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vendredi 10 mars 2017

Sergio Kokis ne laisse jamais son lecteur indemne

LIETTE MORAND PART au Brésil, dans L’âme des marionnettes, pour étudier, donne des nouvelles à sa famille. Après un certain temps, les lettres se font de plus en plus rares et c’est le silence. Leandro Cajal, philosophe et écrivain, ami de la famille, va à Rio de Janeiro pour une foire du livre. Ses amis lui demandent d’enquêter pour savoir ce qui est arrivé à la jeune femme. Il discute avec un marionnettiste étrange et un bandit notoire qui impose ses volontés dans les quartiers pauvres de la grande ville de Rio. L’écrivain est secoué par ces rencontres et son travail de professeur et d’intellectuel remis en question.

Sergio Kokis aime s’attarder aux tares de certains personnages qui échappent à la norme. Il s’est aventuré dans les palais des dictateurs, étudiant ces despotes qui s’emparent de leur pays pour satisfaire une mégalomanie dangereuse. Les romans Saltimbanques et Kaléidoscope brisé restent actuels et pertinents.
Makarius questionne l’art, la vie et la mort. L’amour s’impose dans Negäo et Doralis et bien d’autres questions existentielles. L’écrivain a même osé convoquer Dieu pour discuter de la marche du monde, du rôle de ce dernier dans la grande aventure du vivant tout en buvant sec et faisant bombance dans Le maître de jeu.

DERNIÈRE CHANCE

Liette, une fille de bonne famille, semble douée pour l’échec. L’étude de l’art du marionnettiste est peut-être sa dernière chance. Une jeune femme qui manque de maturité et est restée accrochée à son adolescence et ses poupées.
Leandro Cajal, avec l’aide de son éditeur brésilien, rencontre le maître qui a accueilli la Québécoise dans son école. Maître Guido Fagottini tient des propos particuliers sur l’art de la représentation, l’expression, la vie et le jeu. Finalement, il dresse un portrait plutôt étonnant de la jeune femme.

Elle pouvait passer des heures seule à l’atelier, à ranger les marionnettes, à les nettoyer ou à rapiécer leurs costumes. À deux reprises, je l’ai trouvée endormie par terre, entourée de poupées. J’ai alors eu la nette impression, vu la position étrange de ses membres et de sa tête, qu’elle jouait à être une marionnette, abandonnée parmi ses semblables.  Était-elle endormie ou jouait-elle une sorte de jeu pervers pour me montrer son désir de servitude ? Oui, de servitude, car telle était sa véritable passion, comme je l’ai compris plus tard. (pp.120-121)

L’envie de devenir un objet que les autres manipulent comme ils l’entendent. Un cas rare. Nous avons plutôt l’habitude de ceux qui cherchent le pouvoir et veulent décider pour les autres.
Le professeur est confronté à des questions qui le tourmentent depuis son enfance en poursuivant son enquête. Son père voulait qu’il lui succède dans l’entreprise familiale. Il a étudié la philosophie et vit à Montréal, loin du Mexique. Pour échapper à la famille, il a tout abandonné à sa sœur et son beau-frère, un ami qui a refoulé ses désirs pour diriger les magasins d’alimentation, spéculant pour augmenter une fortune déjà considérable, en plus de se faufiler dans les coulisses du pouvoir politique.

MANIPULATION

En lisant le roman de Kokis, je me suis demandé si tout le monde n’était pas manipulé par quelqu’un. Il y a ceux qui dictent les lois et les autres qui se livrent aux puissants pour un salaire ou pour ne pas avoir à choisir comme Liette.

À son âge, elle devait déjà savoir où elle mettait son nez. Mais qui sait s’il ne l’a pas poussée à se soumettre par ses manœuvres de soumission ? Et qu’ensuite, quelque chose a mal tourné et l’a obligé à la chasser ? Il l’a repoussée parce qu’elle s’était offerte pour devenir son esclave ? Je ne crois pas ; ce vieux-là adore les créatures soumises. Il l’aurait plutôt gardée pour lui, pour ses petits amusements privés. La poupée qu’il nous a montrée était assez perverse, vous en conviendrez. Quand il l’a déballée, j’ai eu un frisson comme devant un film d’horreur. J’ai déjà vu des images de macumba bien obscènes, mais jamais quelque chose de cette nature-là. Et si la fille s’était plutôt échappée pour ne pas avoir à subir d’autres humiliations, d’autres sévices aussi ? (p.142)

Un questionnement pertinent à un moment où des hommes, de véritables pantins, accèdent au pouvoir aux États-Unis. Comme si la marionnette prenait sa revanche et décidait de dicter les règles et d’imposer ses caprices. Sommes-nous tous devenus des arlequins qui expriment leurs humeurs sur les réseaux sociaux en se croyant libres ?
Qui n’a pas fait de compromis devant un employeur qui décide des horaires de vos jours et de l’organisation de votre vie. Il suffit de penser à nos semaines réglées par des conventions collectives, les vacances à moment fixes, nos loisirs et nos milieux de vie… pour ressentir des frissons. Liette n’est peut-être pas la seule à avoir renoncé à tout pour n’être qu’un jouet dans les mains des autres.
L’écrivain rencontre un couple d’homosexuels qui s’est amusé avec la jeune femme dans certains jeux pendant un temps. Son côté androgyne attire un peu tout le monde.

Une personne à qui on a volé l’âme ne fait pas grand-chose, elle se limite à être là, en attendant qu’on s’occupe d’elle. Tout à fait comme une marionnette abandonnée dans un coin. Et puis, elle n’est pas restée très longtemps chez nous. Juste le temps de nous laisser briser de tristesse. (p.174)

Leandro Cajal finit par retrouver la jeune femme chez le truand. Elle vit dans l’ombre et s’anime quand un autre pose son regard sur elle. Autrement, elle est une poupée qui attend, sans vie et sans expression.

Parfois nous jouions ensemble à des jeux de scène, en compagnie de ses marionnettes préférées. J’étais comme ivre quand il me montrait des poses en se servant de mon corps, comme s’il manipulait une poupée. Je devenais toute molle… Tu sais, c’est bête à dire, mais c’était si bon que parfois je devenais toute mouillée de plaisir et rouge de honte à cause de ce qui me passait par la tête. Il me prenait toute entière dans ses mains et je ne me sentais plus désemparée. Je me sentais devenir enfin l’artiste que j’aspirais à être. Ses jeux étaient osés, parfois même ils me faisaient peur, mais je les trouvais délicieux car ils m’ouvraient la porte de son art. Tout cela me donnait une grande confiance, je me sentais aimée, remplie par les mystères qui se dégageaient de lui. (p.232)

DEMANDE

Le tueur demande à Cajal d’écrire sa biographie. Une crapule fascinante et trouble, le plus grand des manipulateurs, certainement. L’écrivain est tenté par l’aventure parce que le travail serait fort lucratif. L’appât du gain peut happer tout le monde. Et l’éditeur est prêt à tout pour avoir ce livre qui va faire courir les foules.
Cajal laisse croire qu’il va faire le travail pour arracher la jeune femme à ce milieu et la ramener à Montréal. L’expérience est douloureuse et le philosophe prend conscience que la race humaine est peut-être pleine de clowns qui finissent tous par plier sous les mains d’un maître.
Un roman étrange comme Sergio Kokis les aime. Les personnages discutent beaucoup, tiennent des propos percutants même quand ils s’adonnent à des passions peu recommandables, n’hésitent pas à tuer pour imposer leur volonté. Le caïd rêve de devenir un héros, de séduire le public avec ses mémoires. C’est peut-être là la vanité qui fait succomber bien des petites vedettes qui nous abreuvent de leurs mémoires écrites par un autre.
Peut-être que chacun de nous se débat avec des fils qui s’emmêlent et font trébucher. Peut-être que la liberté est la plus folle des illusions, surtout dans un monde où l’on scrute vos désirs à la loupe pour satisfaire vos goûts de parfait consommateur. Que reste-t-il quand on prend conscience que des fils nous entourent et nous gardent dans un monde où il est impossible de s’évader ? Ces propos deviennent affolants quand on commence à compter les liens qui nous tiennent quand nous travaillons, voyageons, allons nous étendre sur une plage dans le Sud pour échapper aux tentacules du froid et de la neige. Encore une fois, Sergio Kokis nous abandonne avec nos questions, sans jamais nous rassurer. J’aime particulièrement ça.

L’ÂME DES MARIONNETTES de SERGIO KOKIS est paru chez LÉVESQUE Éditeur.


PROCHAINE CHRONIQUE : LA LIBERTÉ DES SAVANES de ROBERT LALONDE paru chez BORÉAL ÉDITEUR.