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jeudi 7 mars 2024

LA TERRIBLE AVENTURE DE LA VIEILLESSE

COUP DE VIEUXune pièce de théâtre de Larry Tremblay, vient d’être présentée au Trident de Québec. Avec Jacques Girard, Sylvie Drapeau, Jacques Leblanc, Marie Gignac, Linda Sorgini et Thomas Boudreault-Côté. Une mise en scène de Claude Poissant. Ce spectacle sera offert aux Montréalais dans le mois à venir. J’adore lire du théâtre, une histoire ou une tragédie qui se tisse sans artifices, par les dialogues, la parole de quelques personnages qui s’imposent dans des répliques qu’ils se renvoient comme une balle de tennis. J’aime le théâtre depuis toujours. C’est le théâtre qui m’a poussé vers la littérature. Les premières tentatives de texte que j’ai réussi à rédiger étaient pour la scène.

 

Je suis sensible aux œuvres des dramaturges du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Michel Marc Bouchard, Larry Tremblay, Dany Boudreault, Daniel Danis dont je n’ai plus de nouvelles depuis trop longtemps et quelques autres. Quels beaux moments j’ai vécus avec Le peintre des madones de Michel Marc Bouchard ou encore Abraham Lincoln va au théâtre de Larry Tremblay. Des instants de grâce, certainement mes textes favoris de ces deux dramaturges. Et que dire du Langue-à-langue des chiens de roche de Daniel Danis? Époustouflant.

Larry Tremblay, au théâtre comme dans ses romans et récits, reste un grand observateur de la nature humaine, de ses obsessions et de ses folies. Surtout, cette violence qui sommeille dans chacun de nous et qui peut nous pousser au pire dans certaines circonstances. Je pense à La hache ou encore à L’orangeraie. Ce n’est jamais anecdotique chez Tremblay et après chaque contact avec l’une de ses œuvres, je me retrouve tout croche. 

Tout comme je suis sorti sonné, récemment, après avoir visionné Lucie, Grizzly et Sophie d’Anne Émond, d’après La meute de Catherine-Anne Toupin. Une plongée dans les pulsions dévastatrices qui hantent notre monde et le détruit.

Cette fois, Larry Tremblay, s’attarde au vieillissement, une loi de la nature qui soumet tout ce qui «vit et palpite» sur la planète Terre. Tout ce qui doit mourir pour que les espèces animales et végétales se reproduisent, se développent et évoluent. 

Le dramaturge nous place devant cette fatalité qui frappe tous ceux et celles qui ont la chance de vieillir, de durer même si les facultés ou les aptitudes cognitives et physiques s’amenuisent. Une fatigue générale s’installe avec le temps, plie les femmes et les hommes peu à peu et fait en sorte qu’ils ont de plus en plus de mal à faire face aux petites tâches quotidiennes.

 

TEXTE

 

Trois femmes et trois hommes se débattent avec les ratés du corps et de l’esprit. Tout se défait doucement autour d’eux et, qu’ils le veuillent ou non, ils se retrouvent repliés sur eux, prisonniers d’une certaine façon, parce qu’il n’y a plus de passé et surtout pas d’avenir pour eux.

 

«L’action principale des personnages est de vieillir. L’arrivée d’un nouveau personnage est marquée par un “numéro d’entrée” et amorce un “coup de vieux”, amenant les personnages déjà présents sur scène à vieillir autant que lui. 

La scénographie participe de ce vieillissement accéléré. En ce sens, elle est aussi un personnage, se transformant de façon continue ou s’appuyant sur les numéros d’entrée des personnages. Elle représente au départ un lieu chaleureux, lyrique, accueillant qui évolue vers le sanitaire, le pratique, l’impersonnel, le vide, l’inconnu.» (p.8) 

 

Tout un programme que suggère Larry Tremblay dans cette courte note. Comment mettre en scène le vieillissement, faire en sorte que l’on soit témoin de ce phénomène qui se produit devant nous en accéléré? Je ne sais trop pourquoi, j’ai pensé à l’éclipse solaire totale du 8 avril prochain qui risque de nous rendre aveugles si on a l’imprudence de lever la tête et de regarder cet évènement sans prendre certaines précautions. Se retrouver face à la dégénérescence est-il dangereux, fatal?

Nous voilà prévenus. 

Vieillir, c’est perdre petit à petit son autonomie, composer avec certaines maladies, des trous de mémoire, l’isolement parce que les amis disparaissent et que l’aventure du couple prend souvent fin abruptement. 

Les enfants sont happés par leur propre tourbillon et ne viennent presque plus les voir. Tous se retrouvent dans la plus terrible des solitudes avec leurs lubies et leurs obsessions qui s’accentuent à mesure que le temps les cerne. Même la parole fait défaut, l’esprit s’enraye et la surdité fait que l’on est de plus en plus loin de ses proches. Comme si le corps se repliait sur soi et qu’il coupait l’une après l’autre les amarres qui nous lient au réel et à l’aventure qui a été la nôtre.

 

«Tu vas penser que je me fais des idées, j’ai l’impression de disparaître. Enfin, de commencer à disparaître. Des petits bouts, tu vois. Je l’ai remarqué avec mes mains. Mais ça s’étend. Et dernièrement, je me suis demandé si je n’étais pas justement raciste. Parce que je ressens un léger sentiment d’envahissement. Il y a tant de gens maintenant qui arrivent ici et moi je prends de moins en moins de place. Tu comprends?» (p.21)

 

Vieillir oui, s’enfoncer dans son corps comme dans un lieu étranger, se recroqueviller pour être privé de l’espace et ne plus être qu’un regard peut-être. Et dans les ultimes moments, au bout de la course, dépendre des autres pour ses besoins primaires et essentiels. Largués pour tout dire, à la dérive, semblable à un morceau de bois sur une rivière sans que l’on ne puisse plus rien contrôler. Il y a quelque chose de terriblement humain et de dramatique dans les dernières répliques de Coup de vieux. J'ai avalé de travers.

 

«WILLIAM.    Tu suis les conseils de ton médecin?

   PIERRE.      Ce n’est plus nécessaire.

   LUCIE.        Tu as repris tes promenades dans le parc?

   PIERRE.      Il n’y a plus de parc.

   WILLIAM.    Tu n’as pas bonne mine.

   PIERRE.     Parce que j’ai un trou dans la tête.

   ADÈLE.      Tu manges bien? Tu suis ta diète rigoureusement?

   PIERRE.     Ne vous inquiétez pas, tout cela n’a plus d’importance.» (p.57)   

 

REGARDS

 

Larry Tremblay effleure des phénomènes qui secouent notre société et que nous subissons sans pouvoir y changer quoi que ce soit. Le conflit des générations, par exemple, des jeunes qui accusent leurs parents d’avoir été des irresponsables et des prédateurs, ce qui n’est pas totalement faux. Il faut l’avouer, le groupe des boomers auquel j’appartiens a connu des moments formidables de prospérité, de liberté et d’insouciance. Nous en payons le prix maintenant avec les soubresauts climatiques et les bouleversements sociaux. Tout ça provoqué par un développement sauvage axé sur le gain et l’exploitation des ressources naturelles sans se préoccuper des conséquences. Nous avons inventé la pollution, vidé les océans, participé à la course à la richesse en profitant sans vergogne du tiers monde qui est devenu le fief des multinationales. 

Le dramaturge ne se transforme pas en prédicateur. Il effleure ces problématiques le plus sobrement possible, par le biais de ses personnages qui se replient délicatement sur eux-mêmes. À peine s’ils peuvent formuler une remarque ou une réflexion.

 

«On veut changer le monde et on finit par changer de sexe. On en est rendus là.» (p.45)

 

Des constats, des propos refoulés qui surgissent au grand jour avec le temps. Tout doux, pianissimo comme sait le faire si bien Larry Tremblay. 

Formidable questionnement sur le vieillissement, les pertes que l’humain doit accepter avec le plus de lucidité possible. Réflexion aussi sur les grands enjeux de notre époque, la vie qui devient de plus en plus pénible, difficile avec des conflits horribles, des comportements que nous pensions bien avoir éradiqués avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale. 

Et quand la planète prend la dimension d’une chambre, il ne reste que des pulsions primaires : la faim, le sommeil, un certain confort. Il n’y a plus que le «je», le soi, le moi dans un univers passablement détraqué. 

Le texte de Larry Tremblay progresse sur le bout des pieds et nous laisse dans la plus inquiétante des solitudes. Pour moi qui avance vers ce grand âge, c’est comme si Larry Tremblay me présentait un miroir et me disait de bien me regarder, de bien évaluer mes obsessions, mes peurs, mes espoirs et mes rêves. Surtout, prendre conscience que tout ce qui m’a fait courir pendant tant d’années n’était peut-être pas si important. Tout ce qui compte dans les derniers spasmes de la vie, c’est d’être là, de respirer, avec ses ratés et ses manques. Un texte et des moments bouleversants. 

 

TREMBLAY LARRY : Coup de vieux, Éditions Leméac, Montréal, 64 pages. 

https://www.lemeac.com/livres/coup-de-vieux/

jeudi 5 octobre 2023

L’ENFER EXISTE ENCORE AUTOUR DE NOUS

UNE FOIS DE PLUSLarry Tremblay n’y va pas de main morte avec D’enfers et d’enfants, des nouvelles qui nous poussent dans des situations que nous refusons souvent de voir. Agressions de bambins par des adultes, monologue d’un enseignant qui dérape devant ses élèves et qui va peut-être poser le geste fatal. Un incompris qui se sent exclu de la société. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Valery Fabrikant, ce professeur de l’Université Concordia qui a perdu les pédales et a tué des collègues. Un couple aussi, avec deux enfants. La mère en est convaincue. Son second garçon est prisonnier de son corps. Il est une fille dans sa tête et son âme. La nature s’est fourvoyée. Un sujet chaud, d’actualité. Toute l’attention est portée sur lui pendant que son frère est abandonné à lui-même, se sentant rejeté de tous. Une fois de plus, Larry Tremblay se coltaille avec la violence qui nous heurte tous dans nos activités. C’était le cas dans L’orangeraie où il abordait la délicate question des enfants-soldats que l’on manipule et envoie à la mort en leur faisant miroiter le bonheur. Un thème qu’il ne cesse de secouer dans ses œuvres et qui me touche profondément. Peut-on s’en sortir, trouver une façon de vivre en paix avec soi et les autres dans nos sociétés de plus en plus dures et prédatrices?

 

Larry Tremblay n’hésite jamais à confronter certaines déviances des humains, les élans viscéraux qui poussent des individus à commettre le pire. Un sujet délicat, sensible que nous refusons de voir souvent. Parce que la démarcation est bien mince entre ce que nous nommons le mal et le bien. Tout commence peut-être à la naissance. Dans Rivière-du-Chagrin, une femme accouche dans des conditions horribles. L’auto dans laquelle elle se rend à l’hôpital heurte un orignal. Un moment dramatique où la mort et la vie se bousculent. Le sang, les cris, l’arrivée d’un enfant au milieu du chaos.

 

«Le sang de l’énorme animal qui fige sur le pare-brise… Et moi qui ouvre grand la bouche pour avaler le temps qui me tombe dessus… Oui, je m’en souviens comme si c’était maintenant. Mon père, pour me réchauffer, me plonge dans le corps fumant de l’orignal. Les larmes de ma mère gèlent sur son visage.» (p.11)

 

La plupart des hommes et des femmes ne vivent pas des traumatismes semblables à la naissance, mais tôt ou tard, nous faisons face à la mort, à la violence, un geste qui nous dépasse et nous laisse sans voix. Peut-on se préparer au pire ou au meilleur? Y a-t-il une recette pour baigner dans la quiétude et la paix? Le mal s’insinue partout, on le sait, sans qu’on s’en rende compte. Il faut trouver des parades, des moyens d’éviter d’être écrasé par un individu, un collègue de travail, un mari ou un amant, un mot malheureux, ou encore s’empêcher de déraper dans sa tête et de basculer dans une fiction dangereuse pour les autres et soi-même. Il reste peut-être l’écriture pour colmater les brèches, rétablir un certain équilibre. Cette parole que l’on s’approprie et qui permet d’évacuer le mal.

 

«Un jour, j’ouvre un carnet. Je meurs si à mon tour je n’écris pas. Par ses battements, mon cœur n’arrête pas de me répéter : écris, écris ce qui te tourmente depuis si longtemps. Des mots encombrent ma gorge. Ils m’étouffent. Il faut que je les expulse, que je les jette dans mon carnet comme des graines pourries. Mais les pages du carnet demeurent muettes. Pendant des jours, des semaines, j’essaie, j’essaie d’écrire, mais rien ne vient jusqu’au jour où j’entends des pleurs.» (p.16)

 

Guérir par le mot qui met le doigt dans la plaie où suinte le sang et la mort. C’est tout l’art de Larry Tremblay. Ses textes nous poussent dans nos derniers retranchements. Pas moyen d’y échapper! Il nous plaque dos au mur et nous coupe le souffle. Il décrit des hommes et des femmes ordinaires, des individus maléfiques, malgré les apparences et surtout, affreusement normaux dans leur quotidien. Il me laisse toujours pantelant devant un geste anodin qui peut avoir des conséquences terribles. Je pense à Carnet sauvé des eaux où les mots de la tendresse sont travestis, pervertis pour masquer la pédophilie et l’agression d’un jeune garçon.

 

«Vous m’appreniez à m’agenouiller. Vous m’appreniez le mot “amour”. Vous me disiez que l’amour était une offrande douloureuse, mais grandiose. Une offrande que j’enfermais dans le coffre de ma mémoire.

Elle s’est mise à puer comme un cochon mouillé.

François, François.

Vous me souffliez dans le cou mon prénom. Votre souffle pleurait dans mon cou. J’ai été un enfant déchiré par vous, aimé, disiez-vous, dans la petite église de Rivière-du-Chagrin où la poussière sentait l’encens.» (p.32)

 

L’actualité est avide de ces drames conjugaux et en fait des manchettes, surtout les tueries de masse dans des lieux publics. Nous sommes dans une société où le déraisonnable et la confusion prennent tout l’espace, où l’envie de la réussite à tout prix est considérée comme une vertu malgré le pillage des ressources et l’exploitation de ses semblables. Qu’on le veuille ou non, nous sommes un élément d’une communauté qui refuse de tenir compte des catastrophes qui ébranlent la Terre. C’est peut-être là la plus terrible des violences, la fiction la plus pernicieuse. Consommation frénétique, accumulation de produits inutiles, drogues et alcool pour résister et briller. Nos dirigeants mettent la planète en danger tout en assurant la paix et la joie. Tout le monde en est conscient, mais nous continuons à foncer vers le précipice, jonglant avec les mensonges et les fausses promesses. La ligne de démarcation entre le bien et le mal s’avère alors bien mince. C’est tout le drame de notre civilisation qui nie l’humain et applaudit devant l’intelligence artificielle qui nous propose la pire des agressions contre l’esprit et la raison. Bien sûr, Larry Tremblay n’aborde pas ces vastes problèmes dans ses nouvelles. Pas cette fois. Il l’a fait pourtant dans L’Orangeraie, ce magnifique roman. Je me permets d’extrapoler à partir de la violence intime, familiale qu’il confronte dans ses textes.

 

«Tout n’est pas vrai, mais rien n’est vraiment faux.» (p.33) Ou encore un peu plus loin, dans un cri de désespoir et un appel à l’aide, Larry Tremblay écrit : «Pourquoi la réalité est-elle en train, sous nos yeux passifs, de dépasser la plus horrible des fictions?» (p.52)

 

Les personnages de cet écrivain perdent pied et n’arrivent plus à contrôler leurs gestes. Qu’est-ce qui se passe dans leurs têtes? Tremblay s’approche, se penche sur eux, tente de saisir le discours qu’ils répètent avant de s’élancer vers l’inéluctable.

La vie est bien fragile et nous sommes souvent impuissants devant des hommes et des femmes qui s’inventent une réalité et dressent des barricades autour d'eux. Le mari qui tue ses enfants pour se venger de son épouse. Cet halluciné qui fonce dans la foule avec une voiture, l’enragé qui entre dans un centre commercial et tire sur tout ce qui bouge. Que se passe-t-il dans la tête de ces gens? Comment en sont-ils arrivés là? Pourquoi la société ne peut prévenir ces massacres? Et comment trouver l’équilibre dans ses jours sans vaciller, sans perdre pied et baisser les bras?

 


ACTUALITÉ

 

Larry Tremblay s’approche à pas de loup de ces hommes et ces femmes qui peuvent disjoncter comme on dit, des jeunes qui sont blessés dans leur corps et leur âme par des discours mielleux. Il décrit des comportements que nous considérons comme normaux souvent, jusqu’à ce que tout bascule.

Les enfants sont les témoins impuissants de ces dérives, incapables de faire face et de se protéger des gestes et des paroles qui étouffent leur appétit de vivre. Ce sont eux les véritables victimes des adultes. Comment ne pas dévier et porter la violence en soi quand on part tout de travers dans ses premiers pas?

 

«Parce que je ne l’avais pas écoutée, parce que j’en faisais juste à ma tête, parce que je me croyais plus fine, plus intelligente que les autres filles. Le viol, c’est comme si je l’avais cherché. La preuve, c’est qu’après je suis restée avec lui. De toute façon, Julien n’a jamais voulu admettre qu’il m’avait violée. Je voulais l’embrasser, OK. Je voulais le prendre, OK. Mais je voulais arrêter là. Julien m’a dit ce soir-là que pour lui ç’a été le coup de foudre. J’aurais dû comprendre que lui et moi, on était plongés dans l’erreur jusqu’au cou.» (p.135)

 

Larry Tremblay nous entraîne dans les délires de ses semblables, toujours avec discrétion et doigté, sans que nous sachions trop de quoi il retourne, jusqu’au moment où tout bascule. Ça explose alors, ça fait mal, ça coupe le souffle, vous laisse sur le carreau. 

D’enfers et d’enfants est peut-être le livre le plus dur que j’ai lu de Larry Tremblay. C’est tout le drame de la société contemporaine que cet écrivain empoigne, secoue avec ses mots si justes et lourds. 

Des textes grinçants, des tragédies qui se produisent dans l’intimité du foyer, derrière les toiles qui bouchent les grandes fenêtres. Peut-être que la vie en communauté nous oblige aussi à porter des masques et des œillères pour nous protéger de la démence de ses semblables, pas seulement des virus qui circulent en toute liberté.

Larry Tremblay continue sa quête, son questionnement des dérives humaines sans jamais basculer dans le discours moralisateur. C’est troublant, difficile et j’en suis sorti encore une fois en claudiquant, ayant du mal à m’accrocher au monde qui m’entoure et ne cesse de m’émerveiller. Oui, il y a des petits paradis ici et là, mais des enfers peuplés d’enfants existent tout près, sans qu’on le sache ou que nous ne voulions les voir. Les textes de ce dramaturge sont une gifle. Il nous plonge dans la violence qui couve dans les strophes d’Arthur Rimbaud. Les rappels qu’il place en tête de ses nouvelles, comme une clef qu’il nous offre au lecteur, nous permettent de saisir cette colère et la révolte que le jeune Rimbaud a canalisées dans l’art et la poésie. 

 

TREMBLAY LARRYD’enfers et d’enfants, Éditions de La Peuplade, Chicoutimi, 160 pages.

 https://lapeuplade.com/archives/livres/denfers-et-denfants

vendredi 13 août 2021

LARRY TREMBLAY CROISE FRANCIS BACON

L’ARRIVÉE D’UN NOUVEAU ROMAN de Larry Tremblay est une véritable fête pour moi et j’ai toujours hâte de voir dans quel monde l’auteur de Abraham Lincoln va au théâtre va m’entraîner. Cette fois, il s’inspire du peintre Francis Bacon dans Tableau final de l’amour, un Irlandais né à Dublin en 1909 et décédé à Madrid en 1992. Portraitiste, l’homme a attiré l’attention par sa vie que l’on a qualifiée de scandaleuse et la violence omniprésente dans ses toiles. Un artiste qui n’a pas hésité à puiser dans ses amitiés et ses amours (qui ne le fait pas?) pour réaliser une œuvre importante. La vente de son triptyque consacré à Lucien Freud a atteint la somme vertigineuse de 140,4 millions $ lors d’un encan, battant Le cri d’Edward Munch qui a trouvé preneur à 120 millions $. Un autodidacte qui a été marqué par le travail de Picasso, de Vélasquez et de Vincent Van Gogh. 

 

Larry Tremblay, dans ce roman étonnant s’attarde aux relations mouvementées de Bacon et de George Dyer, un proche, un amant qui s’est suicidé en 1970, pendant l’exposition au Grand Palais de Paris, un moment charnière dans la carrière de Bacon. Une amitié tumultueuse comme la vie de cet artiste qui a été malmené par son père, brutalisé même et rejeté à cause de son homosexualité.  

 

Pour me punir de manquer d’air, mon père me donnait le fouet. Il me croyait menteur, comédien et hypocrite. Il n’admettait pas que la chair de sa chair soit cette chose secouée, faible, qui tétait l’air, le recrachait, le perdait, ne le trouvait plus. Il me haïssait. Et j’avais envie de lui. Et il me fouettait comme il le faisait avec les chevaux qui lui résistaient. Il ne connaissait pas d’autre mode d’emploi pour corriger et pour aimer. (p.26)

 

Bien assez pour traumatiser un petit garçon, amalgamer désir, violence et sexualité qui marqueront l’enfant et l’adulte. Ce serait tentant de se laisser entraîner par la vie de cet artiste sulfureux, obsédé et maniaque, d’oublier jusqu’à un certain point la réflexion de Larry Tremblay qui prend ses distances avec l’homme tout en secouant sa façon de voir ses proches et le monde. Nous avons l’impression que l’écrivain se substitue au peintre, se glisse devant des modèles qui déclenchaient des pulsions chez Bacon qui lui permettaient de s’approprier son sujet et de le malmener d’une certaine façon.

 

CORPS

 

Larry Tremblay questionne le corps, la sexualité, le plaisir qui, dans l’esprit de Bacon, est lié à la violence. Des contacts qui ressemblent souvent à des agressions et des affrontements qui peuvent devenir insupportables.

 

J’étais fasciné par ton corps, sa musculature qui annonçait d’autres combats. Je détectais sur ta peau l’odeur blanche du métal. Ton haleine n’était pas fraîche, pas désagréable pour autant. Elle s’accordait à tes histoires de vol, de rançon, d’errance. Je ne voulais pas t’admirer, seulement te cadrer, profiter de ton corps, le fourrer dans ma peinture. Tu étais le sac de sensations que je cherchais, le contenant que je désirais vider et lancer à grands jets sur ma toile. (p.31)

 

Voilà des propos qui font frémir. Le corps vu comme un objet que l’on triture, transforme pour en faire une chose. Le modèle est réduit à «un sac de sensations», une substance malléable que l’artiste régurgite sur la toile. C’est de l’ordre du rapt et du viol, la plus terrible des appropriations et des dépossessions. Comme si l’autre permettait d’exprimer tous ses fantasmes et ses pulsions. Voilà ce qui porte le roman de Larry Tremblay. Il n’y a jamais de jeux amoureux, de scénarios ou de danses amoureuses chez Bacon comme le décrit si bien Nancy Huston dans Ultraviolet. Tous les rapprochements physiques sont brutaux, souvent bestiaux et teintés d’une forme de masochisme. Un appétit marqué pour la souffrance. Le contact sexuel devient un choc comparable à celui de deux planètes qui se heurtent et se pulvérisent. Bacon reste obsédé par son enfance, le désir qui mène à la possession la plus totale.

 

Deux lutteurs entremêlés sans que personne ne sache où l’un commence et l’autre finit. Voilà ce à quoi je rêvais dans les premiers temps. (p.25)

 

Jusqu’où aller, comment montrer ce qui se passe dans sa tête devant un homme et une femme qui se livrent à notre regard? Que faire de la couleur et des formes? Bacon parvenait à exprimer ce qui le troublait dans ses modèles. Il peignait ce que lui ressentait en luttant avec l’autre. Ça donne des toiles étranges, difficiles et qui provoquent un grand malaise. Que dire de ces portraits grugés et mangés par l’ombre (la mort certainement), ces vivants mordus par le temps et la décrépitude? Ça grince et fait mal à l’esprit. Tremblay fait naître le tableau devant nos yeux et nous ne pouvons que le suivre, aspiré par cette appropriation dérangeante.

 

L’animal en moi captait la chose en toi. La chose, oui, c’était bien le mot qui me venait. Le seul qui me convenait. Il y avait en toi cette chose et j’aspirais à la rendre visible sur la toile, à la mettre en cage pour de bon. C’était risible, pourtant affolant. Tu n’avais aucune idée de ce que je fabriquais. Tu fumais, parlais, m’oubliais. Je peignais. Sans dessiner. Juste des giclées de couleur que je rattrapais, ramassais en petits tas, étalais. Je faisais de la boue, j’espérais qu’une forme en émerge. (p.39)

 

QUÊTE

 

Le corps est soufflé par le désir, dans cet affrontement où le réel et l’imaginaire se télescopent. C’est aussi une plongée en soi pour secouer des pulsions que la société masque depuis fort longtemps. Une répression que l’on nomme civilisation et qui permet de se côtoyer sans s’agresser.

Larry Tremblay va très loin dans cette approche où toutes les notions du beau et de l’affreux se confondent. Elles sont perturbantes ces grandes toiles de Bacon où l’on se faufile dans un interdit et un naufrage. Quel terrible malaise nous pouvons ressentir devant ces autoportraits. Il bouscule toutes les conventions et les regards, fait une place au monstre qui se dissimule dans nos esprits.

 

Je peignais, me disaient-ils, le corps humain comme s’il jouait sa vie et sa mort de façon simultanée. (p.159)

 

Voilà un roman qui déstabilise et met en pièces les romances que l’on invente autour de l’amour et des contacts physiques. Par l’œil de Francis Bacon, c’est le monde des choses que Larry Tremblay affronte, une société où tout est objet que l’on peut manipuler et transformer. Une approche terriblement organique qui exige la mobilisation de tous les sens. 

Le peintre recrache les fantasmes, les peurs et les craintes qui se terrent dans le cerveau de tous les humains. C’est le choc des corps dans l’agression amoureuse qui crée un être différent et étrange. C’est le rapt et l’appropriation de l’autre par l’œuvre d’art. N’est-ce pas ce que fait l’écrivain quand il tourne autour d’une histoire ou d’un événement pour le régurgiter dans une sculpture ou un roman? Il viole en quelque sorte son sujet et le fait sien, le modifie par son regard pour en faire son objet. Voilà une remise en question de la représentation, de l’œuvre qui est autant soi que le modèle. Devant ce sujet transformé, c’est le moi de l’artiste qui heurte et touche mes plus grandes terreurs. C’est certainement pourquoi Francis Bacon a réalisé autant d’autoportraits. Il voulait saisir celui qui se dissimulait en lui, comme l’a fait Van Gogh dans ses portraits étranges et singuliers. 

 

J’avais mis en scène, d’un tableau à l’autre, l’absurdité de la condition humaine, son désespoir, sa cruauté, et l’absence de toute éternité salvatrice. En cela, un réalisme indéniable se dégageait de ma peinture, puisque le monde qu’il visait dépassait en horreur ce que mes pauvres toiles jetaient au regard. (p.194)

 

Un roman dense, perturbant qui bouscule ce que je croyais être des certitudes dans mes façons de voir et de composer avec mes pulsions et mes désirs. Tableau final de l’amour permet d’aller au-delà de la représentation et de la perception, de basculer dans un non-lieu où tout se transforme et mute. Une dimension qui abolit le temps et masque les histoires que nous nous inventons. Le mal se niche dans le beau et l’horreur, dans la douceur et la plus innocente des fictions. Un fil ténu que Larry Tremblay suit en virtuose.

 

TREMBLAY LARRYTableau final de l’amour, Éditions La Peuplade, Saguenay, 2021, 21,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/tableau-final-de-lamour 

mardi 24 septembre 2019

LARRY TREMBLAY ÉBRANLE ENCORE

LARRY TREMBLAY NE FAIT pas les choses comme tout le monde et l’écrivain ne cesse de dérouter son lecteur. C’est encore le cas avec Le deuxième mari, un roman insidieux, je dirais. Je me suis lancé tout doucement dans cette histoire, dans ce milieu un peu étrange où les hommes vivent dans un univers totalement dominé par les femmes. Les mâles sont confinés aux tâches domestiques et ne peuvent avoir une vie professionnelle intéressante. J’ai d’abord souri, séduit par l’idée, mais à mesure que j’ai tourné les pages, je me suis senti avalé par un piège qui devenait de plus en plus étouffant. Le monde à l’envers, une situation que les femmes subissent partout dans certains pays depuis des millénaires. Une façon formidable de faire ressentir l’assujettissement et de mettre le doigt sur des pratiques inacceptables où un sexe est réduit à l’état d’objet par l’autre.

Samuel, un garçon de bonne famille, plutôt choyé par son père et sa mère, toujours un peu malmené par sa grande sœur, s’apprête à faire son entrée dans le monde. Ses parents lui ont trouvé l’épouse idéale et la rencontre effarouche quelque peu le jeune promis. Un mariage organisé où les intérêts financiers priment avant tout. C’est souvent le sort des très jeunes femmes que l’on « offre » à un homme plus âgé et fortuné. On a fait grand cas récemment au Québec d’une adolescente qui a dû fuir sa famille pour déjouer les manœuvres de ses parents et échapper à une union forcée.

Samuel est rêveur et imagine qu’on lui a trouvé une jeune épouse particulièrement séduisante et se prépare à la rencontre qui transformera son existence. Comment ne pas penser à la belle princesse éthérée des contes qui attend son maître en soupirant ?

Un mois avant la date fixée pour son mariage, Samuel ne sait rien de la femme avec qui il va s’unir pour la vie. Sa mère s’entête à ne rien dévoiler, sinon des formules creuses : « Tu ne peux pas souhaiter mieux, mon fils. » (p.9)

La déception est terrible le jour des épousailles quand il voit sa promise et que la réalité s’impose. La femme d’un certain âge se montre froide et expéditive, réglant la fête comme elle dirige son usine. Adieu jeune fille, joli minois et fleur dans les cheveux, soupirs à la lumière des chandelles au milieu de la nuit. Plus grande encore est sa surprise en arrivant à la maison de sa nouvelle épouse quand il prend conscience qu’il est le deuxième mari. La polygamie semble tout à fait naturelle dans ce lieu non identifié. On se rend compte que les mâles sont confinés au foyer et ne sortent qu’en se recouvrant d’une robe pour les dissimuler de la convoitise des femelles. Comment ne pas penser à la burka et au niqab que doivent porter les femmes dans certains pays et que la religion réduit à l’état de reproductrice ?

Tant de fautes se commettent à la vue de cette chose noire qui pousse sur le visage d’un homme mûr ! La tienne est bien fournie. Tu n’as plus le choix à présent, tu dois être prudent. La femme a un faible pour la barbe forte, tu le sais. Elle ne résiste pas à l’appel de cette fleur audacieuse. Il faut la cacher, ne pas l’exhiber pour ne pas attiser la flamme de l’adultère. (p.49)

SOUMISSION

Cet univers opprimant s’impose peu à peu. Samuel doit obéissance au premier mari et se plier à son rôle de serviteur, répondre aux moindres caprices de son épouse. Le jeune homme, plutôt bien de son corps, ne sait rien de la vie et doit satisfaire une femme qui ne soucie guère de ses sentiments ou de ses  élans du cœur.

Hors de sa chambre ou de son lit, elle lui accorde peu d’intérêt, pose un regard froid sur lui, prend un ton détaché pour lui donner ses instructions. En présence d’autres personnes, il existe encore moins. Elle ne supporte pas qu’il s’interpose dans une conversation par une remarque ou une opinion. S’il ose le faire, elle le remet à sa place par une raillerie aussitôt applaudie par ses hôtes. (p.51)

L’apprentissage est rude, mais il finit par assumer son rôle, surtout après la visite de son père qui lui fait comprendre qu’il compromet l’avenir de sa famille et qu’il doit « agir en homme ». Autrement dit, il doit se plier aux fantasmes de son épouse, sinon il risque d’être répudié. Un déshonneur pour les siens qui en ferait un paria. Bien sûr, l’amour n’est jamais là. Les caresses, la tendresse, la complicité sont reléguées aux rêves qu’il faut oublier. Samuel apprend à jouer de son corps sous les recommandations du premier mari, à exécuter ses tâches, prend plaisir à s’occuper du jardin, sort voilé pour faire des courses, reste invisible devant les épouses qui vont librement, se rencontrent, plaisantent, s’empiffrent et se livrent à tous les excès.
 
Madame se permet de boire du vin. Samuel souhaiterait en connaître le goût et surtout les effets. Elle demeure stricte : pas d’alcool pour les hommes. Elle lui raconte des horreurs sur des femmes permissives qui ont autorisé leur mari à boire avec elles. Elles le regrettent toujours par la suite. Un homme qui boit glisse dans la vulgarité, se comporte de façon indécente et compromet l’honneur de sa femme. (p.78)

La servitude lui apporte une forme de paix, mais il reste totalement dépendant de cette femme qui n’en fait qu’à sa tête, le prend et le rejette comme une vieille guenille. La mort du premier mari change tout, surtout quand son épouse le remplace par un enfant presque. Le sol glisse sous ses pieds, mais que peut-il faire ? Surtout, qu’il aime bien ce garçon un peu étrange, certainement autiste. Un talent pour le dessin étonnant.

DIFFICILE

Le monde infernal dans lequel est confiné Samuel finit par vous rattraper. Il faut imaginer une société où l’homme n’a aucun droit et n’est qu’un bibelot pour son épouse qui s’en sert comme elle l’entend. J’ai ressenti peu à peu un étrange malaise devant cette situation. Un monde fermé où les mâles n’ont qu’à se taire et obéir. C’est insidieux, je vous dis, on comprend mieux la vie des femmes dans ces univers de soumissions, de règles précises où elles n’ont aucun choix et surtout pas d’autonomie, où elles sont réduites à l’état d’animal domestique.
La scène finale m’a rappelé cette vidéo vue, il y a un certain temps, à la télévision. Une femme était lapidée sur la place publique pour adultère. Une exécution lancée par le mari. La barbarie à l’état pur.

Les femmes se rapprochent, referment le cercle autour de Samuel. Elles se jettent sur lui, le font tomber, lui arrachent son vêtement. Il réussit à se remettre debout. Il est nu. À ses pieds, le lourd tissu en lambeaux forme une tache sinistre. Des yeux, les femmes suivent les gouttes de sueur qui coulent de sa barbe, tombent sur son torse, ses cuisses, ses poils pubiens. Samuel ressent leur désir, reçoit leur haine, entend leur peur, respire leurs pulsations. Elles lui rappellent toutes la voisine de son enfance qui épiait ses exercices de musculation. (p.135)

Terrible roman qui ébranle les fondements de votre pensée, montre l’exploitation, la discrimination et la folie. Surtout, j’ai eu l’impression en suivant Samuel que mon éducation a fait en sorte que l’infériorisation des femmes me semble chose normale. En inversant les rôles, l’écrivain nous pousse contre le mur et fait ressentir toute l’horreur de cette situation. Une manière terriblement efficace de décrire l’enfer quotidien d’une société patriarcale où l’homme décide de tout. Dans le roman de Larry Tremblay, c’est le contraire. Les mâles peuvent être répudiés, rejetés et condamnés à mort s’ils se montrent réfractaires et insoumis.
Un texte subversif qui, j’espère, connaîtra un grand succès dans une actualité où on débat mollement de laïcité et de liberté, du droit à l’avortement encore remis en question et qui se joue toujours sur le ventre des femmes. Larry Tremblay a l’art de bousculer des certitudes et des situations que l’on côtoie sans jamais trop s’attarder. Une histoire qui secoue les carcans qui enferment notre esprit. 
Malheureusement, les maîtres et les dominateurs vont se tenir loin. Ils ont trop peur de voir leurs privilèges s’effriter et la violence des informations quotidiennes démontre qu’il y a encore bien des routes à parcourir avant que la société ne change, que les femmes et les hommes soient des égaux dans un monde à inventer.


TREMBLAY LARRY, LE DEUXIÈME MARI,  Éditions ALTO, 2019, 144 pages, 21,95 $.