MIRUNA
TARCAU propose une étrange expérience avec L’apprentissage
du silence. Élisabeth et David, un couple improbable, m’ont déstabilisé avec
les rebondissements de leur histoire singulière. Je ne comprenais pas trop où
l’écrivaine allait au début. Je ne lis jamais la quatrième de couverture et si
je l’avais fait pour une fois, cela m’aurait grandement facilité la tâche. Ça
m’apprendra. Après tout, c’est là une clef qui permet d’ouvrir la porte et
d’entrer dans la maison. J’aurais compris que le roman se déroule à l’envers
comme dans L’étrange histoire de Benjamin
Button où le héros naît vieux pour redevenir un enfant. D’abord une
nouvelle de Francis Scott Fitzgerald, ce texte est devenu un film de
David Fincher qui a connu un beau succès. Miruna Tarcau part de l’époque
contemporaine pour nous abandonner au début de la colonie française en Amérique.
Je
suis conscient que nombre de lecteurs n’embarqueront pas dans les étranges migrations
de ce couple qui échappe au temps et au vieillissement. L’écrivaine
nous demande de nous avancer dans un monde qui m’a fait penser à celui d’Albert
Langlois de Daniel Grenier dans L’année
la plus longue. Ce personnage échappe au temps pour traverser les siècles à
partir de la Conquête de Québec en 1760 jusqu’à la période contemporaine. Il y
gagne une forme d’immortalité, mais surtout une terrible solitude qui est
peut-être le pire des châtiments qu’un humain peut endurer. Madame Tarcau emprunte
la direction contraire et remonte les cercles du temps.
Qu’on
le veuille ou non, nous sommes ancrés dans notre époque. Tous piégés par la
pensée qui balise notre milieu à la naissance, des idées qui guident tous les
comportements. Il y a un monde entre les normes qui hantaient mon enfance et la
société de maintenant. Chaque époque possède des tabous, des balises, des
craintes et aussi s’appuie sur de grands rêves. Il faut une formidable
originalité pour s’arracher à ces carcans et voguer dans un espace qu’il faut inventer
jour après jour. C’est peut-être là le travail de l’écrivain que de chercher des
sentiers parallèles, que de tourner le dos aux idées dominantes pour trouver
une autre manière de voir et de respirer.
FUITE
Élisabeth
et David quittent Montréal pour une question d’argent et de fraudes, on ne sait
pas trop. Ça n’a guère d’importance. Ils vivaient dans un milieu fermé, une
sorte de ghetto avec des préjugés qui se manifestaient dès qu’ils
s’aventuraient en dehors de leur quartier.
L’affaire se
compliqua lorsque le camp des talons hauts se mélangea à celui des pantalons
pour offrir des rafraîchissements et des petits fours. À mesure que se
multipliaient les compliments à l’hôtesse, dont l’absence n’intriguait
d’ailleurs personne, Élisabeth s’aperçut que toutes ces remarques formaient des
variations limitées sur les mêmes thèmes. Aucun domestique n’était digne de
confiance, les enfants n’apprenaient rien à l’école, on déplorait le lent
déclin de l’Occident. (p.15)
Le
couple se retrouve en Argentine, un pays où tout peut devenir possible. Les
voilà dans l’envers du monde qu’ils ont connu au Québec. Élisabeth devient
gérante de bordel. Nous sommes loin de la petite bourgeoisie de Montréal et
des rencontres dans les salons cossus. Les filles, l’alcool, les militaires,
parce que c’est la dictature, rien ne semble les perturber. Les deux ne sont jamais
taraudés par des questions de morale ou d’éthique. Le bien et le mal ne font
pas partie de leurs bagages. Ils s’adaptent sans trop faire de vagues, plongent
dans une nouvelle langue et oublient presque celle qu’ils parlaient il n’y a
pas si longtemps à Montréal.
MILIEU
Les
individus, dans l’univers de madame Tarcau, se transforment et mutent selon le
milieu social et l’environnement humain. Élisabeth et David deviennent des
Argentins et peuvent très bien côtoyer les militaires, exploiter de jeunes femmes
qui doivent se prostituer et danser. L’argent n’a pas d’odeur, on le sait. Tout
comme ils se retrouveront aux Indes, parfaitement à l’aise dans la peau du
colonisateur.
Élisabeth s’habitua
vite à entendre les Argentins se traiter de couillons quand ce n’était pas de pendejos, de culeados, ou encore de cagônes.
Il ne lui serait jamais venu à l’esprit de traiter les habitués de Women First de poils pubiens. Elle
voyait encore moins envoyer l’un d’entre eux se laver le trou du cul ou bien
sucer une couille, comme on entendait fréquemment dans les environs. Mais à présent
que Montréal était derrière eux, elle réalisait à quel point ses anciens
voisins avaient la bouche propre et l’esprit tordu. Encore qu’elle ne fut pas
si propre que ça, leur bouche. Ici, à Buenos Aires, elle n’avait encore entendu
personne se référer à Samuel comme à une « personne de couleur », Negrito, moreno, oui. Niega,
jamais. (p.34)
Le
couple se perd, se retrouve et mute selon les époques. Lui devient médecin et
se retrouve dans les colonies où il vit en grand seigneur avec une nouvelle épouse
et ses enfants. Élisabeth de retour à Montréal, ouvre une sorte d’accueil pour
les enfants abandonnés avant de devoir reprendre la route et retrouver David.
En
remontant le temps, David adopte un jeune garçon : Friedrich Nietzsche. Le
jeune homme a déjà écrit toute son œuvre. C’est plutôt étonnant, mais nous
remontons le temps, faut jamais l’oublier. David, avec la collaboration de Karl
Marx, travaille à installer une société socialiste dans les Antilles, une
utopie qui a fasciné l’auteur de Zarathoustra.
Il faut lire Victor-Lévy Beaulieu dans sa fantastique incursion du côté de Nietzche
pour comprendre à quoi fait allusion madame Tarcau.
La scène se
poursuivit ainsi jusqu’à ce que Franz ouvrit un tiroir où était rangée la
correspondance de David, en tête de laquelle se trouvait cette fameuse lettre.
Son contenu s’avérait être fort compromettant. Dans ce document, David se
disait prêt à financer la création d’un parti communiste allemand, pour peu que
Herr Marx ainsi que Herr Engels acceptassent de le seconder dans la création
d’un état socialiste dans les Antilles françaises. (p.142)
Nous
n’en sommes pas à une surprise près. Élisabeth deviendra nonne et mère
supérieure d’une abbaye et même sera une sérieuse candidate à la sainteté.
Après le bordel, le couvent, pourquoi pas.
Le
tout se terminera à l’époque de la Nouvelle France, au début de la colonie
alors que tout était à faire et à recommencer, avec l’ombre de Voltaire en plus
et d’autres personnages célèbres.
MÉMOIRE
La
fameuse mémoire… Comment fonctionne la mémoire quand le temps file à l’envers ?
Ce qui a été n’est plus. Les personnages doivent continuellement se réinventer et
apprivoiser une terrible solitude de plus en plus difficile à vivre.
Je
n’ai pu m’empêcher de penser aux difficultés des émigrants qui quittent leur
pays, des habitudes, des croyances, une langue pour s’installer dans un milieu
où ils doivent tout effacer et réapprendre. Ils perdent leurs références, des
manières de faire, des liens familiaux et ont la tâche terrible de s’inventer
une nouvelle identité. Comment devenir un autre en quelques années ? Certains y
parviennent rapidement et d’autres pas du tout. Parce qu’il faut redevenir un
enfant en quelque sorte pour apprendre une nouvelle société et changer dans sa
tête.
L’absence de
truchements l’inquiétait au plus haut point. Cette communauté rassemblée à la
hâte ne verrait jamais naître une cohésion sociale tant qu’il n’existerait pas
de langue commune qui permettrait aux travailleurs de vivre ensemble. Tout en
déplorant cette lacune, David lui-même ne s’était cependant jamais donné la
peine d’apprendre le créole. (p.150)
L’histoire
de l’humanité est marquée par ces déplacements, ces bouleversements d’être.
C’est le cas de ceux et celles qui arrivent au Québec et qui se retrouvent fort
démunis, surtout quand ils ont dû quitter un lieu où il n’était plus possible
de penser et de respirer. Le dépaysement est d’autant plus fort qu’ils ont été forcés
de faire un bond dans le temps à cause de guerres sans fin ou de catastrophes
naturelles. Tous doivent alors changer de peau et travailler à devenir d’autres
hommes et d’autres femmes.
Nous
embrassons là toute la problématique des émigrants. Les individus finissent
toujours par s’adapter, à se mouler aux habitudes et à la langue du plus grand
nombre, mais cela provoque des heurts très souvent.
Le
roman de Miruna Tarcau demande un effort particulier. J’avoue m’être un peu
égaré dans les dédales du temps, me demandant souvent où j’allais et dans quoi
cette écrivaine voulait m’entraîner. J’ai compris qu’il fallait se laisser
aller pour voyager, pour tout apprendre comme le jeune homme ou la jeune femme
qui cherchent à se faire une place dans sa société.
Miruna
Tarcau réussit à déstabiliser et c’est fort heureux, à nous faire migrer dans
notre tête en suivant ces personnages singuliers. Un texte qui prend des directions
inattendues avec cette écrivaine originale. Apprendre
le silence, c’est peut-être apprendre à se glisser dans un milieu sans
provoquer de vagues et de remous. Se taire pour mieux entendre et mieux parler,
pour s’adapter à de nouvelles vies et changer de peau.
L’APPRENTISSAGE DU SILENCE, un roman de MIRUNA TARCAU publié chez HASHTAG
ÉDITIONS, 2018, 196 pages, 20,95 $.