LIRE DE LA POÉSIE, c’est consentir à perdre ses repères et se risquer dans un espace souvent étrange, tenter d’apprivoiser un langage qui refuse toutes les conventions. Seul, sans guide, il faut faire face aux mots qui avalent l’univers et nous poussent dans le non connu. Partout le noir aspire et ingurgite dans Au milieu de la pénombre. Il reste les vers de Claudine Bertrand pour affronter ce qui survit d’un monde qui s’est défait.
J’ai d’abord parcouru rapidement ce recueil pour avoir une idée du territoire à explorer, m’attardant à une image, à une bulle qui permet de reprendre son souffle, une forme d’éclaircie après avoir marché dans un sous-bois où la lumière ne pénètre guère. J’ai refermé la plaquette avec l’étrange impression d’être passé à côté de quelque chose d’important. Comme si j’avais ricoché avec ces petites pierres effilées que nous nous amusions à faire rebondir à la surface d’un lac dans l’innocence de l’enfance.
J’ai recommencé le tout, retournant les poèmes pour en surprendre les facettes et les saillies, jonglant devant chacune des strophes pour en trouver toutes les aspérités. Et cette impression de flotter où il n’y a plus de haut et de bas, encore moins d’horizon et d’appuis. Comme si je planais dans le noir absolu, ne sentais plus les frontières de ma peau. La poète demande de renoncer à sa pensée pour habiter ses vers, ses mots triés avec une minutie d’orfèvre. Tout seul dans le vide de son corps à dériver dans le cosmos.
ATTENTE
Et j’ai rangé Au milieu de la pénombre dans la pile des livres à lire, le regardant de temps en temps, effleurant la page couverture d’un sombre inquiétant, me penchant sur ce poème qui apparaît sous le titre. À peine visible, telle une luciole dans la nuit, donnant peut-être la clef qui ouvre la porte et indique la direction à prendre.
« On traque son présent
son futur dérobé
le cœur déboulonné
L’aurore balbutie
à peine
Ainsi survivent les légendes »
J’ai relu ce poème des dizaines de fois pour le dire à voix basse, les yeux fermés, devant les grands pins qui frémissent dans les souffles du vent qui viennent toujours du large. Et je répétais le titre, le retournant, le pressant comme une orange pour en extraire le jus. La pénombre, ce lieu où la lumière est empêchée, cet espace où les objets sont à peine présents. Un pays de suggestions et d’esquisses. Comme si je me retrouvais à la frontière de l’univers, rejeté par la galaxie.
J’ai repris le recueil des semaines plus tard, au moment où je croyais avoir renoncé à suivre Claudine Bertrand.
Un peu inquiet pourtant.
Est-ce que je ressentirais la même sensation de perte et d’apesanteur, de flottement et de dérive ? Et pourquoi le fait de ne pouvoir distinguer les choses qui me cernent me rendait si craintif ?
« Ce qui n’est pas encore
la ligne d’horizon
en donne le visage
le dévoile » (p.11)
Comme si l’absence révélait l’envers de ce que nous appréhendons. Je me suis accroché. Et tout de suite après, des lettres, un espoir de langage et de signification peut-être. Pas des mots, mais des signes qui vont comme ces nuages qui se moquent du vent dans un ciel trop bleu.
« Des lettres friables
virent et voltent
vont viennent
émergent et sombrent
Une voix de braise
s’approche
Frôler sa lumière
la rend à son opacité
naissante » (p.12)
Des lettres qui filent entre les doigts avec le sable qui refuse de prendre forme. Pas un mot, mais une ombre qui tourbillonne en soi. Et un élan, un contact, des voyelles pour s’accrocher.
« Certaines voyelles
tels des phares
tracent des pointillés
au crépuscule
L’existence n’attend plus
elle invente des paysages
éphémères
plus qu’éphémères » (p.13)
Une ligne au loin, une fente qui ouvre l’espace. Une destination qui happe toute l’attention. Et toujours ce flou où nous échappons à l’attraction des choses. Même les mots se sont effrités, rendant le langage impossible.
Il reste le désir qui nous emporte au milieu de nulle part, tout droit dans la conscience où il faut se rapailler, se redresser dans sa condition « d’êtreté » comme le dit si bien Carol Lebel.
« Traverser jusqu’ici
la pénombre
nier l’amnésie
Enfanter
d’un langage
non nommé
Rêver de terre et ciel
de fleurs d’aquarelles
gestes primesautiers » (p.15)
Trouver la tangente du rêve et souffler sur l’espoir pour se réinventer, s’abandonner à la vie, s’entourer « d’un élan au parfum de prés verts et trèfles de l’enfance ».
MONDE
Et je me suis senti happé par Claudine Bertrand, entre chien et loup, au moment du triomphe du crépuscule, lorsque les choses implosent pour disparaître dans la nuit. Tout dans cette palpitation de l’instant avec une ébauche de langage qui s’accroche à quelques voyelles. Respirer comme quand on refait surface après avoir nagé dans la lumière tamisée, avec les ombres qui flottent dans le tiède de l’eau.
« Parfois le corps se souvient
enserrant dans ses plis
échappant au hasard
un rayon de lune
à faire pâlir
la mer noire » (p.33)
Réchappés des discours et des inventions rationnels qui ont détruit la planète et tout ce qui est vivant. L’avenir se love dans cette langue retrouvée et renouvelée, le souffle qui fait vibrer toute chose. Il n’y a que le maintenant puisque les épaisseurs du langage se sont évanouies.
ESPOIR
Claudine Bertrand nous redonne un espace et une certaine réalité. Le désir remonte à l’aube de tous les temps. Nous réussissons désespérément à demeurer là, devant la terrible tâche de renommer ce qui existe pour repêcher l’essence du monde.
« Nous mesurons
notre échéance
pas à pas
Ivres d’écrire
nous la mesurons
mot à mot
Ainsi toute vie
s’amenuise
dans la nôtre » (p.63)
Jour après nuit, geste après hésitation, parole après râle, l’écriture permet d’habiter l’univers et de rester vibrant dans sa conscience et celle de l’autre.
Terrible poésie qui nous plaque dans le désastre de la planète, enviable lucidité de Claudine Bertrand qui résiste inlassablement dans l’angoisse de la Terre qui perd ses horizons. Après ces allers et autant de retours d’Au milieu de la pénombre, je me suis senti vivant et capable de construire des cathédrales avec les quelques mots qui survivent dans les ruines du présent.
BERTRAND CLAUDINE. Au milieu de la pénombre, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 2022, 64 pages.