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jeudi 1 février 2024

UN HÉRITAGE TRÈS DIFFICILE À ASSUMER

C’EST PARFOIS difficile de se faufiler dans un roman, comme si le texte cherchait à vous repousser et à vous garder à une certaine distance. On ne sait trop à quoi s’accrocher même si le monde qui s’ouvre devant vous semble familier et rassurant. C’est le cas de Lait cru de Steve Poutré, un premier ouvrage étonnant et terriblement troublant. 

 

Un jeune garçon vit dans une ferme laitière comme il y en a beaucoup dans toutes les régions du Québec. Des installations facilement reconnaissables quand vous circulez sur ce que l’on nomme les routes secondaires ou dans des rangs. Vous savez, les grandes bâtisses, toute en longueur un peu en retrait avec d’immenses silos qui se dressent, semblables aux clochers d’une cathédrale. Un monde qui a beaucoup changé depuis mon enfance sur « la terre» où mon père pratiquait une agriculture de survie. Quelques vaches, des cochons, des moutons, des poules, des dindons et un cheval parce qu’il aimait cet animal et qu’il avait tant d’histoires à raconter sur les chevaux qui avaient marqué sa vie dans les chantiers. 

Les fermes sont devenues de grandes entreprises dites modernes, où tout est régi par l’informatique et réglé au quart de tour. Tout est planifié, géré comme dans une usine et les contacts avec les bêtes ne sont plus aussi «personnalisés» qu’autrefois. Je ne pense pas que l’on se donne la peine maintenant de les baptiser comme nous le faisions dans mon enfance. Nous avions un cochon nommé Napoléon et il ne rêvait pas du tout de conquérir toutes les porcheries de la paroisse.

C’est ce qui explique peut-être cette histoire qui a passionné le Québec il n’y a pas si longtemps. Oui, ce troupeau de vaches parti en cavale sans que l’on parvienne à capturer les récalcitrantes. Même les cowboys ont mordu la poussière devant ces rebelles. C’est rapidement devenu un feuilleton au Québec, un symbole de révolte et de liberté pour nombre de gens. Il semblerait, quand on a réussi à les faire rentrer, que certaines bêtes n’ont jamais pu s’adapter après avoir goûté à l’indépendance et au bonheur de déambuler sans les limites des clôtures.

Dans Lait cru, le jeune garçon raconte son quotidien sur l’entreprise dirigée par son père qui a hérité de ses parents. Une histoire familiale. Pas sûr qu’il est apte à prendre la relève cependant. Il s’attarde à certaines tâches, aux petits travaux qu’il doit exécuter jour après jour, aux liens avec ses proches et surtout avec les animaux, des lieux connus aussi, évocateurs, pleins d’odeurs et de souvenirs qui lui rappellent des moments et des rêves peut-être. 

 

FAMILLE

 

Sa grand-mère habite tout près dans une nouvelle demeure construite à dix pas de la résidence ancestrale. Des générations contribuent aux tâches qui occupent tout le monde. Des oncles triment dans l’entreprise, peu rassurants. Tous participent à la routine de la traite des vaches et aux grands travaux qui mobilisent la maisonnée à la belle saison. Des moments difficiles aussi, parce que la vie et la mort se mélangent toujours sur une ferme. 

J’ai fini par comprendre après plusieurs pages que le narrateur, le jeune garçon, a été placé dans une institution parce qu’il a des problèmes de comportement pour ne pas dire de santé mentale. Il est imprévisible et a mis sa vie en danger à plusieurs reprises. C’est ce qui explique le récit embrouillé et tortueux. 

 

«Je suis loin de tout ici, au centre d’un monde qui n’est qu’un condensé de l’ailleurs, où les bonheurs se compriment et meurent dans l’indifférence du voisin. Un lieu perpétuellement vidé de son histoire, chaque recoin se réinventant au gré des modes et des humeurs. Chaque poussière remodelée par l’obsession d’y laisser sa trace. J’y vivais cent ans que je n’aurais rien d’intéressant à rapporter, hormis les combats des chats errants dans la ruelle.» (p.19)

 

Ça semble héréditaire dans cette famille. Il y a eu des suicides (le grand-père), et la grand-mère boit peut-être pour oublier cette réalité difficile malgré les apparences. Peu importe, la vague et le souffle vous emportent et vous soulèvent, comme la vie qui ne fait jamais trop de différence entre la joie et la douleur. On finit par traverser le brouillard quand on comprend la détresse du narrateur et la lutte qu’il doit mener pour se protéger de lui et de ses idées. Là, on adhère pleinement à ce récit, qui se démarque. 

 

MALADIE

 

Le jeune garçon avoue qu’il est bipolaire. Je ne sais si cette maladie peut être responsable de tous ses excès et de ses délires, mais cela importe peu. Il se mutile, tue des bêtes, bascule dans une violence dérangeante et n’hésite jamais à mettre sa vie en danger quand il sent la frénésie venir en lui.

 

«Lorsque je suis pris de maux de tête, le seul moyen de m’apaiser est de la déposer sur le ventre de ma mère. Elle tourne les pages de ma chevelure pour me lire l’esprit, caresse les images qui y défilent. Ses ongles hérissent mes poils. L’animal ferme les yeux, entre dans la chair maternelle, s’oublie. Je ne peux plus bouger, figé dans le moment. Je m’assure de rester assez petit pour me lover un jour dans la caverne originelle, pour retourner dans l’œuf. Là, les voix sont douces et familières. On chuchote lentement et avec précision, comme pour endormir un bébé dragon.» (p.127)

 

Des périodes terribles de détresse et d’agitation. J’y ai retrouvé pourtant des moments heureux de mon enfance, quand je partais dans les champs et m’arrêtais devant une couleuvre ou une autre merveille de la nature qui ne cessait de m’étonner. J’allais jusqu’à la lisière de la forêt et de la rivière qui coupait nos terres, un lieu de découvertes et de surprises constantes. 

Il y avait aussi des corvées terribles lorsque venait le temps des boucheries, le cochon que l’on traînait à l’extérieur de l’étable et qui hurlait comme un humain. Je me suis souvent demandé s’il savait qu’il allait mourir. Le grand couteau que mon père enfonçait dans la gorge de l’animal pour le faire saigner, le poêlon que je tenais en tremblant pour ramasser le sang. 

Un monde où les bêtes, tellement elles sont nombreuses, deviennent des objets que l’on utilise sans trop les aimer pour ce qu’elles sont. Comment faire autrement dans ces énormes entreprises où les pensionnaires se multiplient et perdent leur individualité. Les fermes ont l’allure de bien des sociétés où les humains sont des numéros interchangeables.

 

FARDEAU

 

Mélange de folies héréditaires, d’obsessions qui se mêlent aux gestes quotidiens et aux bêtes qui n’échappent pas aux déviances humaines. C’est pathétique, terrible, émouvant et désespérant aussi parce qu’il n’y a pas beaucoup de lumière dans les jours de ce garçon en manque d’amour. Pas étonnant qu’il soit subjugué par la psychologue qui vient le visiter dans la chambre où il est interné. 

Elle l’écoute surtout. 

Pour la première fois de sa vie peut-être, il y a quelqu’un qui tend l’oreille et semble croire ce qu’il raconte et vit. Un jeune marqué dans son corps. Il a beau s’évader, foncer dans la forêt et y risquer sa peau, jamais il ne trouve un lieu de repos. Tout s’agite dans sa tête. Il n’y a peut-être que la médication pour le calmer un peu, l’emmailloter dans une sorte de brouillard d’où il finit par tenter de s’échapper.

 

«Je veux me remplir sans arrêt. Je veux manger le paysage, je veux manger la nuit et le jour. Tout contenir dans mon estomac. Je ne mange pas que mes émotions. Je me gave du bruit dans ma tête. Ma conscience sort enfin de mon crâne pour nager dans une mer de pain.» (p.108)

 

Un roman troublant où la violence, la folie, la démence, la cruauté, les amitiés se confrontent avec la figure du père qui est là comme un phare toujours allumé et visible, avec la mère qui pâtit dans l’ombre. Un texte émouvant, magnifique et pathétique! Un hurlement qui s’étourdit dans des paroles et des gestes qui ne peuvent être entendus par ses proches. L’héritage est lourd et effrayant. Un récit fort à multiples facettes que je devrais relire en prenant le temps de m’attarder à chacun des mots parce qu’ils portent un monde, un cri et une terrible douleur. Dérangeant et pathétique. D’une beauté à donner des frissons. 

 

POUTRÉ STEVE : Lait cru, Éditions Alto, Québec, 264 pages.

https://editionsalto.com/livres/lait-cru/