Nombre total de pages vues

jeudi 25 octobre 2007

Bertrand Gervais crée une belle féerie

Après «Les failles de l’Amérique» le volumineux roman de Bertrand Gervais qui entraînait le lecteur en Californie, mettant en scène un Québécois obsédé par les tueurs en série, je m’attendais à tout. Cet ouvrage époustouflant, oscillant entre le fantasme et le réel, m’avait troublé particulièrement en 2005.
Cette fois, Gervais s’abandonne aux avenues de l’imaginaire et de la fantaisie, invente un Montréal familier et étrange. «L’île des Pas perdus», à la fois conte et fable, plonge le lecteur dans le monde de l’imprimé, le véhicule par excellence du merveilleux. Pour Caroline, la jeune héroïne du roman, tout passe par l’écrit. Elle doit être une lointaine cousine d’Alice de Lewis Carroll.

Trame dramatique

Pour oublier sa douleur, le père de Caroline, qui a perdu sa femme dans un accident de voiture, a inventé une île où un architecte a créé un monde merveilleux. Une manière de rendre hommage à son épouse décédée dans des circonstances tragiques. Les deux histoires se chevauchent. Un monde initiatique, paradisiaque et séduisant que la jeune fille croit réel. Fiction et réalité se bousculent dans son esprit.
À la recherche de ses pouces qu’elle a perdus en oubliant sa promesse de ne plus les sucer, elle fugue, découvre un Montréal gothique où les zuggies et les Gardiens de Gutenberg se partagent difficilement le territoire. Un monde de violence dure et aveugle, où des enfants abandonnés s’inventent un univers en marge du monde adulte pour survivre.
Rapidement l’écrit occupe tout l’espace. Les Gardiens de Gutenberg, réfugiés dans le Palais du livre, vendent des livres au coin des rues, fuyant les zuggies qui haïssent tout savoir et terrorisent tout le monde. Marginalisés, la culture et l’imprimé deviennent un sujet de recherche pour un professeur de l’Université du Québec à Montréal qui a inventé l’écriture transgénique.
« Disons qu’on veuille moderniser le tout. On prend un gène d’un autre auteur, disons de Vladimir Nabokov- c’est un compatriote, ils devraient pouvoir s’entendre-. Et on l’insère dans cette phrase de Léon. Qu’est-ce que ça donne ? Écoute à nouveau. Tu verras, la différence est appréciable: «Toutes les familles heureuses sont plus ou moins différentes, toutes les familles malheureuses se ressemblent plus ou moins.» Ce n’est plus aussi naïf ! Et ça nous parle directement. » (p.88)
Un monde onirique, semblable au nôtre avec ses violences, ses folies et ses obsessions; un monde où le merveilleux permet de triompher des pires douleurs et, peut-être, de transcender la mort de ceux que l’on aime.
«Tous les temps sont liés, comprends-tu? Le passé, le présent et le futur. Et c’est notre pensée qui les relie. Notre esprit. Sans lui, les temps s’éparpillent, ils fuient dans tous les sens comme une foule qui panique. C’est notre imagination qui les fait travailler ensemble. C’est de cette façon que les secrets deviennent les signes de l’avenir.» (p.109)

Rôle de l’écrit

L’écrit devient un outil qui ligote le temps et permet de faire revivre les êtres qui disparaissent prématurément. Il donne ainsi une chance à l’avenir.
«Et si tu veux que ton amie reste vivante non seulement pour toi, mais pour tous, pour moi ou pour ton papa, il faut simplement que tu mettes par écrit ce que tu as imaginé dans ta tête. Comme ça, ton amie vivra pour tout le monde qui te lira. C’est presque révolutionnaire!» (p.176)
Bertrand Gervais démontre dans «L’île des Pas perdus» sa grande virtuosité et se laisser porter par son imaginaire pour notre plus grand bonheur. Un magnifique plaidoyer pour l’écrit et le droit à l’invention.
«Le Palais des livres est un endroit féerique. Pour un bibliophile, du moins. Il n’y a que ça à perte de vue. Des livres, des livres et encore des livres. Sur cinq étages. Un escalier central, illuminé par un puits de lumière, donne au lieu un charme espagnol, et pas un seul mur n’est libre d’étagères toutes encore remplies de bouquins aux dos délavés par le temps.» (p.95)
Une restriction peut-être? Les longs extraits de «L’île des Pas perdus» d’un certain J.R. Berger, un nom inventé à partir de celui de l’auteur. L’action s’étiole dans les descriptions qui nous coupe de la quête de Caroline.

«L’île des Pas perdus» de Bertrand Gervais est publié chez XYZ Éditeur.