, de vivants et de morts, de mots et de silences. Surtout, c’est un merveilleux arrêt devant ce qui constituait l’environnement et la vie d’Emily Dickinson dans la glissade des saisons, l’accomplissement des fleurs et des senteurs, des saveurs aussi. C’est une fête de l’œil, de l’odorat tout en se mettant à l’écoute du monde qui vibre en soi et autour de soi. 

Un livre formidable de sensibilité, d’attention et de délicatesse où l’on entend respirer les proches d’Emily, le chant des oiseaux autour de la maison, le vent dans les arbres, les parfums qui se répandent dans le jardin. 

 

J’ai bu une Gorgée de Vie —
Savez-vous ce que j’ai payé —
Exactement une existence —
Le prix, ont-ils dit, du marché.

Ils m’ont pesée, grain par grain de Poussière —
Ont mis en balance Pellicule contre Pellicule,
Puis m’ont donné la valeur de mon Être —
Une unique Goutte de Ciel
!

 

                 (Poème Vie, Emily Dickinson)

 

Dominique Fortier circule dans l’univers d’Emily Dickinson avec toute sa sensibilité et son attention. C’est éblouissant. Nous voilà dans la vie, dans ce qu’elle a de plus simple et de plus utile, dans la beauté et la grandeur des jours qui se transforment dans un soupir. 

Et pourquoi confier à ceux qui survivent la difficile tâche de faire un ménage que nous avons négligé de faire, leur demander de détruire des objets et des écrits quand nous n’en avions pas le courage? Cette corvée terrible de vider une maison après la mort d’un père, d’une mère ou d’une sœur. Que faire de ses vêtements, de ses meubles, de ses chaussures, de ses plumes et de ses livres? Tout laisser en place ou tout donner comme nous le faisons trop souvent. 

C’est certainement ce manque de courage qui a fait que Kafka a demandé à Max Brod de tout brûler sans rien lire et qu’Emily exige la même chose de Lavinia. Heureusement, les survivants osent la désobéissance et protègent ces textes qui appartiennent à l’humanité. 

Ce qu’a si bien fait Marité Villeneuve dans Mon frère Paul où elle suit les traces de ce grand frère si doué pour les mots et les phrases et qui a choisi de vivre en reclus, dans une cabane au fond des bois, une partie de sa vie. Ce qu’a fait Emily d’une certaine façon en ne sortant plus de sa chambre pendant les dernières années de son existence à Amherst, dans la maison familiale, où elle aura toujours résidé. Heureusement, je le répète, il y a des désobéissants qui nous permettent de découvrir des chefs-d’œuvre. 

 

FORTIER DOMINIQUELes ombres blanches, Éditions Alto, 248 pages, 25,95 $.

https://editionsalto.com/livres/les-ombres-blanches/

jeudi 19 décembre 2019

UN LIVRE QUI FAIT DU BIEN À L'ÂME

Rafaële Germain
DOMINIQUE FORTIER ET RAFAËLE GERMAIN proposent un livre à quatre mains inclassable et fascinant. Les amies ont décidé de s’arrêter, de trouver le temps d’écrire quelques phrases pendant le jour, un paragraphe peut-être, pour saisir un moment particulier et le sauvegarder. Comme on peut le faire en prenant une photo, en glissant une feuille d’un arbre entre les pages d’un dictionnaire qui ne sert plus qu’à ça maintenant avec Internet. Des fulgurances où elles prennent conscience d’être dans leur corps et leur tête, dans un souffle ou un battement des paupières. Tant de beauté peut nous toucher : un mariage d’oiseaux dans un midi de septembre, un coucher de soleil ou encore la montée des outardes dans une promesse d’éternité, un chat qui s’avance dans le jardin, les propos d’un enfant qui se faufile entre deux secondes pour mordre dans la vie. 
Dominique Fortier

Le titre de ce magnifique livre (je mentionne l’édition et la facture) en dit long : Pour mémoire et en sous-titre, entre parenthèses : Petits miracles et cailloux blancs. Je ne trouve pas d’autres mots. Ce récit fait du bien, propose des bonheurs qui vous font frissonner dans un jour qui ne devrait jamais prendre fin ou quand la nostalgie s’installe, vous repousse dans l’enfance, dans un champ de trèfle avec des milliards d’insectes. Je pense à ces après-midi de décembre où la neige bleue s’étire autour de la maison et porte les arbres comme des offrandes. Je ferme les yeux et des moments reviennent, les pierres du granite rose de la rivière Ashuapmushuan de La Doré où nous avons passé des étés près des bassins et des cascades, avec les ouananiches qui nous surveillaient. Ces instants qui font croire que le paradis existe et que nous y respirons un mot à la main. Parce que l’éden, c’est bien connu, est une grande bibliothèque lumineuse où tous les livres des écrivains attendent avec un sourire.
Les pages de notre aventure se froissent lentement, effacent des bouts de phrases ou, au contraire, se gravent dans notre esprit. Ces moments d’éternité dans les yeux d’une mésange ou dans le creux d’un roman qui ne cessent de m’émerveiller.
Fortier et Germain se laissent emporter par le quotidien, s’appliquent à l’art de vivre et d’être. La vie dans sa banalité. Un caillou parfaitement rond trouvé sur une plage ou encore un bout de bois sculpté par l’eau et les saisons qui rappellent un animal étrange ou la triste figure de Don Quichotte. Une parole qui touche là où ça fait du bien. Je viens de vivre l’un de ces moments de grâce en écoutant la dernière entrevue de Monique Leyrac à la radio. Elle y parlait de ses chansons, des rencontres qui ont bousculé sa vie. J’en avais les larmes aux yeux. Une femme magnifique, surtout dans son grand âge.

SOUVENIRS

Faire durer le bonheur et lui donner du poids. Un peu comme on faisait avec les photos avant l’arrivée du numérique et de l’anarchie des selfies. Combien de temps j’ai passé devant un album qui marquait des moments vécus par ma famille. Des clichés mal classés qui ont fini par glisser dans l’oubli. Des hommes et des femmes, des parents certainement, des oncles et des tantes qui sont devenus des étrangers. Les jours les ont effacés de mes souvenirs. Le temps avale tout. Le travail de Dominique Fortier et Rafaële Germain protège ces moments de ce terrible naufrage.

C’est ainsi que nous avons cueilli au fil de deux saisons, tantôt dans la pénombre et tantôt dans la grisaille, une petite lumière qui scintille : phare, étoile ou mouche à feu, l’œil d’un grand héron, la nacre d’un coquillage, les paillettes sur la jupe d’une fillette de quatre ans-bientôt-cinq pour qui le monde entier est encore brillant comme un sou neuf. Cet ouvrage est un répertoire de miracles fragiles et minuscules que nous avons choisi de garder comme on conserve les fleurs entre les pages d’un livre pour pouvoir continuer à les admirer en hiver - une manière d’antidote au cynisme, à l’absurde, au découragement qui nous assaillent du dedans comme du dehors. Un tout petit acte de résistance. (p.7)

Pour laisser une trace, garder l’ombre d’un geste, un regard, un soupir qui se répand comme une grosse pivoine dans l’extravagance d’une fin de juin. Ces moments où le merle s’égosille dans un matin qui se transforme en boîte à musique, où une famille de canards s’installe près de la maison, les vagues de la mer qui poussent sur la côte les jours de beaux vents, un coquillage sur le sable comme un bijou oublié, le sourire d’une petite fille qui cherche une direction à la vie. Ces instants qui confirment que vous êtes là, dans un temps à nul autre pareil.
Ce peut aussi être une lecture, la question d’un ami qui arrive sans prévenir, une catastrophe. Il faut regarder aller Rafaële Germain, quand l’eau s’en prend à son quartier, lorsque la rivière s’invite dans son sous-sol. La famille monte dans une embarcation et circule dans les rues. Le désastre se transforme en jeu et en aventure. C’est ce qui s’appelle voir les choses autrement. Tout dans la vie a un bon côté.

Un rail de chemin de fer est constitué de trois parties : le patin, qui repose sur les traverses ; le champignon, sur lequel viennent s’installer les roues des trains ; enfin l’âme, le fil vertical qui relie les deux. Selon cette acception, le mot âme n’est pas un principe transcendant, ascendant et désincarné, mais plutôt une sorte de pont, un trait d’union reliant deux choses de nature différente - bois et métal ; terre et mouvement ; corps et rêve ; paysage et souvenir. (p.26)

Les deux amies s’échangent des réflexions, répondent parfois, pas tellement souvent, préférant s’avancer tout doucement dans le midi, s’inventer des chemins, rêver des sentiers d’écriture où il fait bon s’attarder.
Dominique Fortier fréquente la mer, ramasse des pierres étonnantes qui finissent par encombrer la maison j’en suis certain, recouvrir le bord des fenêtres ou encore le haut d’une armoire. Vivre près d’un lac ou d’une rivière, nous transforme en collectionneur de cailloux ou de morceaux de bois travaillés par l’eau et les saisons. Danielle, ma compagne, ne cesse de trouver des sculptures lors de ses promenades. Animaux étranges, oiseaux, reptiles et dernièrement, un Christ en croix d’une maigreur affolante.

CHEMINEMENT

Et voilà les amies qui vont dans leur monde, s’envoient des missives, comme des petits cadeaux que l’on s’offre comme ça, sans demander de retour. Un art de vivre peut-être. La joie que l’on surprend dans le regard d’une enfant qui découvre le bonheur de bouger et de respirer. Dominique Fortier, toujours un peu plus grave, et Rafaële Germain plus solaire dans les jours sombres, les nuits où tout semble nous glisser entre les doigts. Des recueillements pour réfléchir à l’amour, à la vie d’une mère, aux moments précieux avec les filles qui deviennent des adultes si rapidement, l’écriture bien sûr, la mort aussi qui finit par faire sa place parmi nos proches.

On ressemble plus aux arbres qu’on veut bien le croire. Il me semble que, comme eux, nous continuons de porter celui ou celle que nous étions à quatre, onze, trente ans. En nous sciant en deux, on verrait toutes ces personnes imbriquées, de la plus petite à la plus grande, comme des poupées russes. (p.91)

Un livre que j’ai lu en m’arrêtant à chaque phrase, pour soupeser chaque mot et en mesurer tout le poids et la saveur. Ces riens qui font la beauté de la vie et des jours, ces instants que nous éloignons trop souvent d’un mouvement de la main ou d'un signe de la tête.
Un voyage au pays du quotidien, des rencontres, un sourire dans une éternité qui se recroqueville dans le coucher du soleil, un débordement d’existence qui nous fait prendre conscience que l’on est certainement immortel, les pieds dans le sable, dans un été que l’on traverse à bicyclette, suivant une petite fille qui pédale vaillamment vers l’avenir.

La joie est un luxe - nous sommes en train d’écrire un catalogue de luxe. (p.79)

Pour mémoire est un livre précieux comme je les aime. Ces fragments portent à la réflexion, à cette lenteur si chère à Serge Bouchard, à voir le monde et la nature autrement, à retrouver l’enfant qui se recroqueville en soi quand on a l’impression que tout nous échappe. J’aime les échafaudages du quotidien, les matins arrêtés et silencieux, les fins de jour comme des sourires dans un ciel où les mouettes tournent inlassablement, ces plages de froidure qui vous font vous attarder au coin du feu, avec un chat qui ronronne sur vos genoux pour vous rappeler que ne rien faire est déjà tout un travail. Et après, vous vous faufilez dans une histoire ou un récit pour vous échapper tout doucement. Depuis ma première lecture, je rouvre souvent le coffre à souvenirs de Rafaële Germain et Dominique Fortier pour en savourer chaque mot comme un chocolat fondant. Oui, ce livre rend plus vivant et fait du bien à l’âme.


FORTIER DOMINIQUE, GERMAIN RAFAËLE ; POUR MÉMOIRE (Petits miracles et cailloux blancs), ÉDITIONS ALTO, 177 pages, 23,95 $.
https://editionsalto.com/catalogue/pour-memoire/