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jeudi 18 mai 2023

DANIEL GAGNON-BARBEAU A VÉCU L’ENFER

JE N’AI PAS été un fidèle de Daniel Gagnon-Barbeau et de ses publications. Je l’ai lu ici et là, me laissant entraîner par les chemins de lecture qui ne vont jamais en ligne droite. Et me voilà avec un petit livre dans les mains, un titre qui étonne : Dans les ténèbres de l’omerta. Un ouvrage où il s’attarde… Quel terme utiliser? L’écrivain nous pousse plutôt dans l’univers des enfants agressés, violentés de toutes les façons imaginables, de jeunes garçons qui sont livrés à des adultes sans âme, des proches, des parents malveillants en plus. Là encore, je ne trouve pas les mots pour qualifier ces démons. On a beaucoup parlé des sévices que les autochtones ont vécus, des petits kidnappés dans leur milieu, enfermés dans des pensionnats où ils ont enduré tous les outrages en plus de devoir enterrer leur origine et leur langue. C’est certainement la pire chose qui peut arriver à un garçon et une jeune fille qui commencent à peine à s’émerveiller des beautés du monde. Pourtant, on oublie souvent que des Québécois francophones ont subi un sort similaire, surtout dans des institutions d’enseignement où ils ont été violés, violentés et battus. Que dire des orphelins de Duplessis? Mon ami Bruno Roy m’en a tellement parlé.

 

Le mot qui m’a tiraillé tout au long de la lecture de Daniel Gagnon-Barbeau? Pourquoi? Pourquoi l’écrivain plonge dans ce récit insoutenable? Il faut parcourir tout le livre, cette «complainte» pour comprendre. D’abord, ce curieux mot pour qualifier le texte. On dit, selon Le Larousse, qu’il s’agit d’une chanson populaire racontant les malheurs d’un personnage. Un genre traditionnel important que j’aime beaucoup. Je pense surtout à La mort en camion interprétée par Michel Faubert. Un chant troublant parce que le défunt relate son histoire, son décès lors d’un accident. Il fait ses adieux à sa famille et sa mère.

Daniel Gagnon-Barbeau répond à la toute fin à cette question qui m’a fait hésiter souvent à tourner une page. 

 

«Dans la cinquantaine, j’ai retrouvé des souvenirs effroyables d’abus et de prostitution aux mains de mon père, ce qui explique peut-être l’intensité de ma révolte. Je me sens très proche du mouvement et des combats des “moi aussi”. J’admire leur courage de parler. Je me suis rendu compte alors que certaines scènes de mes romans étaient très proches des agressions dont j’avais été victime. Quelques scènes sont encore vives, celles par exemple dans des hôtels où nous étions vendus à des hommes, mais parfois, comme dans Loulou, j’étais jeté nu sur le corps d’une femme, d’une prostituée, simplement pour faire rire perversement mon père et mes oncles avec mon petit sexe d’enfant effaré et humilié devant eux par sa réaction involontaire.» (p.109)

 

Tous les mots de la langue française pour décrire l’agression, les abus pourraient être utilisés ici. Difficile d’imaginer un gamin souillé par son géniteur et forcé à se prostituer avec des adultes?

 

DÉFLAGRATION

 

Voilà un texte dense, rugueux pour ne pas dire étouffant. J’ai eu du mal à le suivre et à entendre tout ce que l’écrivain avait à raconter. Cette complainte est une véritable déflagration. Pourtant, je n’ai pu l’abandonner dans l’horreur, le dégoût et le découragement, dans ces eaux glauques et répugnantes. J’ai eu la sensation de m’enfoncer dans la vase avant de refaire surface une centaine de pages plus loin, à bout de souffle, d’espérance et de colère. Nommer les choses, dire les sévices devient une entreprise de survie pour l’écrivain qui doit y consacrer toute son énergie et son désarroi, s’accrocher aux mots pour repousser ce passé impossible, des scènes qui le hantent.

 

«En racontant l’abus, mais sans obscénité, peut-on faire comprendre le mal de l’intérieur, faire naître une émotion, peut-on vraiment donner forme à l’inexplicable et à l’abjecte violence?» (p.10)

 

La souffrance, l’avilissement, le pire que peut vivre un enfant qui ne demande qu’à faire confiance aux adultes et à profiter de tout ce que la vie peut offrir de merveilles. Un garçon livré aux instincts d’hommes dépravés qui les utilisent comme des objets, des choses malléables que l’on martyrise. 

 

«Il n’était pas rare que nous ayons le corps couvert d’ecchymoses et de morsures, particulièrement sur les cuisses et le bas ventre.» (p.9)

 

À noter que Daniel Gagnon-Barbeau n’emploie jamais le «je» dans sa narration et échappe ainsi à la tentation du drame personnel. Le «nous» permet d’englober le sort et les agressions subies par tous les jeunes qui ont été brutalisés par des adultes qui ont satisfait leurs fantasmes en tuant l’enfance et saccageant l’innocence.

 

DÉTRESSE

 

Un récit qui vous glace le sang et réussit à vous faire vivre la désespérance et la détresse de ces jeunes garçons que l’on traite comme des esclaves. Tous réduits au silence, sans jamais avoir le droit d’ouvrir la bouche ou de se plaindre. La loi de l’omerta pour que tout continue, que tout recommence jour après jour. Chaque phrase vous tourne à l’envers, vous donne envie de brailler. Comment des humains peuvent-ils descendre si bas?

 

«Certains d’entre nous ont connu une vie toute brève et sont morts avant de pouvoir parler. D’autres ont survécu, terrorisés et réduits au silence à jamais par leurs cauchemars et leurs maladies chroniques.» (p.11)

 

Comment garder confiance dans un monde qui se referme comme une huître, où le mutisme étouffe, où le cri, la parole et le hurlement sont interdits? Comment espérer un avenir où il est possible de rire, de s’amuser, de jouer, de s’inventer des rêves et des amitiés? Comment imaginer que la vie peut être différente, belle, heureuse avec des mains qui savent ce que sont les caresses et la tendresse?

 

«Aujourd’hui nous avons l’impression de revenir d’entre les morts, et nous nous demandons comment cela a pu arriver, comment nous avons pu réussir à survivre à ce monde tyrannique de bouches et de sexes voraces.» (p.13)

 


ÉCRITURE

 

Daniel Gagnon-Barbeau s’accroche aux mots avec un désir qui tient du désespoir. Il faut tout dire, tout dénoncer, tout décrire pour se débarrasser de l’abjecte et de la douleur, pour refaire surface dans et par les phrases. Mais comment exprimer ce qui ne se dit pas, comment peindre l’inavouable et l’impossible? Écrire pour respirer, pour se faire un petit espace dans sa tête et faire éclater la vérité au grand jour comme une grenade qu’on lance dans la foule. 

 

«En 2003, j’ai obtenu de la Cour supérieure du Québec une citation à comparaître contre mon père pour abus sexuels sur moi enfant. J’ai dû faire ce qu’on appelle “une plainte privée”, car la police et le procureur avaient refusé de m’entendre, protégeant toujours exagérément la réputation des abuseurs. Ma famille m’a ostracisé. C’est dire les difficultés que les victimes d’abus sexuels doivent affronter. Il n’y a pas eu de procès.» (p.110)

 

Révolté, les poings serrés, j’ai refermé ce témoignage désarmant. Comment cela est-il possible? Comment cela peut-il arriver dans une société que l’on déclare civilisée?

Cette complainte est le chant le plus terrible que j’ai pu parcourir au cours des dernières années. 

Je crois que vous ne serez pas nombreux à réagir ou à vous risquer Dans les ténèbres de l’omerta. Je vous connais mes lecteurs. Vous n’aimez pas ce genre de témoignage. Je vous comprends, mais nous devons savoir, entendre ceux et celles qui osent prendre la parole, dénoncer, accuser et décrire une enfance où tout leur a été enlevé. 

Il a fallu une immense détermination à Daniel Gagnon-Barbeau pour plonger dans cette entreprise qu’il a illustrée avec des éclaboussures à l’encre noire, des taches, des visages grugés, rongés, mordus et défaits, inquiétants et farouches, flottants entre la vie et la mort. 

Quel courage a cet écrivain et peintre touché à l’âme et dans son intelligence! Nous avons le devoir de l’entendre et surtout d’écouter sa détresse d’adulte qui reste fragile, si émouvant et vrai. Daniel Gagnon-Barbeau doit se débattre toutes les nuits dans des cauchemars qui le hantent. Il faut lui souhaiter des moments d’apaisement après cette confession qui a dû le laisser la tête vide et le corps épuisé. Voilà un écrivain de courage et de paroles. Un rescapé, un humain digne et admirable qui a vécu l’enfer.

 

GAGNON-BARBEAU DANIELDans les ténèbres de l’omerta, Éditions du Sémaphore, Montréal, 112 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/dans-les-tenebres-de-lomerta/