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jeudi 9 octobre 2025

LA QUÊTE D’IDENTITÉ DE STANLEY PÉAN

STANLEY PÉAN vient de signer son trente et unième ouvrage en trente-sept ans d’écriture. Il a fait ses premiers pas en 1988 avec La plage des songes et autres récits d’exil. Après, tout s’est enchaîné avec des publications remarquées, de nombreuses collaborations à des périodiques. Un écrivain prolifique qui a exploré tous les genres, esquissant un univers singulier qu’il ne cesse de renouveler. La pénombre propice regroupe vingt-cinq nouvelles, dont certaines (sept en tout) ont paru dans des revues. Encore une fois, Péan se faufile dans des zones inquiétantes, des lieux un peu troubles, mal éclairés où tout peut se confondre. Une sorte d’entre-deux où les fantasmes, les peurs et les craintes se matérialisent. L’écrivain aime les flous identitaires, les moments où ses personnages ne savent plus sur quel pied danser, parce que hantés par une force qui les pousse dans des terrains incertains. Ils peuvent alors échapper aux limites de leur corps ou encore être avalés par une entité où le «je» devient un «autre». 

 

Je lève les yeux et surprends la pleine lune dans la grande fenêtre qui donne sur le lac. C’est peut-être ça, Stanley Péan, cette lumière diffuse qui transforme mon petit monde en royaume d’ombres et de spectres. Un moment où des êtres éthérés peuvent s’avancer sur la galerie, coller leur nez à la vitre, se pencher sur les phrases de mon carnet. Là, où mes mots se bousculent et peuvent se répandre dans une chronique ou pas. On disait tout ce qui nous passe par la tête, dans mon enfance, tout ce qui vient sans réfléchir, spontanément, n’importe comment et qui permet à l’inconscient de se faire entendre. 

C’est peut-être ce que fait Stanley Péan quand il laisse courir ses doigts sur le clavier de son ordinateur et qu’il libère ses peurs et des obsessions. Il y a toujours un air de jazz, bien sûr, qui colle à ces endroits, des personnages un peu inquiétants qui s’échappent des ruelles après avoir consommé certaines substances. Un lieu flou où germe la plainte d’une trompette, les thèmes de ses écrivains favoris où des hommes et des femmes tentent de se poser au fond d’un verre ou d’une bouteille. Plus simplement un proche qui sort de son silence pour régler ce qui ne l’a pas été pendant qu’il avait toute la vie devant lui. Ils hochent la tête, dans un chorus repris par un groupe anonyme qui souffle pour ne pas disparaître. Tout est possible alors et le temps devient poreux, le passé et le présent s’amalgament, les promesses fusionnelles et amoureuses s’imposent, les mots qui laissent l’âme en charpie ont le champ libre. Et, un doigt d’alcool calme certaines griffures qui ne cicatrisent jamais. 

 

PERSONNAGES

 

Il y a surtout des personnages que Stanley Péan fréquente ou qui viennent le surprendre. Marvin Courage est toujours en quête d’un air ou sur les traces d’un musicien qui est passé telle une météorite dans la planète jazz. L’alter ego de Stanley, bien sûr, qui tente de retrouver le trompettiste Wilbur Harden, qui a disparu après un séjour dans un l’hôpital. Des problèmes de santé mentale, certainement. Un spectre, il en a eu beaucoup dans ces lieux, où l’on confondait le rêve et la réalité, où l’on n’hésitait jamais à consommer des substances qui permettaient d’aller plus loin dans l’univers sonore et rythmique.

 

«Je ne trouve pas grand-chose à propos de ce Wilbur Harden; juste quelques allusions, dans une discographie de John Coltrane. À croire qu’il n’a jamais existé. Le Dictionnaire du jazz m’assure le contraire : trompettiste né en Alabama, Harden fait ses débuts au sein d’orchestres de rhythm and blues avant de rejoindre Yusef Lateef, à Détroit, en 1957. Installé l’année suivante à New York, Harden endisque aux côtés de Trane et de Tommy Flanagan.» (p.25)

 

C’est ce que j’aime chez Stanley Péan, sa façon de se faufiler dans les coins obscurs du jazz pour retrouver des figures furtives, comme ce Wilbur que seuls les vrais passionnés connaissent. Il l’a fait bellement avec de grandes musiciennes demeurées dans l’ombre (peut-être la pénombre) dans son essai Noir satin paru en 2024. Des femmes admirables que leurs compagnons ont éclipsées en prenant le devant de la scène, faisant oublier ces musiciennes remarquables qui ont été responsables de plusieurs de leurs succès. 

 

LE DANGER

 

Tous les personnages de cet opus s’avancent sur une corde raide. Un pas ou un faux mouvement et ils basculent. Le réel n’est guère fiable chez Péan. Il est possible de glisser dans la peau d’un autre ou d’être envahi par une entité qui prend possession du corps. Ils vivent la passion, son contraire aussi, la violence et l’impression de n’avoir nul endroit où se poser, ou ils culbutent dans une faille, un autre temps.

 

«Puis, au moment de ressortir des toilettes, rien ne va plus. De l’autre côté de la porte m’attend un club bondé de la Rive gauche parisienne, circa 1950, si je me fie aux coiffures et aux habits de la clientèle. Je secoue la tête pour chasser cette hallucination. Peine perdue. Même le décor derrière moi a cédé la place à un cabinet assorti à ce bistro.» (p.30)

 

Un monde où les époques glissent l’une dans l’autre, intemporelles, comme la trompette de Miles qui gémit en sourdine. Un temps plein de trous et de personnages qui vont ici et là sans trop faire de remous. Et il y a ces âmes errantes en quête d’un corps, prêtes à squatter un individu. Ils aiment les êtres perturbés, ceux et celles qui dissimulent mal leurs blessures. Ils savent tout, ces esprits envahisseurs, devinent quand le moment d’agir est venu.

 

«Les adeptes de la psychanalyse freudienne m’auraient peut-être désigné comme une manifestation du “ça” d’Émile, la part de sa psyché gérant son instinct, uniquement axée sur ses pulsions primaires et son besoin de les satisfaire, peu importe les conséquences. L’hypothèse me fait un peu rigoler, car elle fait abstraction de l’existence, insoupçonné j’ai conviens, d’entités telles que moi, qui habitons l’inconscient de certains êtres humains depuis l’aube des temps et infléchissons leur destin.» (p.111)

 

Des êtres qui peuvent, à un moment ou un autre, pousser des individus dans des gestes incohérents qu’ils ne sauraient expliquer. C’est le pouvoir du jazz aussi de réveiller ces êtres dormants avec un solo de trompette ou de saxophone. Tout ça dans un monde familier et étrange. Et pourquoi pas une rencontre avec. Réjean Ducharme, l’écrivain invisible qui accepte de se confier.

 

«— Mes livres parlent du chagrin québécois, de la tristesse québécoise, de ce sentiment d’esseulement, d’essoufflement qui nous caractérise. Mais, malgré ce blues, ce spleen, il y a du courage et de la gaieté dans l’âme québécoise. C’est ça que j’essaie d’exprimer dans mes romans.» (p.123)

 

Je m’en voudrais de ne pas signaler cette nouvelle où le père de Stanley s’échappe du pays des morts pour servir un café à son fils qui rentre après avoir bamboché toute la nuit. Fort de café est touchant et personnel, ce que Stanley ose de temps à autre, peut-être pas assez souvent à mon goût. Belle vibration de l’écriture dans ce rendez-vous où la fiction permet de colmater des trous. 

 

«Ces mots sont comme un baume sur les meurtrissures du temps qui passe toujours trop vite. Des larmes inondent mes paupières. Mon père a vu juste. J’ai souvent douté de moi, de mes capacités à tenir le rôle de père aussi bien que lui, dont je me suis pourtant plus à critiquer les lacunes. Me revient soudain en tête ce proverbe qu’aimait bien citer maman : la critique est aisée, mais l’art est difficile.» (p.176)

 

Et la dernière nouvelle, celle où Stanley reçoit son alter ego Marvin Courage, ce journaliste inventé pour la couverture du Festival de jazz de Montréal. Une rencontre improbable où Marvin se montre particulièrement agressif. Stanley comprend quand le vrai Marvin cogne à sa porte. Alors, qui était celui au bout de la table à boire son vin?

Je ne prendrai jamais le risque d’inviter mes personnages à une fête. Je pense que je ne serais pas sorti du bois. Ou bien on parlerait de tout en n’abordant jamais l’essentiel en gens civilisés, évitant de secouer les portraits que j’ai faits d’eux, comme ce fut toujours le cas avec ma famille. Un personnage ne peut être satisfait de son écrivain de toute façon, même quand il se cache derrière un «je» qui a tous les visages. Du grand Stanley Péan, à savourer en faisant jouer Miles ou un autre souffleur de monde que l’on ne peut surprendre que dans le contre-jour.

 

PÉAN STANLEY : «La pénombre propice», Éditions Mains libres, Montréal, 2025, 252 pages, 31,95 $.

https://editionsmainslibres.com/auteurs/stanley-pean.html

mercredi 28 février 2024

QUINZE PIONNIÈRES OUBLIÉES DU JAZZ

STANLEY PÉAN vient de publier un livre fort intéressant dans la collection Liberté grande de Boréal. Noir satin présente, brièvement, quinze figures du jazz que l’on a oubliées, quinze femmes que je ne connaissais guère, je l’avoue. Sauf Bessie Smith, bien sûr, l’impératrice comme on dit. Des battantes, des chanteuses, des militantes pour les droits civiques et qui ont lutté contre le racisme aux États-Unis, des audacieuses, des musiciennes accomplies qui jouaient des instruments que l’on réservait aux hommes. La trompette par exemple qui ne convenait pas à la féminité, selon les bonzes de la norme. Et que dire de la harpe ou du trombone? Un voyage dans le temps plutôt fascinant que nous propose l’écrivain et animateur Stanley Péan. Et j’ai retrouvé monsieur Archambault qui signe la préface de Noir satin, celui qui a fait ma joie pendant des années à la radio comme celle de Stanley Péan, d’ailleurs. 

 

J’ai vécu une expérience unique avec cet ouvrage. On le sait maintenant, pour le meilleur et le pire, nous trouvons à peu près tout ce que l’on souhaite sur les sites internet ou encore certaines plateformes. Comme je ne connaissais pas la plupart des artistes présentées par Stanley Péan, j’ai eu l’idée d’aller fouiner de ce côté pour entendre les musiciennes en lisant les textes. Parcourir ces courtes biographies en les ayant dans l’oreille d’une certaine façon et pour me faufiler dans leur univers sonore personnel et original. Découvrir ce qu’elles jouaient et surtout mieux comprendre les propos de l’écrivain. 

Je l’ai déjà écrit, j’aime le jazz et en écoute beaucoup, mais d’une façon négligente, sans trop me préoccuper de qui joue ou chante. Je suis un fidèle des émissions de jazz à la radio depuis toujours. Bien sûr, je reconnais Miles Davis, Louis Armstrong, Billie Holiday, Nina Simone, Blossom Dearie et quelques autres, mais je suis loin d’être un connaisseur. J’ai l’oreille distraite et butineuse en ce qui concerne cette musique.

Alors tout un monde s’est ouvert devant moi en me penchant sur Noir satin. Ma Rainey, par exemple, la «mère du blues». Une chanteuse qui a influencé nombre d’interprètes. Je me suis attardé chez elle juste pour le plaisir. Elle fait partie maintenant de ma liste de favorites à fréquenter. Ça commençait bien mon exploration sonore et mon aventure.

J’ai rapidement pris goût à cette façon de faire parce que les textes de Stanley Péan prennent une autre dimension quand on les lit en étant bercé par la voix de l’artiste ou l’instrument qui vous interpelle. Et rien ne vous empêche de fouiner du côté de certaines vedettes qui ont joué avec la chanteuse ou musicienne en question. Oui, une expérience inusitée et fascinante, je vous le jure.

 

NOMS

 

Stanley Péan n’est pas avare de renseignements et toute une galerie de grands noms défile dans ses présentations. Des femmes sacrifiées comme Lillian Hardin qui a eu une importance considérable dans la vie et la carrière de Louis Armstrong. Elle est en quelque sorte responsable de la montée fulgurante de cette voix singulière et de ce trompettiste unique. 

 

«En somme, ni Lovie Austin ni Lillian Hardin Armstrong n’ont cherché les feux des projecteurs; conséquemment, nulle d’entre elles ne les a trouvés. À la fois parfaites accompagnatrices et cheffes d’orchestre pionnières, compositrices de standards immortels du répertoire jazz et blues, l’une comme l’autre mériterait un buste en marbre dans le panthéon des grands pianistes de l’Histoire, mais toutes deux doivent se contenter de modestes mentions dans les notes infrapaginales des livres d’histoire du jazz.» (p.41)

 

Une belle façon de se laisser bercer par des voix, des musiques et c’est plus qu’une lecture qui se produit alors, mais une rencontre comme si l’on parvenait à se rapprocher d’elles pour saisir la quintessence d’un art et d’une vie. Des moments de grâce, je crois.

 

RENCONTRES

 

Bien sûr, toutes n’ont pas su me charmer à la première écoute. Ce fut quasiment un coup de foudre pourtant avec Mary Lou Williams. 

 

«Mary Lou Williams est perpétuellement contemporaine. Son écriture et ses prestations ont toujours été en avance sur son temps. Sa musique se démarque par ce niveau de qualité qui la rend intemporelle. Elle possède rien de moins qu’un supplément d’âme. (“She is like soul on soul.”)» (p.71)

 

J’ai adoré The Zodiac Suite que j’ai écoutée avec ravissement, et ce à plusieurs reprises. Une féministe à la personnalité très forte, semble-t-il. D’autant plus qu’elle avait des notions précises sur son art et ne pouvait être plus claire quand elle s’adressait aux journalistes. 

 

«La plupart des Américains n’ont pas idée de l’importance du jazz,» affirmait-elle dans une entrevue accordée au New York Post en 1975. «Il est thérapeutique pour l’âme et devrait être présenté sur toutes les tribunes possibles : à l’église, dans les boîtes de nuit. Il faudrait le faire entendre partout.» (p.79)

 

Ce qui est le cas maintenant, parce que le jazz est répandu dans le monde entier. C’est assez fascinant d’écouter une Japonaise chanter des succès de jazz, mais ce n’est plus une exception. Cette musique a su essaimer et trouver sa place sur tous les continents.

 

HÉSITATION

 

J’avoue que j’ai dû m’offrir quelques auditions avant de m’abandonner à la voix et aux rythmes de Valaida Snow, une trompettiste qui n’avait rien à envier à Louis Armstrong. 

 

«De tous les instruments dont elle a appris à jouer, la jeune étoile préfère la trompette, ce qui lui vaut d’être surnommée “Little Louis” par Louis Armstrong lui-même, lequel la considère comme la “deuxième meilleure trompettiste de jazz” de l’époque.» (p.61)

 

Ou bien Hazel Scott qui se démarque par son originalité et sa connaissance approfondie de la musique. Elle s’amusait, avec une dextérité remarquable, à improviser et à plonger dans des pièces classiques pour piano qu’elle jumelait à ses créations. Un mélange étourdissant qui peut sembler racoleur, mais combien séduisant! Cette musicienne m’a permis tout un voyage. Et que dire de Dorothy Donegan, une véritable virtuose qui laisse pantois.

 

«S’il ne fait aucun doute que Dorothy Donegan reste mésestimée en raison de sa propension au flafla, elle n’est est pas moins une pianiste exceptionnelle, dotée d’une compréhension et d’une maîtrise enviables de la palette harmonique. L’essentiel de sa discographie est constitué de captations réalisées dans des boîtes de nuit, car Donegan semblait plus à l’aise devant public qu’entre les quatre murs d’un studio. Certes, sa volubilité a eu pour effet d’éclipser par moments son sens profond du swing et son vaste répertoire.» (p.99)

 

Je me suis attardé volontiers dans l’univers de Clora Bryan et sa trompette. Un véritable ravissement. Surprenante et d’une dextérité remarquable, toute de retenue et de justesse. J’ai adoré aussi Melba Liston et les ambiances qu’elle peut créer avec son trombone. Là encore, il s’agit d’une virtuose et d’une femme qui a dû défoncer bien des portes pour s’imposer. Pour certaines, ce fut de vraies pionnières et des héroïnes qui ont tracé la voie à bien des vedettes de maintenant. D’autres ont pris le chemin de l’exil pour travailler en Europe où la vie pour les Noires était plus facile qu’aux États-Unis.

 

EXPLORATION

 

Je n’ai pas fini d’explorer l’ouvrage de Stanley Péan et il est devenu une référence et un guide quand je veux me livrer à des expériences musicales et à me risquer hors des sentiers battus. Cette musique a changé le monde et nous pouvons en découvrir des pages tout simplement, chez soi, avec Noir satin sur les genoux. J’ai passé des heures avec ces magiciennes grâce à Stanley Péan et à sa passion contagieuse. 

Bien sûr, il faut aimer le jazz, mais pour un néophyte comme moi, ce livre peut servir de balises et permet d’aller plus loin dans l’écoute des succès que l’on présente peut-être trop souvent. Une manière de faire que l’on retrouve dans toutes les genres musicaux, malheureusement. Il y a ceux que l’on entend fréquemment (trop parfois) et qui prennent toute la place. Oui, il y a des artistes exceptionnelles qui méritent d’être sorties de l’ombre. On pourrait dire la même chose en ce qui concerne la littérature. Pour une poignée de vedettes qui sont sur toutes les tribunes, il y a une foule d’écrivains très intéressants qui publient dans la plus belle des discrétions. 

Stanley Péan nous présente une galerie de femmes courageuses, talentueuses et audacieuses. Certaines ont été des militantes, des féministes qui ont combattu la discrimination et le racisme. Elles ont su se faufiler dans un monde d’hommes en faisant fi de toutes les règles et de toutes les lois du machisme. De grandes artistes et des modèles qui ont permis de faire avancer des principes comme l’égalité entre les sexes et qui ont vécu le racisme, cette plaie qui est à la source de tant de conflits et de guerres. Merci beaucoup Stanley Péan.

 

PÉAN STANLEY : Noir satin, Éditions du Boréal, Montréal, 208 pages.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/noir-satin-4035.html

jeudi 30 novembre 2023

STANLEY PÉAN SE FAIT GUIDE D’AVENTURES

VOILÀ UN RECUEIL de nouvelles qui nous sort des repères que nous avons l’habitude de suivre. Stanley Péan et Jean-Michel Girard ont eu la bonne idée de jumeler illustrations et écriture dans Cartes postales d’outre-monde. Girard a créé trente-cinq planches, s'inspirant de celles que l’on retrouvait dans les fanzines où j’ai lu les aventures de Dick Tracy, le détective qui n’avait rien à envier à Hercule Poirot, Tarzan aussi, et le Fantôme. Des photos sépia, marquées par le temps, la couleur d’une époque en allée. Comment ne pas ressentir une certaine nostalgie en se penchant devant ces images? Vingt-trois des illustrations, des créations originales et uniques de Jean-Michel Girard, s’attardent à des femmes et les douze autres à des hommes, souvent des Noirs. Toujours des décors un peu flous, inquiétants et propices à faire galoper l’imagination fertile de Péan qui se plaît à nous entraîner dans son monde particulier. Le défi pour l’auteur était d’écrire de courtes nouvelles, à partir du personnage, du milieu représenté et de l’action que suggère la scène. Parce qu’il y a un scénario dans ces illustrations. Tout y passe ou presque. Il y en a pour tous les goûts.

 

Cette idée fort originale m’a happé dès la première image. Je me suis rapidement amusé à inventer une histoire face à cette femme bien mise, triste, qui tient la pose, perdue dans ses pensées, un peu boudeuse aussi et qui semble attendre que quelqu’un vienne lui tendre la main. La bouteille d’alcool tout près devient particulièrement importante, avec la couronne de Noël au mur. Sommes-nous devant la trahison d’un amoureux, la mort d’un proche, quelqu’un d’invisible qui tente de lui faire entendre raison? Un simple caprice d’une bourgeoise assuré de son quotidien. 

Comment savoir?

Je me suis jeté un peu partout avant de me pencher sur le texte de Péan. Oui, il avait remarqué des choses, les mêmes que moi, mais jamais je n’ai jonglé avec ce qu’il a fait dans son récit. Tout cela pour voir
comment nos imaginaires réagissent devant des scènes ou scénarios possibles. Un exercice qui m’a révélé, ce que je pensais déjà, que pas un auteur n’emprunte un même chemin malgré le point de départ. Je ne vous assommerai pas avec toutes les péripéties que j’ai rédigées dans ma tête, mais je me suis fort amusé. Ça m’a permis de belles trouvailles, et qu’il y a autant de récits et d’aventures qu’il y a d’écrivains. Oui, il y a des dizaines de lectures possibles dans une nouvelle.

 

«Jean-Michel s’était inspiré du style de Norman Rockwell, ainsi que de celui des artistes dont les œuvres ornaient les couvertures des pulp magazines d’antan, ces publications américaines et italiennes de littérature populaire où fleurirent des fictions allant de la romance à l’épouvante, en passant par les enquêtes criminelles, les histoires de science-fiction ou d’épopée fantastique.» (p.9)

 

J’ai retrouvé l’univers de Stanley Péan, malgré les contraintes, sa fascination pour l’étrange, une certaine forme de rites occultes, les bars inquiétants et enfumés, avec, c’est une obligation, le jazz un peu langoureux qui berce les clients qui boivent trop ou pas assez, c’est selon, grillent une cigarette, tout en prêtant l’oreille à la voix d’une chanteuse qui se déhanche ou encore à un instrumentiste qui se concentre sur son morceau de saxophone. Bien sûr, le piano est là, toujours, omniprésent, menant la marche en éparpillant ses gouttes de musique entre les mouvements. 

Une belle façon de s’aventurer dans le territoire de Péan qui se veut, la plupart du temps, urbain. Il aime s’attarder dans un quartier populaire avec les coins sombres, plutôt mal odorants et des culs-de-sac où tout peut arriver. Jean-Michel Girard l'a bien servi sous cet aspect.

 

MONDE

 

Des textes inédits, sauf cette fabuleuse histoire qu’est Plus bleu que le blues où il met en scène une chanteuse blanche, Lorrie, et un musicien noir, Lester «Sweet Lips» Washington. Un amour fou, torride, qui bouscule le corps et l’âme et nous plonge dans le racisme qui marque la société étasunienne, cette plaie qui fait une tache indélébile sur le passé de nos voisins du Sud. Des passions interdites et une fin horrible. Cette nouvelle a paru dans Lettres québécoises à l’été 2023.

Stanley Péan n’avait guère le choix. Les illustrations sont suggestives et indiquent une direction qu’il est impossible de négliger. Girard l’a entraîné dans une Amérique qui sort à peine des turbulences économiques des années 1930. Les bars clandestins se multiplient, là où la musique de jazz fleurit, celle de Billie Holiday ou de Lester Young. La fumée des cigarettes rend l’air irrespirable, l’alcool coule à flots. Les truands se tiennent un peu en retrait tout en ayant l’œil sur la clientèle. La vie, le plaisir, l’enivrement de tous les sens, mais aussi une violence omniprésente, le racisme et des règlements de compte dans les ruelles. 

J’ai retrouvé tout ça dans les textes de Stanley Péan. Parce que l’œuvre de cet écrivain et amateur de jazz ne cesse de nous surprendre et de nous entraîner dans ce monde où la musique devient un personnage qui dicte tous les comportements des protagonistes, comme s’ils faisaient tous partie d’un grand orchestre.

 

EXPLORATION

 

Voilà une belle manière d’explorer des territoires que l’on délaisserait autrement et de décrire des travers humains, mais aussi les côtés plus lumineux des passionnés qui cherchent à échapper à un environnement étouffant. 

Les femmes de ces nouvelles sont souvent des chanteuses seules. Il y a parfois un enfant dans leur quotidien et les mâles se sont éloignés comme des abeilles butineuses. Elles expérimentent de modestes succès sur la scène et après avoir rêvé de gloire et de richesse, elles se prostituent pour survivre et nourrir leur progéniture. Bien sûr que tout ça ne peut que mal finir. 

Que d’instants formidables dans cette suite de tableaux, de véritables condensés de vie! Je pense à Solo qui nous permet de revoir le personnage de Lester «Sweet Lips» Washington de la nouvelle Plus bleu que le blues. Il se retrouve dans une maison de gens âgés, perdu, vivant des moments lumineux quand il reprend son harmonica pour étonner tout le monde. 

 

«Malgré l’absurdité de la situation, leur nouveau collègue la fascinait et l’attendrissait. En dépit de son imperméabilité à tout ce que jouaient Tristan et elle, l’harmoniciste faisait preuve d’une ahurissante virtuosité. Sans rapport avec les sélections du duo, ses improvisations témoignaient d’une maîtrise absolue de son instrument et d’une évidente capacité de s’y investir corps et âme, de traduire en musique souvenirs et sentiments profondément enfouis en son for intérieur.» (p.232)

 

Une nouvelle forte qui permet à Stanley Péan de démontrer que le temps efface tout, même des moments que l’on pensait gravés dans la pierre de granite. 

Un recueil étonnant, celui d’un virtuose qui ne se laisse jamais démonter par l’atmosphère, le public ou encore les imprévus. Toujours, il nous plonge dans l’action et nous entraîne dans un monde qui est bien le sien malgré les balises.  

Je signale également un récit magnifique d’espoir, d’amour et de terribles déceptions. Au-delà des montagnes est un petit bijou. L’illustration fait la page couverture et révèle un peu tout. Le désir d’échapper à son destin, de connaître la grande aventure, peut-être aussi une autre vie. Péan s’y surpasse et nous fait glisser dans l’attente et la confiance qui s’amenuise peu à peu. 

 

«Elle avait passé le plus clair de son enfance à ne pas trop savoir qui elle était vraiment, à quelle communauté elle s’identifiait. Sa défunte mère, une Philippine tout juste sortie de l’adolescence, travaillait comme femme de ménage au domicile d’un riche magnat de l’industrie de la construction, dont elle avait eu à subir les agressions coutumières jusqu’au jour où il l’avait licenciée en apprenant la nouvelle de sa grossesse. Rejetée par sa propre famille, sa maman avait trouvé du réconfort dans les bras de celui que Josie appellerait son papa toute sa vie durant, tout en sachant qu’i n’était pas son géniteur.» (p.165)

 

Il faut souligner le travail de Mains libres, la facture de ce recueil de nouvelles. Papier glacé, belles planches mises en évidence, soignées, particulièrement, avec l’écrit enluminé qui sort du travail ordinaire d’un éditeur. Vraiment un magnifique ouvrage. Tout cela pour donner autant d’importance aux illustrations qu’au texte, pour établir le lien entre Péan et Girard. Que demander de plus?

 

PÉAN STANLEYCartes postales d’outre-monde, Éditions Mains Libres, Montréal, 266 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/stanley-pean/cartes-postales-d_outre-monde.html

jeudi 17 octobre 2019

MUSIQUE DU BOUT DE LA NUIT

STANLEY PÉAN REVIENT à l’écriture avec un livre qui témoigne de sa grande passion pour le jazz. Tellement que son arrivée à Radio-Canada et à la barre de l’émission Quand le jazz est là a presque étouffé le romancier. Du moins, il ne publie plus avec la fréquence qui était la sienne avant ce travail qui l’accapare, on le comprend. Tenir le micro cinq jours par semaine pendant plus de deux heures, demande du temps et toute son attention. De préférence la nuit s’attarde aux grandes figures de cette musique et surtout, raconte ce qu’il ne peut aborder que brièvement pendant son émission : la vie de ces créateurs qui ont dû combattre pour imposer un genre qui s’est répandu partout dans le monde. Des noms emblématiques, des originaux, des efforts pour l’affirmation et le respect des populations noires aux États-Unis. Voilà un livre qui décrit la véritable tragédie que nos amis les « si bons Américains » comme l’a répété John Saul, n’aiment pas tellement évoquer.

L’écrivain et animateur, je n’ose pas dire musicien. L’une des dernières fois que je l’ai croisé, lors d’un événement littéraire, Stanley Péan traînait une trompette et émettait certains sons. Je ne sais où il en est dans l’apprivoisement de cet instrument.
Stanley Péan connaît l’univers du jazz, les phrasés, les arpèges, les chorus qui enchantent et enthousiasment. Tout comme son prédécesseur à Radio-Canada, Gilles Archambault, qui signe la courte présentation de ce travail original. Étrange que deux écrivains se succèdent à la radio d’État et se fassent les apôtres de cette musique qui a marqué l’histoire de l’Amérique d’abord et du monde. Jazz et littérature font bon ménage, certainement.
Je ne rate que rarement l’émission de Stanley (je me permets de l’appeler par son prénom), comme j’étais un fidèle de Gilles Archambault, me payant le luxe de passer des nuits blanches avec lui lors de ces fameuses incursions dans l’univers d’une figure emblématique qui traverse les époques. Un adepte donc, mais pas un spécialiste. J’écoute cette musique en dilettante et ma collection de disques, une chose un peu obsolète de nos jours, n’est pas particulièrement impressionnante. À vrai dire, je fais confiance à Stanley pour ma ration quotidienne. Je n’aime pas tous les genres, mais je suis toujours volontaire pour suivre les interpellations de Charlie Parker, Billie Holiday, Cole Porter ou Miles Davis. Je suis surtout un vrai amoureux du blues, les plus anciens avec Robert Dixon, Robert Johnson, Bubble Bee Slim, John Lee Hooker et Muddy Waters. Malheureusement, avec le départ de Jacques Beaulieu de Radio-Canada (pourquoi les animateurs que l’on apprécie ne sont pas éternels ?), je n’arrive plus à retrouver mes petites épiphanies du vendredi soir alors que nous écoutions, Danielle et moi, religieusement le blues en prenant un verre de rouge. Là encore, j’ai connu des moments intenses et je me souviens du passage de France Castel qui nous a fait vivre des instants quasi magiques. Heureusement, il y a Stanley et son émission où il rencontre les figures importantes du Québec qui s’imposent et présentent un travail fort impressionnant. Un refuge pour ces musiciens qui n’ont pas de place autrement.

UNIVERS

Stanley a baigné pour ainsi dire dans le jazz depuis sa tendre enfance et cette passion lui vient de sa mère qui a été son guide en quelque sorte. Et quand on aime d’amour un genre musical, on ne peut que s’intéresser aux grandes figures qui ont porté la note bien haute et bien claire. Bien sûr, à force d’écouter monsieur Archambault et Stanley, j’ai fini par apprendre des fragments de la vie de ces originaux qui se sont souvent tenus sur la corde raide.
J’avoue avoir été un peu surpris par le premier chapitre de cet essai, quand Stanley s’attarde à La Nausée de Jean-Paul Sartre. Je n’avais pas fait le lien et il est vrai que ma découverte de ce roman remonte à 1966, alors que je risquais mes premiers pas sur les trottoirs de Montréal, apprivoisais la ville, les murs, les craques dans le ciment, les arbres enfermés dans des clos. Je m’étais imbibé de cette histoire un peu indûment, m’identifiant à ce Roquentin. Dépossédé du monde, déraciné et égaré après une migration qui me faisait m’avancer timidement dans un autre univers. J’avais perdu mon village et n’étais pas certain de vouloir m’ancrer dans la ville. Heureusement. Il y avait les livres et les écrivains pour m’accrocher, Radio-Canada pour me proposer des musiques nouvelles et étonnantes. Qui se souvient de Luc Granger ?

De toute façon, la plupart des sources consultées s’entendent pour reconnaître dans l’arrangement décrit dans La Nausée l’enregistrement gravé par la créatrice de « Some of These Days », Sophie Tucker, accompagnée par l’orchestre du clarinettiste Ted Lewis en 1926. Cette version, qui n’était pas la première signée Tucker, mais qu’on tient aujourd’hui pour la « classique », s’est vendue à un million d’exemplaires et a trôné au sommet des palmarès pendant cinq semaines d’affilée à compter du 23 novembre de cette année-là. (p.25)

Un moment du roman où l’auteur de L’être et le néant décrit un musicien qui s’exécute avec passion et concentration. Une belle manière de montrer comment certains morceaux nés dans la poussière et la dépossession des Noirs réduits à l’esclavage a pu faire son chemin et se retrouver dans les écrits du philosophe connu mondialement. Je ne savais encore rien du jazz et je pense que je fus titillé par le genre en lisant Boris Vian qui était un grand passionné de la trompette et de ce genre musical.

EXPLORATION

Stanley s’aventure allègrement dans l’univers de ces inventeurs qu’il adore et qu’il fait entendre quotidiennement, ayant ses préférés et ses favoris comme il se doit, invitant de temps en temps son père spirituel, monsieur Archambault, histoire de causer littérature et musique. J’aime ça. Je dois avouer que je ne savais à peu près rien d’un certain Bix Beiderbecke et de bien d’autres. Les émissions de Stanley ouvrent des horizons et permettent de découvrir des noms moins connus. C’est pourquoi je suis fidèle au poste.
Presque tous les grands sont en rupture avec les normes de leur époque et sont des virtuoses qui se sont aventurés sur des chemins étonnants et qui ont vécu des situations difficiles. Des créateurs authentiques et originaux de pièces musicales qui sont devenues des références. Stanley parle de « standards ». Des vies tourmentées et souvent misérables, en marge de la société. Une descente aux enfers à cause de l’alcool ou de la drogue. C’est malheureusement le quotidien des populations écrasées et opprimées qui cherchent à s’évader d’une réalité intolérable. Nous n’avons qu’à penser aux Autochtones au Québec et au Canada qui vivent des situations extrêmement pénibles. Les Noirs aux États-Unis ont croupi dans des ghettos pour ne pas dire des lieux où il était quasi impossible de grandir et de rêver.

Le jazz parle de la vie. Les blues racontent les vicissitudes de l’existence. Et si vous y réfléchissez un instant, vous constaterez qu’ils prennent les réalités les plus difficiles de la vie et les mettent en musique, pour faire naître un nouvel espoir ou un sentiment de victoire. C’est une musique triomphante. Le jazz moderne perpétue cette tradition, en chantant les aléas d’une existence urbaine plus compliquée. Lorsque la vie elle-même n’offre ni ordre ni signification, le musicien crée un ordre et une signification à partir des sons de la terre qui émanent de son instrument. (p.135)

La citation est de Martin Luther King.

COMBATS

Bien plus que les éléments biographiques de ces figures emblématiques du jazz, l’essai de Stanley permet de comprendre les luttes des Noirs qui ont eu et ont encore toutes les difficultés du monde à se faire respecter et à vivre en homme et en femme libres. Tous les combats pour les droits civiques ont été portés par cette musique et des créateurs engagés dans leur communauté. Des hymnes, des chants qui claquent comme des bannières et dénoncent la situation inacceptable des Noirs au pays des armes, leurs terribles efforts pour survivre. Stanley, en plus de certains incontournables et de certains aspects de la vie de ces figures marquantes, traduit des moments horribles et éprouvants d’une partie de la population américaine qui a été réduite à l’état de bétail et qui ont dû se battre, mourir souvent pour se faire respecter et considérer comme des êtres humains. Essai portant sur la musique de jazz, oui, mais aussi illustration des luttes et des combats des grands leaders comme Malcom X ou Martin Luther King qui ont connu des fins tragiques. Tout se termine trop souvent par un attentat au pays d’Abraham Lincoln.  Des chants comme Strange Fruit de Billie Holiday sont devenus des hymnes qui touchent le cœur et l’âme. Stanley le fait particulièrement bien ressentir.
Un livre important, le témoignage d’une passion pour un genre musical qui traverse nos vies, s’infiltre partout et qui a même son festival à Montréal. Il est là ce son, ce rythme bien connu et omniprésent, mais nous en ignorons souvent les dessous et les combats qui ont donné naissance à ces chants emblématiques. Un travail passionnant, un essai que tout amateur de jazz et de liberté doit lire et relire. Merci Stanley : « Bonsoir et bonne chance. »


PÉAN STANLEY, DE PRÉFÉRENCE LA NUIT,  Éditions du BORÉAL, 2019, 272 pages, 27,95 $.