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mardi 20 août 2024

LE VERTIGE DU RÉEL ET DE L’IMAGINAIRE

QUE DE TEMPS j’ai pris avant d’ouvrir le roman Vierge folle de Daniel Guénette! C’est peut-être parce que je reçois beaucoup de livres. Et, pareil à un enfant, devant une montagne de bonbons, je ne sais lequel choisir. Heureusement, les écrits sont patients et ne connaissent pas ou si peu l’usure du temps. Vierge folle est paru en 2021, en pleine crise de la COVID, au moment où tout s’est figé au Québec. Tout est devenu dangereux alors et nous avons dû nous éloigner de nos voisins, des membres de notre famille et du monde entier. Il a fallu se réfugier en soi et dans sa maison transformée en forteresse. Un moment qui a remis en question certaines habitudes. Daniel Guénette pendant ce temps tentait d’attraper un fantôme, un personnage qui a pris possession de sa vie et de ses rêves.

 

Marcel, un érudit, écoule ses vacances dans un chalet un peu isolé. Il garde la forme en pédalant sur des kilomètres comme je le fais lorsque le soleil le permet et que je ne peux résister aux forêts de cyprès, de trembles, de bouleaux et aux massifs de fougères du parc de la pointe Taillon. J’y fais des rencontres particulières, des familles de gélinottes, des grues du Canada qui lancent leurs cris gutturaux et quand je suis chanceux et que les touristes ne sont plus trop nombreux, je peux surprendre un orignal qui s’offre un repas dans l’étang des brasénies de Schreber. Je n’ai qu’à m’installer discrètement, qu’à le regarder enfoncer la tête sous l’eau pour dénicher les pousses tendres qu’il déguste sans sel ni poivre.

Je vais vous raconter une histoire un peu étrange et anachronique. Le narrateur enseigne le latin dans un établissement universitaire. Je croyais cette discipline disparue depuis longtemps pour faire place à une certaine modernité, à des matières dites essentielles et... futiles. 

Ça me rassure de penser que la langue latine et le grec se conjuguent encore de nos jours dans certaines académies. Et l’invraisemblable ne me rebute pas, au contraire. L’insolite et l’originalité m’attirent plutôt. Je dois avoir l’esprit tordu ou déformé par la vie pour être comme ça. Pourtant, en faisant des recherches, je trouve qu’en 2024 on peut toujours suivre des cours de latin et de grec. 

Le passé n’est pas tout à fait mort.

Un homme seul, donc, qui chérit la tranquillité et la paix. Il accueille son amoureuse de temps en temps, une journaliste. Ce n’est pas la folle passion, pas trop, mais il faut que la chair exulte comme l’affirmait le grand Jacques quand on est encore du côté de la jeunesse. 

Des repas, de bons vins et le vélo pour brûler les toxines dans une campagne toujours invitante, sur une piste cyclable comme il y en a partout maintenant au Québec.

 

RENCONTE

 

Un matin, lors de sa sortie, il trouve un vélo abandonné sur l’herbe, en bordure de la piste. Il s’arrête et cherche autour de lui, s’avance dans une clairière tout près. Là, c’est la révélation comme le répète Christian Bégin dans Y a du monde à messe. Ce n’est pas François d’Assise qu’il surprend, mais presque. Notre professeur en perd son latin, fasciné. Il vit un émerveillement, un moment de grâce, la beauté et l’harmonie.

 

«J’ai regardé partout. Devant, derrière, à gauche, à droite. Nulle âme qui vive. Puis, j’ai perçu un babil enchanteur. Pour la première fois, j’ai entendu sa voix. Marie parlait. À personne. Elle parlait toute seule. Elle était près d’un talus, à l’ombre des arbres, et semblait monologuer. En fait, elle s’adressait aux oiseaux. Dans sa main, elle leur présentait des graines. Des mésanges, cinq ou six autour d’elle, venaient tout doucement picorer dans sa paume. Elle disait des choses comme : Petits oiseaux du bon Dieu, venez mes amours, j’en ai pour tout le monde. Des choses comme ça. J’étais derrière elle, à environ quatre ou cinq mètres. Je ne bougeais pas.» (p.18)

 

Une apparition peut-être, un fantasme, on ne sait trop, mais qu’importe. J’étais prêt à suivre le romancier dans son éblouissement. Marcel retrouve cette Marie-des-Oiseaux et ils vivent une amitié particulière.

La jeune femme est là pour s’occuper de sa vieille tante, juste avant d’entrer au couvent pour se faire nonne et se couper de toutes les tentations du monde comme on l’affirmait il n’y a pas si longtemps. Elle croit en Dieu et vénère Marie, la Vierge, la mère de Jésus. 

 

«Elle parlait d’abondance. De Dieu, de Jésus, du don de soi, de la pureté. Plus souvent encore de la Vierge et, ce qui ne manquait jamais de m’étonner, de sa virginité, non pas celle de la sainte, mais plutôt de la sienne. Une jeune femme de trente-deux ans. Elle l’a dit et répété à maintes reprises : vierge depuis toujours. Cette troublante confidence, elle ne me l’a pas faite ce jour-là, mais plus tard.» (p.20)

 

Marcel cherchera à la convaincre de renoncer à sa vocation, au couvent, de faire le sacrifice de sa beauté. On n’abandonne pas la grâce sans certains efforts, j’en conviens. Qui resterait de marbre devant le charme et la perfection?

 

RÉCIT

 


Pourtant, il y a quelque chose qui claudique dans l’histoire de Marcel. Ça clopine, je dirais. Je m’en suis rendu compte après une douzaine de pages. Le narrateur subit une sorte d’interrogatoire. J’ai pensé tout de suite à la police et au pire. Marcel, dans un moment de folie et de désespoir, a assassiné la belle Marie pour l’empêcher de quitter le monde des oiseaux. 

Il devient de plus en plus confus dans son témoignage et le tableau idyllique qu’il essaie de brosser, s’embrouille peu à peu. Il revient sur ses pas, reprend le cours de son histoire, tente de préciser un point, un mot, une réplique, de se justifier, de se convaincre qu’il n’a pas rêvé. Il ne parvient qu’à nous étourdir et à nous mélanger. Le fil de l’enchantement se rompt. 

 

«Si Marie n’avait pas été Marie, je ne serais pas ici aujourd’hui. Elle n’aurait été qu’une simple d’esprit et moi, tout érudit que je sois, je serais resté bêtement un petit prof insignifiant, ce que je ne suis plus. Non, je suis devenu autre chose. Je commence à comprendre les énigmes que les autres tentent de comprendre, je parle de vous et de vos enquêteurs. Quoi qu’il en soit, je me suis engagé dans un processus de transformation radicale. Ma propre identité est à jamais bouleversée.» (p.46)

 

Bien sûr, j’ai été un peu déçu parce que j’étais prêt à bondir dans la fable et à suivre Marie-des-Oiseaux jusqu’à l’extase et l’élévation. Une forme de communion peut-être. Je suis un romantique et un idéaliste, vous le savez.

Tout se précipite quand il voit la photo de sa Marie dans le journal. Elle a disparu, mais elle ne porte plus le même nom. Quelque chose ne va plus. Marcel déraille. Et si le pire se confirmait. La passion, le meurtre, l’enlèvement, tout devient possible. J’ai glissé sur les phrases en retenant mon souffle et mon émerveillement a cédé à la peur, à la confusion et au sordide. 

 

«Le visage de la Dumontier, pour moi une étrangère, pourtant si familière, sœur jumelle de Marie, vraiment j’ai tout de suite pensé que cela ne pouvait être que ça. Mais vite, j’ai réalisé que non. Ou peut-être oui. C’était tout à fait elle et ce ne l’était pas. Un transfert de personnalité, une substitution, allez savoir! D’autant qu’il y avait eu, comment l’oublier, une dernière scène, dans mon salon, au chalet, avec la musique de Schubert, pour être plus précis, l’andante de La Jeune fille et la Mort. Il y a eu cette Marie ondoyante, illuminée, sortie d’elle-même, émergeant d’un espace insoupçonné, la musique la métamorphosant du tout au tout et m’entraînant à sa suite dans les volutes de sa rêverie.» (p.53)

 

Bon, vous allez m’en vouloir. Pour savoir comment tout ça se termine, il faudra faire comme moi et tourner toutes les pages du roman. 

Un texte d’une certaine époque je dirais avec Marcel, ce latiniste qui prend plaisir à relire ses classiques, s’abandonne à un amour platonique, à des croyances religieuses, au désir de se sacrifier pour Marie et Jésus. C’est d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent connaître, certainement. Mais pourquoi pas, j’aime les contes et les fables. 

Bien sûr que j’en ai voulu un peu à Daniel Guénette quand il nous raccroche à la banalité du quotidien. J’avais tellement envie de suivre Marie dans son délire et son amour de Dieu, à l’écouter parler de sa virginité et de son abnégation. L’atterrissage dans le rationnel est toujours ardu après avoir plané dans un univers où tout «est calme, luxe et volupté». N’est-ce pas le propre de la fiction que de tout transformer pour nous libérer du réel et flotter avec les âmes qui communiquent et s’apprivoisent?

J’aime le croire.

Daniel Guénette nous pousse dans un monde idyllique pour nous en priver dans la dernière partie. On le sait, l’idéal et la perfection cachent souvent le pire, nous l’avons constaté dans des histoires d’horreur qui ont été perpétrées au nom de la religion et de Dieu. 

L’écrivain raccommode tout ça et nous permet de penser que tout est possible même si son héros s’est cassé les ailes et blessé à l’âme et à l’esprit. Un récit onirique, je dirais, un fantasme de sainteté, de tendresse, de communication des cœurs et des âmes. Tout ça ne peut se faire qu’en se brûlant au feu de l’amour et de la pureté. L’utopie, la perfection existent encore pour Daniel Guénette. J’adore. Il faut rêver dans un monde devenu tellement matériel et fragile. 

 

GUÉNETTE DANIEL : Vierge folle, Éditions de la Grenouillère, Bromont, 248 pages.

mardi 15 septembre 2015

Jean-Pierre Vidal secoue le monde des apparences


La société est en mutation et la littérature connaît une prolifération phénoménale. Écrire est maintenant possible pour tous. Ce n’est qu’une question de marketing et de vedettariat. Il faut d’abord se faire voir à la télévision ou au cinéma pour s’assurer de faire les manchettes. Les humoristes ont commencé à prendre d’assaut les salons du livre après avoir pillé la télévision. La culture humaniste est devenue suspecte et plus personne ne se gêne pour ridiculiser les écrivains plus exigeants. La philosophie, la poésie et la réflexion sont en train de devenir obsolètes. Encore plus étrange, au Québec, il y a de plus en plus d’écrivains et de moins en moins de lecteurs.
  
Jean-Pierre Vidal a enseigné la littérature à l’université, exploré des textes pour en retirer la « substantifique moelle » comme Victor-Lévy Beaulieu le répète. La situation actuelle le préoccupe. La réflexion est-elle une « maladie » qui ne touche que les plus de cinquante ans ? Comment naviguer dans une société où les opinions pleuvent au détriment des idées?

Mais l’enseignement, même universitaire, n’est pas que recherche et combat singulier ou étreinte avec un ou plusieurs auteurs, une ou plusieurs littératures. Il est aussi, justement, enseignement, c’est-à-dire nécessité de convaincre, prouver, séduire, sans que je n’aie jamais très bien su si ces trois opérations ne constituaient pas une seule et même activité, une seule et même attitude peut-être, innommable, incernable, et dont les deux autres ne seraient qu’une variante, ou plutôt le spectre. Dans cet exercice, je me suis bien souvent senti envahi par une force, une pénétration, une créativité, une science, qui n’étaient pas les miennes. Je les sentais venir du lieu et de la circonstance. Je n’étais que la caisse de résonnance de courants qui convergeaient vers le texte étudié. (p.63-64)

Que ferait Érasme dans un salon du livre ? Imaginez Platon dans un stand attendant de dédicacer Le banquet à côté de Ricardo. Vidal pourrait le faire à sa place bien sûr. Mais il n’y a pas que cette préoccupation dans Méfaits divers. Il y a un côté intimiste quand il est question de la vieillesse et des traces que nous laissons derrière nous. Y aura-t-il quelqu’un pour se rappeler notre passage ? Il y aussi l’absurdité, la violence, la vie qui vous emportent dans un tourbillon où les pulsions font foi de tout. Jusqu’où va aller la télévision dans l’horreur et le sensationnalisme ? Qui se préoccupe d’un message Facebook vieux de trente minutes ? Le passé n’arrive plus à être le passé et l’avenir est trop lointain pour s’en préoccuper. Il n’y a que l’ici, le maintenant, le jour de l’aujourd’hui.

SENS

Et les succès littéraires de maintenant ? J’y reviens parce que je me questionne sur le sujet, me demandant si tous les efforts consentis pour faire connaître les écrivains et leurs livres ont été utiles. Je ne suis pas pessimiste, mais il me semble que le monde en qui j’ai tellement cru est en train de s’écrouler. Les ventes de livres sont en chute libre malgré des initiatives formidables comme le « 12 août ». J’achète, mais est-ce que je lis ? Cet aspect ne semble guère intéresser les libraires et les éditeurs. Je vends, donc je suis. Les médias sociaux sont un marché où des « auteurs » offrent leur nouveau-né à tout venant. Des textes souvent simplistes, mal écrits, gorgés de fautes, pour ne pas dire bégayants et répétitifs. Je fréquente les médias sociaux tout en tentant de comprendre le phénomène. Est-ce que placer une photo ou un message sur Facebook permet de faire connaître un écrivain et de pousser un lecteur vers son livre ? Toujours l’impression de voir des milliers de personnes crier moi, moi à longueur de journée.
Le silence médiatique qui entoure la parution de 666 Friedrich Nietzsche de Victor-Lévy Beaulieu est assez troublant. Trop long, trop difficile, trop exigeant. Pas un chroniqueur ne s’est porté volontaire dans un grand journal comme La Presse. Silence aussi dans Le Devoir. Les écrivains qui empruntent des sentiers peu fréquentés sont marginalisés et ignorés. Qui lit encore Marie-Claire Blais ? Qui s’attarde à un roman de plus de 200 pages maintenant ?

Et le lecteur, s’y y tient vraiment, peut toujours compléter, répondre lui-même à ses questions, comme, de fait, il l’a toujours fait, depuis que la lecture est la lecture : ce n’est que dernièrement qu’on a formé les lecteurs à exiger que tout soit dit, souligné, expliqué clarifié, mâchouillé. En fait, rendu trivial. Comme si la littérature n’était qu’une forme un peu plus embarrassée de journalisme. (p.155)

IRONIE

Jean-Pierre Vidal aborde tout cela avec un humour vivifiant. Heureusement. Il nous entraîne dans les salons du livre, nous fait assister à une séance de dédicaces, nous présente un auteur astucieux qui a trouvé le moyen de stimuler les ventes en embauchant de faux lecteurs. Vous vous souvenez des saucisses ? Plus les gens en mangent, plus elles sont fraîches. Il y a ce côté amusant, mais l’écrivain reste perplexe sur le monde de maintenant. Comment ne pas frissonner devant notre planète en ébullition, une masse de réfugiés en Europe ? Toutes les valeurs éclatent. Des fanatiques n’hésitent plus à tuer pour la cause. Faut-il se contenter de rire quand les valeurs humaines traînent dans la boue ? Il faudrait peut-être comprendre, savoir pourquoi nous en sommes là. La littérature a toujours servi à cela. L’écrivain s’est fait bousculer par un nouveau barbare pour reprendre l’appellation d’Alessandro Baricco. Ce mutant lui a volé sa parole et son rôle.

Autrefois, on écrivait pour l’Autre, à qui il fallait mettre une majuscule, parce que c’était une présence anonyme, non pas innombrable, mais innombrée, une présence présupposée que peut-être on inventait, qu’on incorporait et qu’on finissait, quand on le considérait comme un collectif, par appeler Dieu, pour simplifier. (p.163)

Jean-Pierre Vidal devient fulgurant quand il montre la dépersonnalisation et la cruauté du monde. La violence des enfants, l’indifférence, l’assèchement de la langue littéraire, l’imposture et le commerce à tout prix.

Et maintenant, on écrit pour la foule, c’est-à-dire, comme l’a dit un auteur ancien - Sénèque ? Ésope ? il ne se souvient plus, mais il se rappelle la citation exacte : « la preuve du pire », argumentum pessimi. (p.164)

Le livre que l’on vénérait tel un objet sacré est devenu un objet interchangeable qui répète une même formule. La rumeur marchande a inventé l’art du conteneur. L’auteur n’a pas besoin de vivre pour que son « œuvre » se multiplie. Le cas de Stieg Larsson est un bel exemple. L’auteur est décédé et un autre prend la relève. Ce qui ne tue pas s’approprie le monde de l’écrivain et le pousse dans une autre direction. David Lagercrantz est ce vampire. L’écriture devient une entreprise et l’écrivain individuel un artéfact.

PERTINENCE

Si j’ai eu un peu de mal avec les premiers textes où l’ironie perd un peu de son efficacité, j’ai adoré Aladin ou les partances où le vieillissement se heurte à la cruauté des vivants. Tout comme L’ensablement où le lien entre l’écriture et la lecture est magnifiquement exploré. Écrire est lire le monde. Et n’est-ce pas la fonction première de l’écrivain que de chercher à comprendre la vie ? Là, Vidal atteint des sommets.
Il accompagne Jean Larose qui se montre très critique sur l’enseignement et les succès littéraires de maintenant. Les deux défendent une tradition humaniste de plus en plus méprisée.
J’aime ces résistants dans un monde où l’image est la valeur absolue autant en littérature qu’en politique. Vidal possède un formidable sens de la caricature qui bouscule et fait souvent grincer des dents.
Parions qu’il n’y aura pas file devant son stand au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean en début d’octobre pour s’arracher Méfaits divers. À moins qu’il ne soudoie quelques faux lecteurs pour que le syndrome de la file agisse dans toute sa magnificence. Il en serait bien capable !

Méfaits divers de Jean-Pierre Vidal est paru aux Éditions de La Grenouillère, 162 pages, 20,95 $.

dimanche 14 avril 2013

Jean-Pierre Vidal secoue nombre de clichés



JEAN-PIERRE VIDAL passe de la réflexion au rire dans «Le chat qui avait mordu Sigmund Freud», d’un monde tragique à un univers en apparence plus léger. Juste, difficile, grinçant souvent, l’écrivain secoue nombre de clichés dans ses nouvelles, avec un à propos à nul autre pareil. Une démarche nécessaire dans un monde où la pensée est perçue souvent comme une tare. Vidal bouscule cette modernité si floue et si envahissante surtout.

Vingt-huit nouvelles, vingt-huit manières de scruter la société, ses travers, ses folies et ses obsessions, des agissements qui montrent le meilleur, mais surtout dévoilent le pire. Dans «Le chat qui avait mordu Sigmund Freud», un titre fascinant, Jean-Pierre Vidal jongle avec des questions qui n’auront peut-être jamais de réponses, mais qu’il ne faut pas négliger pour autant.
Des textes consistants emportent le lecteur sur plusieurs pages ou encore l’auteur choisit le texte très court qui vous laisse en déséquilibre. L’auteur sait jouer de plusieurs instruments de l’orchestre pour notre plus grand plaisir. Il préfère parfois le flou qui m’a fait revenir sur les phrases pour tenter de retrouver ce qui avait pu m’échapper. Vous avez alors rapidement le sentiment de ne plus savoir où aller. Ou encore, un texte laisse croire que la mise en page a connu des hoquets. Vous réalisez après qu’il faut sauter un paragraphe pour retrouver le fil et revenir en arrière. Heureusement, ces «jeux dans l’espace» se font plutôt rares.
Il y a aussi ces incursions dans la pensée des tueurs en série qui semble si bien caractériser la société américaine. Des meurtres gratuits, la démence d’un tireur fou ou d’un solitaire qui travaille avec doigté, intelligence et raffinement.
«Vois-tu, le meurtre en série est dans la fibre de ce continent, il flotte dans l’air de cette civilisation, comme un pollen. Liquider le plus de gens possible, le plus rapidement possible et le plus spectaculairement possible, c’est la hantise secrète de tous ces énervés qui se prennent pour des individus. Pour eux, c’est comme un orgasme. Et après, ils se réveillent, complètement abrutis, vidés, mais contents. Même quand leur état les envoie rejoindre leurs victimes.» (p.171)
L’écrivain Bertrand Gervais a bellement exploré cet aspect dans «Les failles de l’Amérique», un grand roman passé inaperçu peut-être parce qu’il révèle un aspect de l’humain que nous refusons de voir même s’il prend toujours le pas dans les bulletins d’informations.

Communications

Il y a aussi la quincaillerie numérique qui obsède un peu Vidal et qui a donné de nombreuses chroniques dans «Le chat qui louche». Les contemporains sont branchés, bombardés de musique, de messages instantanés, souvent futiles où privé et public se bousculent.
«Partout dans l’autobus, les voix cellulaires imposent leur chorale: — Salut. C’est qu’tu fais? Ah bon! J’arrive là.» «Allo, Papa? Je serai là dans dix minutes, on est au centre d’achat, là. À tantôt!» (p.92)
J’ai aimé le regard sur les passagers d’un autobus, les manœuvres pour s’approprier le siège voisin, l’arrivée du retardataire qui bousille toute la stratégie et vient empiéter sur votre espace. Toutes les manœuvres aussi pour s’isoler des autres passagers. Le narrateur possède l’outillage parfait pour contrer toutes les approches. Cela ne l’empêche pas de reluquer discrètement une jeune femme fort jolie.
Il y a aussi les hasards qui emportent les personnages de Vidal. Des mondes étranges s’ouvrent et vous poussent dans une autre dimension.
À lire la réflexion du pape Pie XIV pendant un match de soccer. Il y a là tout l’avenir de l’humanité, ses obsessions et ses lubies. Le tout avec une bonne dose d’humour.
«Mais réunir l’humanité sous un seul dieu, c’était vouloir, en fin de compte, tout abolir dans l’indécision, l’indistinction qui ferait du même coup de la bête humaine un dieu. Et c’était, en même temps, revenir à la matière d’avant l’explosion initiale et engloutir Dieu, l’homme lui-même dans une totalité qui n’était que néant.» (p.204)
Et que j’aime quand une phrase coupe votre élan de lecteur comme un uppercut.
«Encore heureux que Gianfranco entretienne avec lui une relation dialoguée qui, au moins, lui permettait de formuler des demandes, sans avoir besoin de passer par cette forme d’hébétude archaïque et autiste qu’on appelait autrefois la prière.» (p.186)
Jean-Pierre Vidal demeure un allumeur de réverbères dans ce monde de pulsions et de consommation. Il demeure un humaniste qui cherche un sens à la vie et des certitudes de plus en plus fuyantes. Peut-être que l’écriture est la dernière manière de résister au naufrage.

«Le chat qui avait mordu Sigmund Freud» de Jean-Pierre Vidal est paru aux Éditions de La Grenouillère.

lundi 14 mai 2012

Pascale Bourassa confirme son immense talent



Après son entrée en littérature en 2009, Pascale Bourassa publie un second roman. Les lecteurs se souviendront que j’avais fort apprécié «Le puits», un ouvrage puissant qui plonge dans la réalité des femmes confinées, à une époque pas si lointaine, à leur rôle de génitrice.

Cette fois, avec «À l’ouest», la romancière présente une saga où quatre générations de Québécois francophones prennent le relais. Ils ont quitté le Québec pour migrer au nord de l’Ontario et en Alberta un peu plus tard. Toujours avec l’espoir de tout recommencer. Un monde où il faut «risquer sa vie à chaque jour» comme l’écrivait Louis Hémon dans «Maria Chapdelaine».
Ces familles osaient tout. Surtout les femmes presque toujours enceintes et happées par des dizaines de petites bouches. Une fatalité transmise d’une génération à l’autre.

Héritage

Joanna est la dernière de cette lignée de femmes francophones qui ont peuplé l’Ouest canadien. Les premières ont voyagé dans des charrettes tirées par des chevaux pendant des semaines avant de s’installer dans un pays de plaines et de grands vents. Une arrière grand-mère qui n’en pouvait plus de cette solitude, de ses enfants et des tâches toujours à recommencer.
«Elle sortit, paniquée. Courir pour tout oublier. Courir dans le bois sans s’arrêter, jamais. Respirer l’air frais, le plus possible. Respirer enfin. Maman courait, ses larges jupes déchirées par les ronces. Les larmes l’aveuglaient. Elle voulait partir, fuir la maison pour ne pas mourir emmurée vivante entre quatre murs, des rires de sœurs et des cris de bébé plein la tête.» (p.43)
Elle vivra un certain temps en Indienne et aura Tami, une petite métisse.

L’étrangère

Joanna étudie au Québec où on la considère comme une étrangère. Elle rencontre Christian qui vient de la République dominicaine où la misère et la fatalité sont tout aussi grandes que chez ces francophones qui luttent pour leur langue, leur culture et leur identité dans les grandes plaines où l’anglais domine.
Des cauchemars la hantent en revenant dans son village d’origine, la maison où elle a grandi entre ses grands-parents. Elle retrouve son passé par fragments. Les femmes de sa famille ont connu des destins incroyables.
«Tous ces eaux discours la laissèrent de marbre. Il y avait longtemps qu’elle avait oublié son âme. Elle l’avait laissée en chemin, sur les routes, entre le Canada français et l’Ouest canadien. Elle l’avait semée dans un champ. Elle n’avait pas de temps pour son âme quand les choses terrestres grossissaient à vue d’œil et qu’elles prenaient tellement d’ampleur qu’il n’y avait plus un seul coin de disponible. Toute la place était prise par le mari, les enfants, la maison et la cuisine, les heures interminables du quotidien. Son âme était dans un champ au Manitoba, ou en Saskatchewan peut-être, et resterait là.» (p.207)
Petite Anna, la grand-mère de Joanna, n’était qu’une fillette quand elle s’est mariée au fils Guérette. Ce qui ne l’a pas empêchée de faire une kyrielle de petits garçons, de se perdre dans ses rêves, de renier sa demi-sœur métisse qui subira les pires sévices dans un pensionnat et chez un père Oblat. Une situation horrible pour ces enfants autochtones qui sont violés dans leur langue, leur culture, leur façon d’être quand ce n’est pas dans leur corps.

Saga

Des vies se recoupent, empiètent les unes sur les autres et reconstituent la grande aventure qu’a été la colonisation de ces territoires où les Indiens ont été dépossédés. Une histoire particulièrement dérangeante. Pascale Bourassa a l’art de nous plonger dans des situations où l’on risque son âme.
Joanna apprivoise ses hantises qui deviennent moins fréquentes à mesure qu’elle connaît son passé. Peut-être qu’elle pourra retrouver sa place et une certaine quiétude en revenant au Québec même si elle s’y sentira toujours étrangère. Une impression je crois qui a habité Gabrielle Roy toute sa vie.

Bouleversant

Un roman fait de fragments qui vous perdent un peu et vous rattrapent pour ne jamais vous lâcher. Pascale Bourassa est une écrivaine puissante. Un terrible destin marque ses personnages de femmes qui ont la fatalité inscrite dans leur génétique. Malgré l’amour, les enfants, le succès de leurs entreprises, elles sont souvent broyées par la vie et des tâches surhumaines.
Pascale Bourassa confirme son talent exceptionnel dans un roman bouleversant.

«À l’ouest» de Pascale Bourassa est paru aux Éditions de La Grenouillère.

lundi 19 septembre 2011

Marjolaine Bouchard explore les contes

J’attendais «L’échappée des petites maisons» de Marjolaine Bouchard, son premier roman pour adulte, depuis un certain temps. Rappelons que cette écrivaine s’est fait surtout connaître par ses incursions dans la littérature jeunesse.
Un peu d’histoire. C’était en 2009. Madame Bouchard ne savait plus trop quoi faire de son histoire et elle s’est inscrite au Camp littéraire Félix où je donnais une formation. J’ai donc eu la chance de lire une première mouture de ce roman et de me questionner avec elle. Le plus difficile aura été de convaincre l’auteure de se remettre au travail, d’aller plus loin, de pousser son écriture. Après, ce fut un plaisir que de bousculer ce texte qui déroute au début; un bonheur de plonger dans un monde truffé de références aux contes qui ont terrifié mon enfance. Parce que le conte est cruel, sans pitié et c’est pour cela qu’il fascine et qu’on l’aime.
Tout était là. Il suffisait que l’auteure trouve un ton, un rythme, une musique qui l’emporterait.

Sujet

Une femme seule dans une maison au milieu de l’hiver. La campagne, le froid, le blanc partout. Elle ne se souvient de rien ou presque. Sa fille est partie pour quelques semaines. Elle a laissé un étrange message, des dessins parce qu’elle n’aime pas les mots de l’écriture. Une douleur terrible lui vrille les entrailles à chacun de ses mouvements. Qui est-elle? Qu’est-ce qui lui arrive?
Un lutin se cache-t-il vraiment dans une fente du plancher de la chambre du haut? Elle s’accroche à cette fable pour exorciser le mal peut-être, dissiper le brouillard qui flotte dans sa tête. Une sorte de décompte nous pousse vers la véritable intrigue, celle que sa fille Moïra prendra plaisir à nous livrer.
Cette dernière est à l’hôpital, une jambe fracturée. Un bête accident. Des voisins ont retrouvé la mère dans un état lamentable. La police enquête. Un inspecteur interroge la jeune femme.
Le lecteur découvre le quotidien de la fille et de la mère. Elles vivaient en totale fusion, en marge de la société. Une vie de travail où les moindres corvées devenaient des contes et des légendes. L’enfant a grandi dans un univers où il y avait des fées, des princes changés en grenouilles, des lutins qui se faufilaient entre les planchers. Un monde magique où un arbre les protégeait des catastrophes.

Hommes

Trois hommes ont eu des contacts avec les deux recluses et sont disparus sans laisser de traces. L’enquêteur cherche à savoir. Moïra multiplie les détours, invente des détails, étire son histoire, devient une Shéhérazade qui tente par la magie des mots et des images de retarder le moment où la réalité claquera comme un coup de fouet.
Elle a beau inventer des chemins de traverse, charmer le policier, la jeune femme finit par aborder le sujet litigieux. Les amoureux de sa mère sont disparus quand Moïra a prononcé une certaine formule.
«J’ai compris qu’il me faudrait prononcer mon souhait avec plus de ferveur et de rimes… et peut-être donner un coup de pouce au destin. «Faites que Maurice Taché-Soucy, faux magicien et menteur, ne remette plus jamais les pieds dans notre demeure. Et puisqu’il est incapable de véritable amour, que le fil qui relie sa vie à la nôtre soit rompu pour toujours.»» (p.129)

Quelques phrases et les hommes se sont évanouis. Vérité ou mensonge? Qu’est-ce qui s’est passé? Moïra parvient à envoûter le policier avec ses histoires. C’est ce qui importe. Ils vivront heureux et auront beaucoup d’enfants.
Entre le conte et le roman, «L’échappée des petites maisons» est une immersion dans un monde enchanté. Tout y est! L’imagination, la manière de transformer la réalité et de l’habiter. La cruauté aussi.
Marjolaine Bouchard fait appel à de nombreux personnages, particulièrement à «Rumpelstiltskin» des frères Grimm qui devient la clef de voute du roman.
Quand Moïra raconte, la magie opère. Il faut seulement oublier ses balises et se laisser emporter par le talent de Madame Bouchard. Un premier roman pour adulte bellement réussi et je suis particulièrement fier d’avoir pu l’accompagner. A vous! Laissez vous raconter la plus terrible des histoires par l’enjôleuse Moïra Comté.

«L’échappée des petites maisons» de Marjolaine Bouchard est paru aux Éditions de la Grenouillère.