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jeudi 16 mars 2017

Robert Lalonde s'attarde au chant du monde

ROBERT LALONDE nous offre un autre carnet pour mon plus grand bonheur. Je sais un peu à quoi m’attendre depuis Le monde sur le flanc de la truite et Iotékha’, mais il trouve encore le moyen de m’étonner, même si je suis un peu accoutumé à son refuge, ses sentiers dans les boisés, les éclaircies, les herbes folles et le petit lac où il peut plonger quand les jours deviennent cléments. Les ravages des chevreuils aussi qui s’approchent de la maison pour voir si le propriétaire est toujours aussi agité. Cette fois, un drame brise la quiétude de l’écrivain qui hésite entre deux phrases. Le fils d’un voisin s’est suicidé. Lalonde ne le connaissait pas, mais ce geste de désespérance le touche. Tous les vivants sont de son monde. Il entreprend de le convaincre. La vie, même si elle est souvent décevante, vaut la peine d’être secouée.
  
Le suicide d’un jeune est toujours une tragédie. Le Québec n’est pas en reste dans ce domaine. Des statistiques bouleversantes touchent particulièrement les hommes. Mille deux cents personnes par année environ. Pour avoir vécu ce drame, avec des amis, je sais les ravages d’un tel geste. Des vies brisées, l’âme en mille miettes pour les parents, une bombe à fragmentation dont on ne cesse de ramasser les morceaux. Mes amis ont été blessés au plus profond de leur être devant ce geste impossible à comprendre.
Le père du garçon a du mal à s’en remettre, est habité par une sourde colère. Lalonde le voit circuler en tapant sur le volant de son camion, un peu hagard, en voulant au monde entier. Il en a surtout contre ce fils qui a tout gâché. Que faire ? Comment éviter le drame ? La grande question.

Il me semble que je pourrais, que j’aurais pu le rescaper, ce garçon impatient, ce dériveur enragé, cet obnubilé d’un malheur qui ne lui est pourtant pas propre, d’un chagrin que chacun éprouve à ses heures et qui passe, pour peu qu’on regarde ailleurs. (p.24)

Bien sûr, Lalonde vit cette tragédie en voisin, en témoin. L’impression qu’il ne peut que saisir le vent dans ses grandes mains. Le geste du jeune homme imbibe cet automne qui attend la neige. Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’un garçon pour qu'il bondisse dans le vide ?
Robert Lalonde l’apostrophe, se parle, tente de le persuader que la vie doit être vécue même quand l’air se fait rare, que l’on avance en traînant la patte sans savoir la direction à prendre.

DIALOGUE

Et c’est à moi que l’écrivain s’adresse, même si les mots ne viennent pas facilement. Il tente de montrer la vie, d'expliquer sa nécessité, de la regarder dans les yeux pour l’apprivoiser. Que dire devant la désespérance d’un homme de vingt ans qui pense transporter des siècles sur ses épaules ?
L’écrivain s’attarde à ce qui occupe ses journées depuis longtemps. Il regarde autour de soi, surveille un oiseau, un chevreuil qui va lentement, la chatte qui grimpe dans un arbre et ne sait plus comment toucher terre, le chien devenu amis avec les cervidés. Découvrir chaque jour comme le dernier, compter les nuages, étudier les couleurs mouvantes, le froid qui danse entre les arbres, lire, caresser une phrase du bout des doigts, chercher son souffle de résistant.

Prêchant la contemplation savante et rêveuse de la nature – on reconnaît ici Thoreau -, il écrit : Le contact avec la nature représente la seule expérience humaine éternelle, la seule dont nous soyons sûrs qu’elle soit une expérience véridique. Une énergie vibrionnante escorte ces chocs perceptifs, ce qu’il appelle le bonheur de la dissolution de soi. (p.74)

La vie encore dans un pin ou un arbre dépouillé de ses feuilles, le cri d’une corneille qui résonne dans la forêt, le chien qui aboie. Tout ce qui respire dans notre distraction du monde. Lalonde s'attarde à tout ce qui le fascine dans son environnement, dans certains livres qui traînent sur sa table, dans cet hiver où il doit confier son corps aux médecins.
Il suffit d’un regard, d’une oreille pour capter les murmures des arbres, sentir les effluves qui vous étourdissent souvent en forêt. Être la saison même quand le froid casse les branches, quand le sol fait le dos rond. La neige arrive et voici la fête. Tout recommence. Le chemin est une page blanche qui pousse de l’autre côté des collines.
Je retiens mon souffle, écoute le piano à la radio. Chopin. Un prélude. Chaque note est une goutte de pluie sur ma peau trop sèche.

Dépris d’espérance au lever, je vais du côté des poètes. Chez eux, la blessure passe directement de la plaie à la page, la beauté surgit de l’ombre et l’espoir de l’impossible. Leurs livres sont posés en permanence sur le rebord de ma fenêtre, l’accoudoir du divan, la chaise où jamais personne ne s’assied et où, côte à côte, ils s’entretiennent à voix feutrée de l’introuvable épiphanie, de la résignation et de la révolte, dont ils célèbrent l’absolue nécessité. Ils déplorent et chantent d’un même souffle la beauté tragique de cet aller simple vers une destination inconnaissable. (p.44)

Un écrivain n’existe que par l’écriture et la lecture. Il y a toujours beaucoup de livres dans l’environnement de Robert Lalonde, des bouts de textes comme des trophées. On dirait un trappeur qui inspecte ses peaux pour voir si elles résistent au temps.
Je lève les yeux et surveille les étourdissements des mésanges autour des mangeoires. Elles ont tellement d’ailes pour venir vers la petite graine noire de tournesol et retourner sur la branche du pin. Ou encore les durbecs des sapins qui se posent dans un plissement d’air. Ils s’installent au bout de la galerie et mangent en surveillant le lac qui va rejoindre l’horizon du côté de Roberval. J'effleure peut-être l’éternité.

ÉCRIVAINS

Je retrouve La liberté des savanes, m’attarde auprès des écrivains bien connus de Lalonde. Virginia Woolf, Henry David Thoreau, Gaston Miron et Victor-Lévy Beaulieu qui ne sait pas que l’auteur de C’est le cœur qui meurt en dernier est son ami. Ce sont des jongleurs que je fréquente aussi.
Pour le moment, je fouille les romans de Nicole Houde. J’en suis tout imbibé, comme si je voulais me perdre dans ses textes. C’est pour un prochain carnet, une lecture et des dialogues au-delà de la mort. J’arpente ses terres de Saint-Fulgence et tourne sur les battures. Je suis assis sur son banc du Jardin botanique de Montréal pour me donner un visage. 
Lalonde me ramène à l’ordre, s’attarde à l’écorce des mots comme il le fait avec sa chatte quand elle invente des ronronnements qui font frémir la campagne. Je pense à la sortie que je ferai plus tard dans la forêt de cèdres, aux écritures des lièvres sur la neige durcie. Et les traces d’une perdrix que j’ai vues hier comme une broderie de la plus belle délicatesse.

DIALOGUE

Et ce jeune trop tôt en aller. Celui qui a regardé la mort dans le hangar de son père. Robert s’obstine avec lui, le secoue, l’entraîne dans le sous-bois, lui montre l’oiseau rare qui les attend sur une branche, qui veut qu’on le regarde pour être vivant, savoir si le bruit de ses ailes est à lui.
Le père retrouve ses gestes de chasseur, des rondes que le corps n’oublie pas. Il se laisse émouvoir par l’entêtement d’un pic sur un tronc et tente de décoder les messages qui s’entendent jusqu’au bas de la montagne. Le jour s’agenouille dans toute une averse de couleurs qui tombent des nuages. Tout fige. Il n’y a plus que le cœur qui fait son ouvrage.
Et je parle à mon tour au fils de mes amis, Je l’empoigne par les épaules et lui répète qu’il faut être là dans les jours et les nuits, devant des oiseaux qui vont comme des éclats de rire. Juste pour ça mon garçon sourd et aveugle, juste pour un instant du genre, la vie vaut la peine d’être bue à grandes gorgées.

TEXTES

Et Robert Lalonde se penche sur une phrase comme on le fait sur une pièce de bois avant de se lancer dans le sablage. Construire, bâtir, échafauder un paragraphe, revenir sur ce qui a été écrit il y a longtemps dans un carnet tout fripé, se demander où l’on était pour inventer des phrases si échevelées.
Je retiens mon souffle.
Lalonde doit s’abandonner dans un faux sommeil, l’hôpital, une opération et un retour avec l’impression d’avoir perdu des éclats de sa vie. Mais il y a l’espoir qui luit comme un brin de paille, qui refait surface dans les plis du matin sombre.
Le garçon penche la tête. La vie est ce qu’il y a de plus précieux et la mort n’est pas un avenir.
Tu comprends toi le fils de mes amis. Écoute le souffle, deviens le regard, penche-toi sur une phrase pour en sonder toutes les coutures ; prends ton temps dans les merveilles qui se déploient devant ta fenêtre. Regarde avec moi le soleil pousser des ombres sur les vagues que le vent a dessinées sur la neige. Écoute ton souffle, le mien. 
Nous sommes la vie.
Et me voici encore aux côtés de Lalonde, à barbouiller son carnet. Je tourne en patineur étourdi sur des phrases pour être dans toutes les dimensions de mon corps et de mon esprit. Je me dis qu’on devrait avoir La liberté des savanes dans toutes les salles où des gens vont pour des ratés de santé. Il suffirait d’un regard, qu’ils lisent une phrase et la reprennent encore et encore pour oublier leur mal et leurs claudications. 
Lire, c’est vivre.

LA LIBERTÉ DES SAVANES de ROBERT LALONDE est paru chez BORÉAL Éditeur.


PROCHAINE CHRONIQUE : DE BOIS DEBOUT de JEAN-FRANÇOIS CARON paru chez LA PEUPLADE.