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mercredi 17 septembre 2025

COMMENT MAÎTRISER LA VIOLENCE EN NOUS

YVON RIVARD vient de publier un essai qui nous permet de mieux nous situer face à tout ce qui nous heurte actuellement dans le monde avec les guerres, les conflits, les dérives démentes de certains dirigeants et la Terre qui se défend contre les changements climatiques. «La mort, la vie toujours recommencée» (essai sur l’au-delà de la violence) rassemble des textes que le romancier et essayiste a fait paraître dans des revues au cours des dernières années et dans le journal Le Devoir, notamment. Des inédits aussi, bien sûr. Un livre imposant de 300 pages bien tassées qui m’a obligé à m’arrêter souvent pour réfléchir à des questions urgentes pour le futur de la planète et le demain des humains. Que dire devant la mort, la violence qui semble coller à la peau et l’âme des hommes et des femmes depuis que l’humanité a entrepris l’incroyable tâche de devenir humaine? La foi, les convictions, le religieux et le sacré qui font les manchettes avec la laïcité de la société, la place de la littérature et du français dans l’enseignement, l’identité et le nationalisme. Yvon Rivard est un homme qui, après avoir enseigné pendant des années, tente, peut-être, d’atteindre une certaine forme de sagesse et de sérénité.

 

La première partie intitulée «Comment survivre à tant de haine?» aborde des questions qui me taraudent et ne me laissent jamais en paix. Nous sommes bombardés par des images horribles, des visages marqués par la peur et la faim. Des villes en ruines, des attaques de drones et de roquettes sur des hôpitaux quand ce n’est pas des gens qui sont exécutés en cherchant quelque chose à manger à Gaza. 

Que faire face à tout ça? Y a-t-il des explications et des façons de calmer les esprits, d’apaiser les haines qui se répandent depuis des générations?

Il n’est jamais facile de répondre à ces questions qui bousculent l’actualité et qui rendent l’intolérable banal. Pourquoi une telle violence dans l’être humain, pourquoi cette prolifération d’actes barbares dans des sociétés que l’on dit évoluées? Pourquoi encore la guerre en Ukraine et le génocide que nous voyons en direct dans la bande de Gaza? Sans compter les décrets de Donald qui déchirent des ententes et des collaborations établies depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. 

Pourquoi rien n’arrête les dérives des despotes et des illuminés qui ne respectent aucun traité, aucun organisme d’entraide humanitaire, qui lâchent la bride à leurs idées fixes et à leurs folies de régner sur la planète?

Le vieux rêve qui obsédait Gengis Khan, Napoléon et Hitler a fait des centaines de millions de victimes, de morts et d’affamés. Tant de femmes violées comme butin de guerre à travers les siècles et encore maintenant.

 

«Le rationalisme occidental agit comme un mythe : nous nous acharnons toujours à ne pas vouloir voir la catastrophe. Nous ne pouvons ni ne voulons voir la violence telle qu’elle est. On ne pourra pourtant répondre au défi terroriste qu’en changeant radicalement nos modes de pensée. Or, plus ce qui se passe s’impose à nous, plus le refus d’en prendre conscience se renforce.» (p.18)

 

Des explications, il faut les chercher au fond de soi, dans le plus intime de notre être, en maîtrisant nos pulsions et nos yeux de vautour; surtout prendre le temps de regarder autour de soi pour y surprendre l’autre, pour partager un même espace. 

Tout acte de violence fait régresser l’humanité et la pensée. 

Pourquoi ces pulsions où l’individualisme s’impose dans nos contacts avec nos proches et les nations de la planète, peu importe la race et la couleur? Pourquoi ces envies de massacrer ses semblables et de les exploiter en les assujettissant

 

MÉDITATION

 

Yvon Rivard médite, sans chercher à partir en croisade pour imposer des idées qui deviennent souvent une camisole de force, écrase l’individu et ne peut faire que des victimes. Une vérité qui se répand l’arme à la main est une catastrophe pour les humains et tout ce qui respire et bouge sur la planète. 

L’écrivain a bien raison d’aborder ces questions avec prudence et délicatesse parce qu’elles sont inquiétantes et qu’il n’y aura jamais de réponses nettes et précises à ces dérives qui défient l’imaginaire et le bon sens. 

 

«J’ai essayé de faire ce que font tous ceux et celles qui choisissent d’agir en pensant, de penser en aimant, d’aimer en tissant le plus de liens possible avec mes semblables, proches et lointains, morts et vivants, en devenant de plus en plus conscient d’être ce qui dans l’univers réalise l’unité entre la matière et l’esprit. Cette unité, qui repose sur l’identité entre la structure de l’univers et celle de notre pensée, n’est pas une belle abstraction réservée à quelques-uns qui la découvrent et la formulent (philosophes et mystiques, scientifiques, artistes), c’est l’expérience vitale de la pensée commune qui voit et sent que sans l’amitié entre toutes les formes de la vie et d’être, le monde serait un chaos.» (p.25)

 

Mais pourquoi cette violence ancrée dans nos sociétés, ces porteurs de haine qui dressent les humains les uns contre les autres, qui cherchent même à anéantir des populations entières? Nous l’avons vécu avec l’holocauste et nous le vivons avec les Palestiniens. Les victimes peuvent-elles devenir des bourreaux?

 

«… d’où vient le mal, comment peut-on en venir à tuer, à massacrer les pauvres, les paysans, les petites gens qu’on prétendait libérer de ceux qui les oppressent ou protéger, de ceux qui les libèrent? Comment expliquer les guerres passées et actuelles, les massacres de la Syrie, de Gaza, la folie sanguinaire de l’État islamique, l’invasion de l’Ukraine?» (p.35)

 

Et je ne peux que penser à Donald, qui est en train de mettre le monde à ses pieds. 

 

L’ESPRIT HUMAIN


Ces comportements et ces dérives, des spécialistes l’expliquent par des troubles psychiques, des traumatismes subis dans l’enfance ou encore de certaines violences qui pousseraient des victimes à vouloir prendre leur revanche en cherchant à tout régenter. Yvon Rivard risque des réponses en sachant qu’il ne mettra jamais le couvercle sur la marmite.

 

«Autrement dit, tout ce que nous faisons, bien ou mal, procède de notre relation à la mort. Quand la peur de la mort, qui est aussi naturelle que la mort elle-même, n’est pas surmontée, elle se change en une haine de la vie qui tôt ou tard nous sera retirée. Comment accorder de la valeur à ce qui est mortel? Pourquoi supporter toutes les misères humaines qui s’accumulent et culminent dans la mort? Pourquoi aimer, souffrir, créer pour en arriver là, pourquoi travailler à se construire si c’est pour être réduit à rien, vouloir construire un monde habitable si tout est appelé à disparaître?» (p.38)

 

La peur de mourir qui nous pousse à voler la vie des autres et à éliminer ceux et celles qui nous contredisent, à nous emparer de leurs terres et de leurs biens.

Cette crainte viscérale qu’il faut apprivoiser et surtout accepter comme étant normale. «C’est la seule justice», répétait mon père quand cette question se posait lors du décès d’un parent ou de quelqu’un dans le village. «Personne n’y échappe.»

Ces propos n’éloignaient pas mes cauchemars. Tellement que je ne voulais plus dormir et que je faisais des efforts terribles pour combattre le sommeil. C’était comme si, en me glissant sous les draps, je m’enfermais dans un cercueil. Une angoisse qui s’est amenuisée heureusement. J’ai abordé le sujet dans mon carnet : «L’enfant qui ne voulait plus dormir.»

 

TRANSCENDANCE

 

Yvon Rivard ne peut éviter la question de la foi, des certitudes que l’on trouve en soi ou dans certains enseignements. J’imagine qu’il est croyant sans pour autant s’adonner à des rituels religieux. Du moins, je ne le pense pas. Jean Désy, mon ami écrivain et grand voyageur, est aussi de ce côté des choses.

 

«Toutes les formes de violence (meurtre ou viol, guerre ou réchauffement climatique) qui traversent et façonnent l’histoire de l’humanité procèdent d’un enfermement des êtres humains à l’intérieur d’eux-mêmes (frontières, identités, croyances) qui entraîne une rupture entre eux ainsi qu’entre eux et le monde.» (p.45)

 

Rivard tente de briser cet enfermement, de s’ouvrir à l’autre en lui tendant la main, de le rencontrer en toute confiance et sans préjugés. L’«Aimez-vous les uns les autres» d’un certain Jésus de Nazareth résonne alors. 

L’essayiste croit à une forme de transcendance et à une direction ou une poussée qui permet à l’humain de devenir plus humain. La foi peut aider à faire cette prise de conscience ou ce passage évolutif vers la connaissance. La pratique d’une forme d’art, l’écriture ou la musique, est une manière aussi de nous défaire de nos carcans pour voir plus haut et plus loin.

 

ENSEMBLE

 

J’ai beaucoup insisté sur cette partie de l’ouvrage d’Yvon Rivard parce qu’il me semble que c’est la plus importante et la plus nécessaire dans le monde actuel. Il ne faut pas pour autant négliger les propos de l’essayiste sur le rôle de l’enseignant, la place de la littérature dans la vie des étudiants et ses échanges épistolaires avec Gérard Bouchard. 

C’est passionnant. 

Il y a là matière à une autre chronique pour bien montrer l’étendue de la réflexion de cet écrivain qui ose aborder les turpitudes contemporaines.

J’aime la démarche d’Yvon Rivard, qui ne tranche jamais comme le font la plupart des «passeurs de vérité» dans les médias qui donnent toujours l’impression de dicter les Tables de la loi. 

Le romancier et enseignant reste prudent, questionne et n’hésite jamais à changer d’idée quand on lui apporte des faits ou des avenues nouvelles. Même si cela vient bousculer ce qu’il considérait comme des vérités. 

Un essai qui fait du bien, qui donne de l’espoir et peut-être qui nous permet de croire (je le demande avec ferveur) qu’il est possible de vaincre la barbarie même «si nous serons morts, mon frère.»

La grande aventure de la vie, c’est d’apprendre à mourir et se dire que ce que nous n’avons pas réussi à accomplir pendant le temps qui nous était alloué, un autre va le faire. J’aime évoquer les bâtisseurs de cathédrales qui se relayaient de génération en génération pour compléter une œuvre à la fois concrète et architecturale d’une terrible beauté. Tous savaient, en travaillant sur un chantier, qu’ils ne verraient jamais la fin du projet, mais ils y déposaient leur pierre avec ardeur et générosité. La «Sagrada Familia» d’Antonio Gaudi est l’un de ces projets qui dépassent la frénésie contemporaine et qui échappe au temps. Parce qu’il faut des générations pour faire un humain et une humaine, pour prendre conscience que nous devons nous abandonner et céder son espace pour que la vie continue plus forte, différente et peut-être plus juste. 

 

RIVARD YVON : «La mort, la vie toujours recommencée. Essai sur l’au-delà de la violence», Éditions Leméac, Montréal, 2025, 312 pages, 29,95 $.

https://lemeac.com/livres/la-mort-la-vie-toujours-recommencee-essai-sur-lau-dela-de-la-violence/

lundi 24 mars 2025

MARIE-SISSI LABRÈCHE NOUS ENVOÛTE

LA PUBLICATION d’un roman de Marie-Sissi Labrèche est toujours un événement. En tous les cas, ce n’est pas passé inaperçu. Une présence remarquée à Tout le monde en parle et à Tout peut arriver, sans compter ses escales à la radio. Toujours intense, fragile, particulière, imprévisible, cette écrivaine est fascinante et parvient souvent à nous déstabiliser. Une franchise qui étourdit et vous laisse sans mots. Disons qu’elle ne pouvait faire mieux pour lancer cet ouvrage en ces temps où les médias ne s’occupent plus tellement de la littérature. Je pourrais en rajouter, m’attardant sur le pourquoi et le comment de la question, mais j’aurais l’impression de radoter. Ça fait des années que je ressasse les mêmes propos. La plupart des écrivaines et des écrivains doivent se replier sur eux pour rendre leur travail visible sur les réseaux sociaux parce que personne n’apprendrait qu’ils viennent de publier. Disons que l’accueil réservé à l’auteure de «Borderline» était très chaleureux et enthousiaste. Assez pour que je me méfie. Devant tant d’éloges, je suis souvent déçu. Un titre étrange : Un roman au four avec en page couverture une illustration qui évoque l’époque où les femmes étaient confinées à la maison et aux tâches ménagères. Elles étaient alors la reine du foyer, souveraine de rien et servante d’un peu tout le monde. 

 

Je connais Marie-Sissi Labrèche pour avoir lu tout ce qu’elle a publié. Des récits toujours étonnants qui viennent vous chercher et vous emporter dans un univers où nous perdons nos balises et nos références. J’ai également visionné le film que l’on a fait de son premier ouvrage où l’on suivait les agissements désespérés d’une jeune femme pour attirer l’attention de son professeur et surtout avoir de l’affection et de l’amour. 

Une frénésie tragique et bouleversante. 

Le monde de cette écrivaine qui pratique l’autofiction est tout à fait singulier. Une prose où le «je» est au centre de tout. Un vrai «je» et le lecteur que je suis et tous les autres qui la lisent n’en doutent jamais. Il n’est pas question d’une fable, mais de sa vie, de ses problèmes, de ses ruminations et de ses dérapages. Elle se livre dans toute sa fragilité et raconte un lourd héritage de maladie mentale et de dysfonctionnement. Une très grande nervosité (il suffit de la voir à la télévision ou de l’entendre à la radio) qui peut lui faire prendre bien des chemins de travers. 

L’auteure a une façon de dire qui demande une audace et une franchise que peu d’écrivains maîtrisent. Plus, je crois que Marie-Sissi Labrèche n’arrive pas à faire autrement. Elle ne peut que se tourner vers soi, du moins dans ses romans et ses ouvrages personnels. Elle a travaillé sur des scénarios et dans les médias et peut s’adapter à une phrase plus formatée. Parce qu’en littérature, il est difficile de tricher ou de se montrer autre que celui ou celle qu’on est dans la vie. Le concret ou son état mental et physique finissent toujours par remonter à la surface. Une façon d’écrire qui demande beaucoup d’audace, une sincérité à toute épreuve et une franchise qui ne fait jamais de compromis. Je ne serais pas capable d’en faire autant dans mes histoires, même si je peux aller assez loin dans cette direction. Je m’appuie d’abord sur de vrais lieux et les «aventures» de certains de mes proches dans mes romans. Ce que je nomme le «réel inventé». Tout vient de certains moments de ma vie, d’amis, de connaissances et je ne quitte à peu près jamais mon milieu d’enfance, mon village de La Doré qui me suit partout, dans mes fables les plus hardies, comme Le voyage d’Ulysse et dans mes chroniques. Je m’appuie sur ce vécu et de vrais personnages pour plonger dans ce qu’ils auraient pu devenir s’ils étaient allés au bout de leurs obsessions et de leur folie. C’est peut-être un genre d’autofiction maquillée, je ne sais trop. 

 

TOURNANT

 

Marie-Sissi Labrèche effectue un virage important dans Un roman au four en affranchissant sa prose pour laisser toute la place aux tourbillons de sa pensée. Elle court sans se plier aux codes, aux arrêts et à la ponctuation qui nous gardent sur le chemin, dans les limites de vitesse, enfin, tout ce qui permet de circuler sans mettre la vie des autres en danger. L’auteure s’en tient à l’expression, aux phrases qui rejettent à peu près tous les carcans pour suivre les poussées de l’esprit qui ne va jamais en ligne droite. Une écriture ou une parole qui perd de sa linéarité pour bondir dans toutes les directions. Ça m’a fait penser à une bête qu’on relâche et qui ne peut résister au bonheur de sauter et de gambader en redécouvrant les joies du mouvement et l’espace au printemps. 

Marie-Sissi Labrèche n’est pas la seule à avoir tenté cette aventure. Marie-Claire Blais a osé aussi se priver de la ponctuation dans sa fabuleuse saga qu’est Soifs. Si madame Blais réussissait à élever des murs autour de nous par sa manière d’aller d’un personnage à un autre, en suivant la dérive des continents, Marie-Sissi Labrèche nous libère et nous plonge au cœur d’un réacteur de particules où tout est tout. Et étonnamment, je me suis senti à l’aise dans cette prose et dans cette manière de secouer la réalité. Une écriture qui colle au mouvement de la pensée et qui s’aventure autant dans le passé que dans le présent, qui ne renonce pas non plus à se risquer dans un certain futur pour imaginer ce que pourrait devenir sa vie. 

 

«j’entends par là des phrases qui se tiennent par la main sans rupture, du moins c’est comme ça que je l’interprète mais peut-être que ce n’est pas du tout ce qu’elle voulait dire, Duras, elle était tellement à fond dans son art qu’il lui arrivait d’avoir peur de ne plus être capable de faire la différence entre la réalité et la fiction et que l’écriture finisse par la dévorer, un monstre d’intensité que je dis, paraît que lorsqu’on l’invitait à souper, elle n’apportait ni vin ni fleurs pour l’hôte, sa présence était déjà un cadeau en soi disait-elle, putain qu’elle avait confiance en elle, qu’est-ce que j’aimerais avoir une petite parcelle de ça» (p.17)

 

Bien certain qu’il y a des virgules, il faut bien respirer de temps en temps. Et c’est comme ça d’un bout à l’autre des 150 pages. 

J’ai eu l’impression souvent de me retrouver dans un parc d’amusement ou d’une fête foraine avec une grande roue qui tourne en entraînant des feux d’artifice. Une folie lumineuse qui éclate en centaines de tourbillons qui étourdissent et éblouissent.

 

SPIRALES

 

Marie-Sissi Labrèche tente de suivre les spirales des mots qui se bousculent dans sa tête. Tout se heurte et se mélange. Le fameux poulet qu’il faudrait badigeonner et mettre au four, la litière du chat, les vêtements à laver, l’école et sa fille, qui subit le harcèlement de certaines collègues, un projet de roman, des lectures, les voisins, la monotonie de la banlieue qu’elle déteste et son rêve de retourner en ville, au cœur de Montréal, où elle a passé son enfance. Son mari obsédé par son travail et encore une tâche à faire et ce poulet qui va finir par se gâter sur le comptoir. 

C’est fascinant, vif, collé à la vie, au présent. Je me suis laissé emporter par le tourbillon de la pensée de Marie-Sissi Labrèche n’arrivant plus à lâcher ce roman qui vous happe. Ça vient vous chercher dans ce qu’il y a de plus vrai et de plus important. Être entièrement dans l’instant qui vous attire et vous éloigne de ce que vous êtes et de ce que vous voulez être. 

 

«j’ai la littérature qui fait mal, je ne cours pas après les sujets c’est eux qui me sautent dessus m’attrapent à la gorge et m’obligent à écrire sur eux, à la première émission de télé où je suis passée il y a longtemps, l’animateur m’avait demandé si je provoquais les choses pour les écrire à cause de l’autofiction, Hey là, je me suis pas provoqué mon enfance de coquerelle pour l’écrire, avais-je répondu mais avec plus de tact, plus de douceur, de toute façon, je ne sais pas être bête, puis Wajdi Mouawad avait pris mon parti, toujours prêt à défendre la veuve et l’assassin, il l’avait fait avec intelligence et brio, je l’aurais frenché» (p.74)

 

C’est tout ça, et bien plus encore. Voilà une plongée au cœur du quotidien avec tout ce que cela comporte, avec toutes les étendues et les fenêtres qui s’ouvrent et se referment, tous les rêves, les frustrations, les obligations et le désir de mettre des mots sur sa vie et son existence. C’est captivant et affolant. Une écriture qui vous prend dans toutes ses dimensions, ses sauts et ses tourbillons. C’est comme s’il y avait cent sujets qui se bousculent sur la même page et qui vous refoulent dans un trou noir. Impossible d’y échapper. 

Marie-Sissi Labrèche prend possession de votre esprit et inutile de résister. C’est fort, émouvant, terrible, difficile à résumer. La vie dans tous ses élans et ses soubresauts. Une sorte d’exploit et de marathon où on laisse toutes ses énergies et ses frustrations sur le carreau, où on se roule dans le vivant, la poussière et la lumière. Un roman intense et une expérience de lecture assez fabuleuse.

 

LABRÈCHE MARIE-SISSI : Un roman au four, Éditions Leméac, Montréal, 162 pages.

https://lemeac.com/livres/un-roman-au-four/ 

mercredi 18 décembre 2024

SÉGUIN SUIT LES TRACES D’OZIAS LEDUC

QUEL BONHEUR de lire ce récit particulier de Marc Séguin, qui s’aventure dans l’œuvre d’un peintre un peu oublié maintenant, même s’il a été une figure fort respectée de son époque! Ozias Leduc (1864-1955) a consacré l’essentiel de son talent et de ses énergies à «habiller» plusieurs églises du Québec. Marc Séguin, dans Madeleine et moi, nous entraîne dans certains lieux sacrés, ce qui n’est pas une mince tâche, puisque les endroits de cultes sont à peu près inaccessibles de nos jours et qu’il faut des rendez-vous pour les visiter; pour contempler des tableaux qui vieillissent dans l’indifférence et une certaine négligence. De grandes fresques qui créent une atmosphère unique et témoignent d’une époque révolue. Séguin aime ce peintre qu’il considère comme un maître, surtout une toile intitulée Madeleine repentante que Leduc a gardée toute sa vie dans son atelier de Saint-Hilaire, refusant de la vendre malgré des demandes pressantes, on s’en doute.

 

Marc Séguin est peintre, fermier et aussi écrivain. Il connaît un beau succès et on peut le surprendre de temps en temps à la télévision, juste assez pour qu’il soit pertinent et agréable à entendre. Il exprime, dans Madeleine et moi, toute son admiration pour Ozias Leduc, celui que l’on nommait «le sage de Saint-Hilaire». Un enthousiasme pour son œuvre et certains tableaux. 

Labour d’automne l’a ébloui lorsqu’il a découvert cette toile, un véritable coup de foudre, un choc qui le touche dans ce qu’il a de plus intime et certainement dans ce qu’il veut atteindre quand il se retrouve devant son chevalet et qu’il tente d’explorer son monde. Peut-être aussi qu’au-delà du temps et des époques, deux âmes se rencontrent et s’interpellent. 

 

«Le titre de l’œuvre ne m’est apparu que plus tard, presque par hasard en croisant l’œuvre une seconde fois en sortant de la salle. L’artiste qui avait peint ce tableau, hors de tout doute, dominait d’une tête les autres : Ozias Leduc, L’œuvre : Labour d’automne. Le seul vrai ciel d’automne d’ici que j’aie vu en peinture.» (p.7)

 

Ce tableau réalisé en 1901 montre un champ qui débouche sur une route de campagne, des maisons qui ferment l’espace à gauche et à droite, avec un lac ou une rivière devant, une sorte de tremplin vers le ciel qui occupe la moitié de la toile. Un ciel d’une transparence unique, comme si l’eau s’y était répandue et transportait les petits nuages qui filent en se défaisant. Une légèreté qui s’oppose à la lourdeur des labours en premier plan, d’une terre retournée et recroquevillée dans l’arrêt de l’automne. À peine si on distingue les sillons dans la grisaille, ainsi que l’équipage de chevaux qui traîne la charrue le long de ces magnifiques clôtures de perches qui ont disparu depuis longtemps. Une masse sombre où l’on devine plus que l’on ne peut voir. 

Le point de vue du peintre est aussi fort intrigant. Il se situe en surplomb comme s’il était juché tout en haut d’un arbre et qu’il survolait pour ainsi dire le paysage. Nous flottons sur cette campagne dans une sorte d’apesanteur et de paix, un glissement sur un lieu où les tourbillons de la vie se sont arrêtés. Une formidable attente qui nous fait dériver vers ce ciel qui avale la lumière et laisse prévoir les avancées de l’hiver. Un tableau exceptionnel. 

 

DÉCLIC

 

Le déclic s’est fait à ce moment-là, devant cette œuvre. Séguin partira à la recherche des tableaux d’Ozias Leduc qu’il veut découvrir et analyser, pour comprendre sa manière de travailler, son univers et ce qu’il a apporté dans la représentation de scènes religieuses que l’on regarde avec un certain dédain de nos jours. Un peintre réaliste, du moins en apparence, et que l’art contemporain a fait oublier ou éclipser malgré son originalité et sa façon de prendre ses distances d’avec les dogmes de l’église. 

 

ÉPIPHANIE

 

Marc Séguin vivra un moment d’une pareille intensité en se retrouvant un autre tableau de Leduc : Madeleine repentante. Une femme que l’on surprend de trois quarts, pas tout à fait directement. Ses épaules et le dos sont nus. La lumière surgit de la gauche, se pose sur elle. Agenouillée, près d’un mobilier bas ou une tablette, difficile de voir. Elle est prosternée devant une bible et au fond, comme s’il houspillait la pénitente, un crâne humain avec de grands yeux évidés et brillants. Son bras gauche est allongé sur le meuble où elle appuie son front, affaissée, n’en pouvant plus de sa vie. Ses cheveux sont remontés en chignon serré et c’est à peine si on distingue son visage. La repentante est douleur, regrets et refuse peut-être de continuer à être vivante, que ce corps trop invitant, fait pour la douceur et la tendresse, l’amour et le bonheur. Le dos capte la lumière qui entre dans la grotte, suggérant peut-être une clarté divine que l’on retrouve souvent dans l’iconographie religieuse. Mais, c’est plus ici. La vie caresse ce dos nu, cette peau, cette chair qui respire et frémit sous le toucher. C’est magnifique, cette lueur qui devient palpable, sur l’épiderme de cette femme qui attise les regards et les désirs. 

 

«À la suite de l’épisode du Labour d’automne au Musée national, en fouinant pour des recherches, je suis tombé sur une reproduction en ligne de Madeleine repentante. Une œuvre d’Ozias Leduc datée de 1899. Un véritable coup de foudre comme il en arrive peu au cours d’une vie, même en reproduction pixelisée sur l’écran.» (p.29)

 

Ce sera le début d’une quête pour Marc Séguin, où il tente de comprendre le travail du maître, s’attardant souvent devant ce tableau qui reste marginal dans sa production. Il essaie de retrouver les gestes du peintre et cette vibration que l’on sent dans ses œuvres. 

 

«C’est sommairement une femme penchée, au dos à moitié dénudé, assise sur le sol dans une grotte et priant, ou en réflexion, devant un crâne et une bible, dans une ambiance de clair-obscur dramatique.» (p.29)

 

Les objets qui entourent Madeleine ne sont pas le fruit du hasard. Le crâne humain et la bible. La mort et l’envie d’un bonheur dans une autre vie peut-être, la foi ou une révélation qui permet de triompher des pulsions charnelles, comme le promettent la plupart des croyances. Une femme qui n’en peut plus, qui souhaite peut-être un rachat ou un grand pardon qui la fera renaître dans une autre existence. Et pourquoi cette grotte? J’ai songé au tombeau du Christ. Il y aurait séjourné très peu avant de retourner à sa vie divine. Un espoir de métamorphose peut-être dans l’esprit de Leduc.

 

BASCULE

 

Marc Séguin décide de peindre sa Madeleine et tente de trouver cet instant où la vie bascule et frémit. Il en fera vingt-trois. Des femmes que l’on voit de dos ou de biais qu’il reproduit à la toute fin de son récit. Il en choisira une, la plus réussie, selon moi, et l’une de ses préférées, pour illustrer la page couverture de son livre. Celle où il a l’impression de s’être approché de ce moment intense de vérité que l’on surprend chez Ozias Leduc. Comme s’il avait soufflé dans le cou de son idole. Une belle façon de rendre hommage à ce peintre et de tenter de montrer sa vision du monde. 

Il visitera aussi cinq églises en compagnie d’un spécialiste de l’œuvre de Leduc : Laurier Lacroix. Un homme qui a consacré une grande partie de sa vie à étudier le travail du maître et à le mettre en valeur. Séguin ne pouvait avoir un meilleur guide pour approcher le «sage de Saint-Hilaire». Sans oublier les artistes connus qui ont fréquenté et collaboré avec Leduc, soit Paul-Émile Borduas, entre autres. 

Nous les suivons dans des églises délaissées pour regarder les œuvres les plus importantes de monsieur Leduc. Des représentations religieuses, bien sûr, l’église lui commandait ce travail, mais aussi une vision moderne qu’il parvenait à glisser dans ses fresques, ce qui en fait des réalisations tout à fait uniques et originales. Leduc se permettait certaines abstractions, ce qui était fort audacieux. 

 

«Et ce fait étonne, car la peinture a beaucoup perdu de lumière au profit d’un discours où l’œuvre-objet doit être justifiée et expliquée par une démarche intellectuelle calquée sur un système d’enseignement institutionnel.» (p.94)

 

Un récit captivant que Madeleine et moi, où nous accompagnons Marc Séguin dans ses tentatives et ses recherches. Comme si nous étions derrière lui et que nous avions la chance de surprendre ses gestes quand il travaille. L’écriture précise de Marc Séguin nous permet de revivre tout ça.

Tout au long de ce récit, nous suivons l’artiste dans ses réflexions et ses hésitations face à ses multiples représentations de Madeleine. Nous partageons ses insatisfactions, ses tentatives et ses approches pour saisir ce qu’il imagine dans sa tête. Il y a toujours une marge parfois infranchissable entre une image que l’on veut cerner et la réalité. C’est vrai en fiction et en littérature, comme ce l’est devant une toile ou un projet que le peintre n’arrive pas à ce qu’il souhaite avec son pinceau et ses couleurs. 

Ce récit m’a captivé, et plus encore, il permet de comprendre les doutes et les hésitations devant un tableau que Séguin a le courage de rejeter. Les vingt-trois Madeleine montrent un processus de création et surtout une recherche formelle qui fait découvrir quelque chose de concret qui correspond à ce que l’artiste désire. C’est surtout une formidable manière de présenter Ozias Leduc et de faire revivre ce maître qui a laissé une œuvre imposante et unique.

 

SÉGUIN MARC : Madeleine et moi, Éditions Leméac, Montréal, 120 pages. 

https://www.lemeac.com/livres/madeleine-et-moi/

jeudi 24 octobre 2024

JEAN-FRANÇOIS CARON POURSUIT SA ROUTE

JEAN-FRANÇOISl’alter ego de l’écrivain Jean-François Caron, roule dans une tempête où le ciel et la terre ne font plus qu’un. Que de la poudrerie et de la neige, que de la belle, lourde et mouilleuse neige, une vraie tempête comme on les aime au Québec et dans Monte-à-Peine. Bien sûr, l’auteur se risque sur la page blanche pour nous proposer une nouvelle fiction, un lieu mythique situé entre ciel et terre. On trouve Monte-à-Peine au cœur de la région de Sainte-Béatrix, Saint-Jean-de-Matha et Sainte-Mélanie dans Lanaudière. C’est aussi un parc fort attrayant. Une belle façon de découvrir ce lieu du Québec avec l’écrivain qui signe ici un septième ouvrage. Un bourg délaissé, au sommet d’une longue montée, sur un plateau pour échapper à la lourdeur du quotidien et s’accrocher aux rêves et à l’envol des oiseaux. Jean-François a fait tous les métiers et il va là pour les mots, pour retrouver les profondeurs d’une page blanche, taper sur une vieille Underwood qui aurait servi à Jack Kerouac, le vrai. Il aurait traîné dans les parages à une certaine époque pour écrire jour et nuit, buvant café après café, fumant comme le poêle, une véritable antiquité, jusqu’à ce qu’il ait noirci un rouleau de papier.

 

Je lis Jean-François Caron depuis sa première publication, mettant mes pas dans ses pas, me faufilant dans ses romans et ses poèmes. J’ai tout de suite aimé son univers, sa recherche, son regard derrière son épaule pour s’aventurer dans le pays de l’enfance et mieux saisir l’adulte qu’il est ou qu’il veut devenir. Parce que tout écrivain porte une quête, enfourche une Rossinante ou un grand cheval tavelé à l’œil fou pour tenter d’effleurer le rêve qui s'échappe devant soi. C’est la nature de l’écrivain que de tendre vers une chimère, un lieu où s’installer sans jamais y parvenir complètement. 

 

«J’existe enfin quelque part.

   C’est ce que les livres ont fait pour moi.» (p.82)

 

Et me voilà dans la tempête, quasi aveugle, sur un chemin à peine visible, avançant pour rester vivant. Et c’est l’embardée, juste au bas de la dernière montée, celle qui mène au refuge, à une autre vie peut-être, tout en haut d’un Golgotha que le porteur de mots doit gravir à pied. Il a été bibliothécaire, camionneur, journaliste, conteur et inventeur de mythes et maintenant il lui faut de l’espace et du temps pour installer une histoire, tout recommencer et calmer la bougeotte qui l’a fait déborder partout sur le continent. 

 

«Je pleure dans le vent.

   C’est d’être perdu.

   C’est d’avoir tout perdu.

   De ne plus savoir ce qu’il y a devant.

   Ni derrière, si ça se trouve.

   D’être bien, quand même.» (p.17)

 

 Pas que Jean-François soit instable, mais il doit partir, se mettre un peu en danger pour traquer les mots, s’approcher des humains qu’il aime et qui finissent par le suivre dans ses récits, lui offrir leurs vies si semblables et différentes. Parce que notre écrivain est une sorte d’orphelin qui a besoin de lester ses histoires pour ne pas dériver dans ce blanc qui glisse du ciel et que les pages avalent. Il faut grimper la pente, refaire surface, s’ancrer sur le perron de l’horizon pour laisser tout l’espace à ses rêves et aux femmes et aux hommes qu’il côtoie.

Il était attendu dans ce haut du monde par un couple qui se bat amoureusement dans la neige avec les chiens qui courent partout pour savoir s’ils sont vivants. Bien sûr, l’écrivain est un peu effrayé par ce blanc qui piège tous les personnages.   

 

«Je ne pense pas. C’est le chemin qu’il fallait suivre, celui qu’on m’a donné. On m’a dit que je pourrais venir jusqu’ici m’installer le temps que passe l’hiver, au moins. On m’a dit : Monte-à-Peine, il doit y avoir une place pour toi là-bas. Il y a l’autoroute, la sortie à L’Islet, le chemin des grands bois. On m’a dit : Monte-à-Peine, tu trouveras, tous ceux qui cherchent y vont. Vous pouvez m’aider?» (p.43)

 

Le roman est un peu étourdissant au début. L’auteur bondit ici et là, raconte des moments du passé, des éclats de vie. Je l’ai côtoyé alors qu’il était journaliste culturel au journal Voir à Chicoutimi. Je le croisais de temps en temps dans les conférences de presse où nous nous informions l’un et de l’autre, juste ce qu’il faut, pas beaucoup. Je l’ai aussi apprivoisé lors d’une formation avec la comédienne Michelle Magny, qui était venue tout en haut du mont Jacob à Jonquière pour nous apprendre à nous tenir debout, à respirer et à lire devant un public. 

Jean-François y était bon et doué.

Ce qui me fait croire que ces récits collent plus que jamais à la vie du vrai Jean-François Caron, même si la fiction y trouve sa place. Il y a de temps en temps une certaine Audrée qui rôde, c’est tout dire. Parce qu’après tout, le réel et l’imaginaire se croisent pour échafauder une histoire qui peut faire son chemin dans tous les hivers de ce pays où «la neige au blanc se marie». 

 

ORALITÉ


Jean-François Caron, plus que jamais, se laisse envoûter par l’oralité, cette parole qui bondit partout devant soi et qui donne l’occasion de prendre le réel et l’inventé à bras-le-corps, de faire parler les morts et rêver les survivants. 

L’écrivain est de cette race de trappeur qui aime les vallées isolées, les forêts denses qui savent devenir protectrices, les chiens, les grandes éclaircies qui permettent de voir loin, là où le vent puise toute sa folie un matin, la neige qui raconte une légende quand vous vous risquez dans un froid qui coupe le souffle.

Oui, aller dans la poudreuse sans quitter des yeux la trail que l’on a plaqué sur les arbres pour retrouver les collets et arriver à saisir celui que l’on veut être, après s’être encabané avec son passé et un tas de livres, des histoires qui vous étonnent et vous dégourdissent l’esprit. 

Pareil à l’aventurier qui s’enferme dans le cubicule d’un énorme camion pour traverser tout un pays et peut-être aussi plusieurs vies tant qu’à y être. Celui qui devient l’astronaute des routes et s’émerveille des surprises de l’univers.  

 

«Hors de mon camion, ce n’est plus moi qui évolue dans le monde, c’est le monde qui se meut autour.» (p.58)

 

Bien sûr, il faut se pencher sur ses traces pour écrire et secouer le présent. Sans cette dimension, il est à peu près impossible de dire où vous en êtes et qui est celui qui, le matin, regarde par la fenêtre pour voir si la vie existe encore. Nier le passé, c’est se retrouver sur une chaise à trois pattes. 

Tout ça pour parler, se donner du temps et de l’espace pour les mots, juste à la lisière de la solitude, tout en sentant le souffle des humains si près. 

Et l’écrivain s’installe dans une sorte de capharnaüm que son père a hanté avant lui et qu’il n’a jamais quitté pour de vrai, devenant un fantôme qui se berce dans l’éternité. Parce que les choses gardent l’âme des trépassés et permettent aux esprits de se poser dans un grand fauteuil pour faire semblant de dormir et de rêver. Les morts ont besoin des objets pour souffler dans le cou des vivants qui, trop souvent, ne pensent qu’à traverser leur quotidien. 

 

«Au milieu de tout ça, toutes les heures sont la même répétée, égrenée au rythme d’un temps qui force l’arrêt de l’alentour, sa disparition dans le gris. Qui se déploie hors du monde, revendique l’abandon serein. L’absence à soi.

C’est le temps de l’écriture, de l’invention.

Celui de la lecture. Du laisser-à-lire.» (p.112)

 

Jean-François écoute les reines de la nuit qui hantent le Bar du monde en ressassant leurs heures de splendeur et de triomphes, alors qu’elles menaient les mâles par le bout du nez. Ce temps où Lily St-Cyr faisait la loi, où elles étaient belles dans leurs corps et les saisons des amours torrides et inventés. 

 

ÉCOUTE

 

Et tout va, comme si Jean-François avait trouvé un aquarium où il fait bon vivre avec juste ce qu’il faut de neige et de froid et d’humains dans les alentours. Il fait le ménage dans le Museum, range, découvre des choses, écoute celles qui se remémorent cette époque où elles s’habillaient de tous les regards. 

 

«Si j’écris encore, ce sera pour leur donner une voix. Une parole pour elles, pour tous ceux qui se souviennent.» (p.221)

 

C’est comme ça Monte-à-Peine, du début à un autre début peut-être. Une évocation du passé qui se faufile dans le présent, juste en marge du monde et de ses agitations, dans une cabane où l’on trouve tout ce qu’il faut de musiques et de livres pour tenir le coup avant de dériver dans un texte et l’écriture.

Un magnifique roman, tout près du cœur et de l’âme, de la vie qui ne va jamais en ligne droite, même quand on est au volant d’un énorme mastodonte qui permet de traverser les Amériques et d’en revenir comme l’a si bien fait Serge Bouchard. Une présence humaine, vraie, sentie, chaleureuse et généreuse, où l’on donne sans questionner, où l’on partage en sachant qu’il y aura un retour à un moment ou à un autre. 

J’aime cette façon de puiser dans le vécu pour mieux flotter dans le présent, de se fier à la parole qui ne va jamais tout droit, celle qui affectionne les courbes et les méandres, pareille peut-être aux empreintes des lièvres que l’on surprend dans les sapinières. 

Un texte sensible, collé aux objets et aux gens qui collectionnent les secrets de ceux qui étaient là avant et qui ne demandent qu’à revenir dans le présent. Parce que l’avenir n’est que du passé que l’on projette devant soi et que l’on suit entre les arbres et dans les éclaircies. L’écriture de Jean-François Caron reste vigoureuse et tortueuse à souhait, tout près de la parole qui cherche son souffle, de cette respiration qui permet de s’installer du côté des vivants. 

 

CARON JEAN-FRANÇOIS : Monte-à-Peine, Éditions Leméac, Montréal, 248 pages.

https://www.lemeac.com/livres/monte-a-peine/