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mercredi 25 septembre 2024

CES TRAGÉDIES DONT ON PARLE SI PEU

ANNE MICHAELS ne cesse d’étonner. Ses personnages, toujours intenses et curieux, permettent de nous glisser dans des moments qui traumatisent des populations et bousculent des manières de faire. Avery et Jeanne se retrouvent sur les lieux de grands travaux qui changent la vie de certains peuples et transforment leur pays dans LE TOMBEAU D’HIVER. L’ingénieur doit déplacer le tombeau de Ramsès d’Abou Simbel en Égypte. La construction du barrage d’Assouan force des centaines de familles à quitter leurs villages qui vont disparaître sous les eaux. Ils viendront aussi sur le chantier de la voie maritime du Saint-Laurent qui a touché le quotidien de milliers de personnes et tué une merveille de la nature : le Long Sault.


Avery est ingénieur, son père l’était également, et déplacer un temple comme celui de Ramsès d’Abou Simbel, dans le désert égyptien, n’est pas une mince affaire. Un travail colossal où il doit découper cette merveille ciselée à même une colline. Des millions de tonnes de pierre taillée en un véritable puzzle qu’il faut rassembler plus tard. Les équipes morcellent les sculptures avec une délicatesse de chirurgien, transportent ces masses énormes et replace le tout dans un autre espace. 

Avery se questionne cependant. Une cathédrale ou une pyramide perdent-elles leur essence en changeant de site comme les personnes qui sont forcées de migrer dans de nouveaux villages? Comment reconstituer un milieu de vie, les endroits où des humains sont nés, où les parents ont grandi et ont été enterrés? Un déporté reste un étranger dans son autre espace tout comme un temple devient quelque chose d’incongru sur un lieu différent. Un travail de sauvegarde, mais aussi une terrible tâche de destruction. Ces monuments trouvent leur essence et leur singularité en s’intégrant parfaitement à un environnement qui forge l’âme et donne un souffle particulier.

 

«La Nubie tout entière — cent vingt mille villageois, leurs maisons, leurs terres, leurs anciens vergers de dattiers entretenus avec soin et plusieurs centaines de sites archéologiques — s’évanouit. Même un fleuve peut se noyer. Évanoui lui aussi, sous les eaux du lac Nasser, reposait le fleuve des Nubiens, leur Nil, qui avait arrosé tous les rituels de leur vie quotidienne, guidé leur pensée philosophique et béni la naissance de tous leurs enfants pendant plus de cinq millénaires.» (p.25)

 

Je ne peux m’empêcher de songer aux travaux gigantesques qui ont changé le Nord québécois, aux chantiers de la Grande à la baie James qui a noyé 10000 kilomètres carrés de terrain, transformant un paysage à jamais, modifiant la vie des nomades et des bêtes qui y vivaient depuis des siècles, surtout les hardes de caribous. 

 

VÉRITÉ

 

De grandes prouesses d’ingénierie, mais aussi une terrible tragédie pour l’Égypte qui a forcé des populations à se déplacer, changeant leur manière de vivre et leurs rapports avec l’environnement, surtout le Nil. Bien plus, des traditions et des habitudes ont disparu, sans compter les conséquences dramatiques. Ces immenses réservoirs ont modifié la rotation de la Terre et sa trajectoire autour du soleil, altéré imperceptiblement le climat de tous les continents. Comme quoi notre planète est sensible à ce que les humains entreprennent sans trop réfléchir. Et que dire des animaux et de la flore? Que penser de la tragédie survenue en 1984 dans la rivière Caniapiscau où tout près de 10000 caribous se sont noyés en traversant le cours d’eau gonflé par la crue? Les Cris et les Inuits ont accusé Hydro-Québec d’avoir ouvert les vannes sans se préoccuper des bêtes migrantes. La société s’est dédouanée en parlant d’un phénomène naturel, mais que reste-t-il d’authentique dans un pays balafré par d’immenses barrages qui créent des lacs qui ont la dimension d’une mer? J’en sais quelque chose en résidant sur les rives du lac Saint-Jean qui a été donné à une entreprise américaine, il y a cent ans. Les barrages ont tout changé, faisant disparaître des terres agricoles et des espèces végétales (le cerisier des sables entre autres). L’érosion s’est accentuée, agrandissant la superficie du lac de plus de 21 kilomètres carrés depuis la hausse des eaux en 1926. 

Le barrage d’Assouan modifiera tout l’écosystème et dépossédera des centaines de milliers de gens de leur histoire, de leurs traditions, de leur milieu de vie et de leur façon d’être et de penser. 

 

AU QUÉBEC


Ce sera tout aussi spectaculaire avec la voie maritime du Saint-Laurent qui touchera l’essence du fleuve. Une merveille de la nature, le Long Sault, ce lieu qui a marqué notre histoire avec l’aventure de Dollard des Ormeaux à l’époque de la Nouvelle-France ne sera plus qu'un souvenir dans les livres d'histoire. Un phénomène grandiose que l’on a détruit pour faire passer des bateaux, pour le commerce et le transport de produits jusqu’au cœur du continent. On peut se demander à qui ces agressions contre l’environnement ont profité. 

 

«Le bruit des rapides du Long Sault était assourdissant : il avalait les mots dans l’air et tout ce qui se trouvait pris dans sa puissance. Sur près de cinq kilomètres, un lourd brouillard flottait au-dessus du fleuve, et même ceux qui s’en tenaient à bonne distance étaient trempés par les embruns. Les eaux bouillonnantes se précipitaient dans une gorge étroite en une descente graduelle de neuf mètres.» (p.50)

 

Imaginez que l’on érige un barrage et que l’on fasse disparaître les chutes Niagara. Ce serait un véritable sacrilège, un crime contre la planète et l’écosystème. Encore là, le Long Sault fut une catastrophe pour des milliers de personnes qui ont dû migrer en abandonnant tout leur passé derrière eux. On pourrait s’attarder à la création du parc de Forillon en Gaspésie qui a été une tragédie pour les habitants tout comme la fermeture de plusieurs villages dans les années 1970 dans cette même région du Québec. 

 

GUERRE

 

Dans la deuxième partie du roman, l’écrivaine décrit les traumatismes que les Polonais ont vécus pendant la Deuxième Guerre mondiale avec l’invasion allemande d’abord et l’arrivée des Russes qui étaient là prétendument pour les libérer. Des villes détruites et des gens qui doivent subsister dans les ruines et errer pour trouver quelque chose à manger. Ce n’est pas sans rappeler Gaza où l’horreur se répète jour après jour depuis bientôt un an et où la folie humaine s’exprime dans tous ses excès et ses entreprises. Les survivants de ces apocalypses sont touchés au cœur et à l’âme. 

Lucjan, un rescapé, un artiste ne peut s’empêcher de raconter son enfance et toute la souffrance qu’il a connues pendant sa jeunesse. Des années qui agitent son sommeil. 

 

«J’ai besoin que tu entendes tout ce que je dis, et tout ce que je suis incapable de dire doit être entendu aussi.» (p.247)

 

C’est surtout une formidable histoire d’amour entre Jeanne et Avery qui cherchent à se retrouver et à colmater les fissures de leur être, de donner un sens à leur existence dans ces lieux sacrés qu’ils ont contribué à détruire, privant l’humanité d’une partie de son passé et de ses beautés. Ce fut un désastre en Égypte et il y a eu aussi ces changements dramatiques dont on parle moins ou peu dans le Grand Nord du Québec. Jeanne et Avery sont conscients de participer à des entreprises qui transforment le vécu de tous. Le couple tente de trouver les mots pour dire ce qu’ils éprouvent, ce qu’ils ressentent et s’il est possible de protéger la planète, la végétation et les âmes en peine qui transportent leur malheur d’un continent à l’autre.

Un roman fabuleux qui conserve toute sa pertinence et sa modernité malgré le temps qui s’est écoulé depuis qu’Anne Michaels a publié ce texte. Certains ouvrages gardent leur actualité et leur acuité en se penchant sur les grandes catastrophes causées par les entreprises humaines. Une histoire à la dimension du monde, des tragédies provoquées par l’avidité de dirigeants et des secousses sismiques qui affectent tous les êtres de la Terre. Nous en payons le prix maintenant avec les changements climatiques.

Un roman de la parole, du verbe, du dire et de l’écoute aussi, de la compassion et de la résilience devant ces drames, des guerres immondes ou encore des projets qui sont censés améliorer le quotidien de tous et qui tuent des points névralgiques de la planète. 

Un regard sur des gestes et des entreprises qui laissent des cicatrices profondes que le temps ne peut effacer et qui modifient l’environnement et notre imaginaire. Le travail d’une écrivaine visionnaire qui ne cesse de nous bousculer. Une traduction magnifique de Dominique Fortier encore une fois.

 

MICHAELS ANNE : Le tombeau d’hiver, Éditions Alto, Québec, 400 pages. 

https://editionsalto.com/livres/le-tombeau-dhiver/ 

mardi 3 septembre 2024

LA TRAVERSÉE DE DOMINIQUE FORTIER

IL Y A DES LIVRES que je voudrais garder avec moi. Peut-être un roman sans fin, celui qui nous enveloppe dans un cocon de bien-être et de bonheur. Un voyage dans un univers étonnant, des personnages qui nous accompagnent dans la longue traversée d’une journée et de quelques arpents de nuit. C’est ce que j’ai ressenti dès les premières lignes de LA PART DE L’OCÉAN de Dominique Fortier. Je me suis attardé au début, y revenant une fois, deux fois pour me mettre en état de lecture, comme avant un marathon où l’on réveille les muscles avant l’effort. Pour m’imbiber de sa prose, de sa cadence avant de m’aventurer dans les éclaircies lumineuses, avec l’impression de me faufiler dans des mondes qui n’existent que pour moi. J’ai parcouru la page sept à voix haute à plusieurs reprises, pour la musique, son souffle et sa respiration qui vient, pareille à la courte vague qui monte sur le sable et bat en retraite. Je m’y suis senti chez moi, à l’aise, comme si l’écriture me portait et pouvait être la mienne. Un moment rare avec cette écrivaine que je lis depuis sa première parution en 2008, soit son étonnant DU BON USAGE DES ÉTOILES.

 

Dominique Fortier nous ouvre le monde de Nathaniel Hawthorne et d’Herman Melville, dans les années 1850, l’Ouest des États du Massachusetts et du Connecticut aux États-Unis. Il fallait un certain courage, pour ne pas dire une grande témérité pour s’aventurer dans les terres de Melville après la somme de Victor-Lévy Beaulieu. Son MONSIEUR MELVILLE, une épiphanie de mon ami, a paru en 1978, soit il y a 46 ans, bien longtemps avant le terrible silence qui fige maintenant l’écrivain des Trois-Pistoles. Dominique Fortier était alors une fillette qui s’amusait peut-être déjà à inventer des histoires.

Nathaniel Hawthorne est né en 1804 et Herman Melville en 1819. Les deux se sont croisés, surtout pendant que Melville était en train de rédiger MOBY DICK. On dit qu’il y travailla pendant plus d’un an et demi, ce qui me semble bien peu étant donné l’ampleur de l’ouvrage. L’édition de Penguin Books, édition de 2002, fait plus de 700 pages bien tassées. 

Melville a du mal à terminer ce roman qui l’obnubile et demande toutes ses énergies, comme s’il avait été avalé par le grand cachalot blanc qui obsède le capitaine Achab qui sillonne les océans sur le Pequod pour le retrouver.

Dominique Fortier garde la prose de Melville à l’œil, bien sûr, mais ce qui l’intéresse, ce sont les liens entre les deux écrivains qui habitent tout près l’un de l’autre pendant cette période. 

Et il ne faut pas avoir peur des mots. Les deux sont fortement attirés physiquement, surtout Melville qui ressent une véritable passion pour l’auteur de LA LETTRE ÉCARLATE qui est publié un an avant MOBY DICK. Pour Melville, c’est l’amour qu’il éprouve pour Hawthorne. Il est hanté par l’homme et ami, tout autant qu’Achab est obsédé par la baleine blanche. 

 

DIMENSIONS

 

Dominique Fortier ne se contente pas de raconter les émois de Melville devant son collègue, mais se tourne aussi vers une aventure qu’elle vit avec Simon, une péripétie littéraire (comment pourrait-il en être autrement), un désir qui restera au niveau du fantasme comme celui des deux Américains. Un jeu de miroir entre les personnages que deviennent Melville et Hawthorne, Fortier et Simon, un poète et la rédaction de son livre.

 

«Simon est apparu dans ma vie en hiver.

Il avait attendu que nous soyons séparés par l’océan Atlantique pour m’écrire : Cette nuit, j’ai rêvé à toi.

La table était mise. C’était à ce rêve qu’il écrivait. Et pendant des semaines, j’allais répondre à une voix sans visage s’élevant au milieu de la nuit comme la fumée d’une cheminée, la trace d’une présence, une chose qui dit : là, il y a quelqu’un, de la lumière, du feu.» (p.31)

 

Pour faire le tour de l’acte de création, Dominique Fortier fait appel à Lizzie, l’épouse de Melville qui transcrit les feuillets de son mari. Sa main d’écriture est parfaite, tellement, que l’on croirait qu’il s’agit d’une page imprimée. Des phrases qu’elle ne comprend pas toujours. Et quand elle intervient dans l’histoire, elle y va d’une écriture lisse, sans heurts, pareille à ce qu’elle est dans la vie. Une prose sans points ni virgules, sans lettres majuscules. Une coulée qui dérive avec l’eau de la rivière Saco. 

 

«… je ne serai jamais écrivaine non seulement je n’arrive pas à trouver les images mais même les mots m’échappent tout ce que j’arrive à tenir c’est ce que je peux sentir entre mes doigts cette plume une cuiller en bois les petits doigts de malcolm quand il s’endort comment fait-il herman pour ne jamais se laisser distraire quand il écrit…» (p.43)

 

Le cœur de cette aventure : l’amour de Melville pour Hawthorne et peut-être aussi l’attirance de ce dernier pour l’auteur de MOI ET MA CHEMINÉE. Cet attrait n’arrivera jamais à aboutir, tout comme Achab ne parviendra pas à tuer la baleine qui le hante. 

Une passion refoulée, un désir impossible. En plus, Lizzie est subjuguée par le ténébreux Nathaniel. Là, Dominique Fortier laisse aller son imagination.

 

«… c’est que cet enfant qui n’existe pas encore me fait peur pour une autre raison et s’il allait naître avec une paire d’ailes ou une paire de cornes la vérité c’est que j’ignore qui en est le père — la vérité c’est que je ne suis plus certaine d’en reconnaître la mère…» (p.304)

 

FRAGMENTATION

 


Ça peut sembler emberlificoté avec la fragmentation du récit qui se partage entre l’histoire de Melville et Hawthorne, les propos de Lizzie au je avec celle de l’écrivaine en train de bâtir son livre et des notations, comme des fiches épinglées ici et là pour nous informer sur le monde marin et les océans.

 

«Les méduses n’ont ni poumons ni branchies. Elles sont dépourvues de cerveau comme de cœur. Qu’est-ce que donc qui est essentiel à l’existence si elles peuvent tout de même naître, vivre, se reproduire et mourir? Peut-être simplement l’eau salée dont elles sont composées à près de quatre-vingt-dix-huit pour cent. Il n’est de nécessaire que l’océan en nous.» (p.97)

 

Bien sûr, il ne faut jamais oublier que nous sommes dans un roman et que Dominique Fortier exprime dans LA PART DE L’OCÉAN sa fascination pour la fiction, la lecture et tout ce qui fait qu’un livre apparaît, autant la vie et le temps que le romancier passe à rédiger son texte, le milieu qu’il arpente et qui le hante, avec ce lecteur anonyme et obsédant qui donne une figure autre aux personnages quand ils sont confiés à un éditeur. 

On s’en doute, Dominique Fortier s’appuie sur une correspondance entre les deux auteurs dont on ne peut lire que les missives de Melville. Toutes celles de Hawthorne ont été détruites, on ne sait pas qui. Tout comme on ne peut se pencher que sur les lettres de Kafka à Milena Jesenskà que Danielle Dussault tente de retracer dans L’EXPÉRIENCE MILENA. Les messages enflammés de cette journaliste et admiratrice du grand écrivain ont disparu. Dans les deux cas, personne ne peut dire qui a pris la décision de les brûler.

 

FICTION

 

Nous nous avançons dans des histoires où Dominique Fortier comble les trous avec son imaginaire et aussi la connaissance de son sujet qu’elle ne cesse de ressasser comme tous les écrivains qui travaillent à un roman ou un récit. Madame Fortier met les choses en perspectives à la toute fin de l’ouvrage.

 

«Toute ressemblance avec des personnes réelles ou ayant déjà vécu n’est évidemment pas que le fruit du hasard. Herman Melville et Nathaniel Hawthorne ont réellement existé, de même que leurs proches, et je me suis inspirée d’événements véridiques de leurs vies pour écrire les pages qui précèdent, tout en prenant quelques libertés avec la stricte chronologie. Pareillement, les pensées, les paroles et la plupart des actes que je leur prête sont le fruit de mon imagination et répondent à un désir de justesse plutôt qu’à un souci d’exactitude. De Lizzie, j’ai gardé le nom et le fait qu’elle a pendant un certain temps transcrit les manuscrits de son mari, et j’ai inventé le reste. Bref, avec tout ce que cela suppose de fidélité, de trahisons et de pas de côté, j’ai voulu faire de leur histoire — et de la mienne — une fiction.» (p.323)

 

Je me suis laissé bercer par la prose de Dominique Fortier, comme lorsque je m’assoupis par les jours calmes et chauds au bord du grand lac, quand la vague, toujours défaite et reprise, me pousse dans les cercles du sommeil ou encore dans la rêverie. 

C’est ce qui importe. 

Dominique Fortier présente une formidable lecture de MOBY DICK, ce roman si mal reçu à sa parution en 1851 et boudé par la critique. Il aura fallu la patience de l’eau et de la mer pour trouver la place que cette œuvre monumentale devait avoir dans la littérature mondiale.

La passion, un amour rêvé et inatteignable, certainement la quête de l’écrivain qui va en aveugle imaginant sa destination quand il sent le port s’éloigner et qu’il s’enfonce dans la brume où tous les chemins s’abîment. Le désir de Melville pour Hawthorne ne se concrétisera jamais dans des gestes, des mots, des bouts de phrases, le plaisir et la douleur, mais restera une poussée vers l’inaccessible, une forme d’idéal et de perfection qui peuvent vous détruire ou vous abandonner comme un spectre après avoir été propulsé hors de vous et des frontières connues. Personne ne sort indemne d’une telle aventure. 

La passion refoulée de Melville pour Hawthorne se moule à l’obsession du capitaine Achab qui vend son âme au diable pour retrouver le cachalot qui lui a volé un membre. Il est condamné à claudiquer sur le pont, avec sa jambe de bois qui marque le temps et qui va l’emporter corps et bien avec son équipage. 

C’est magnifique et hypnotisant ce roman de Dominique Fortier. Je m’en suis réchappé un peu croche, me retenant à tous les passages que j’ai soulignées en jaune, me laissant étourdir, soulever par la puissante écriture de l’auteure, tout comme Ismaël qui, après toutes les aventures, s’accroche au cercueil de Queegueg qui flotte dans les vagues comme un bouchon. La tombe, le dernier lit, devient la nacelle de vie et d’espoir. Un roman magnifique où Dominique Fortier donne sa pleine mesure encore une fois. Étonnant et subjuguant.

 

FORTIER DOMINIQUE : La part de l’océan, Éditions Alto, Québec, 328 pages.

https://editionsalto.com/livres/la-part-de-locean/

mardi 23 avril 2024

LA LENTE DÉSINTÉGRATION DE LA SOCIÉTÉ

CATHERINE LEROUX ne pouvait choisir un meilleur moment pour publier son roman Peuple de verre. L’actualité et le monde politique parlent régulièrement de la crise du logement, de la flambée des prix, de la spéculation, de la rareté des appartements abordables. Kevin Lambert a connu un succès remarquable avec Que ma joie demeure où il effleure la question des grands projets architecturaux qui défigurent un milieu de vie et en chassent les résidents. Dans cette nouvelle fiction de Catherine Leroux, beaucoup de citoyens n’arrivent plus à se loger et se retrouvent à la rue, dressant des campements dans les parcs pour survivre. Du concret à Montréal et un peu partout dans le monde. En plus, dernièrement, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, s’en est mêlé en inventant un programme d’aide qui devrait permettre aux jeunes de se trouver un endroit où loger à un prix raisonnable. Une juridiction provinciale comme vous le savez et une belle foire d’empoigne a suivi. Marie-Hélène Voyer a dénoncé cette situation dans son essai L’habitude des ruines. Une prise de parole fort entendue et nécessaire.

 

Personne ne peut se plaindre de voir les écrivains plonger dans des problèmes actuels. La littérature est là pour nous secouer, nous faire réfléchir à des questionnements sociaux et peut-être aussi esquisser des pistes de solution. C’est fort heureux parce que les écrivains québécois ont souvent été frileux sur ces questions, préférant demeurer en retrait comme si ces sujets n’étaient pas dignes de leur prose. 

Sidonie est journaliste et s’intéresse à ce fléau qui frappe Montréal. Des résidents sont chassés de leurs appartements pour faire place à des édifices huppés que seuls les nantis peuvent se payer. La ville mute, se sclérose avec des îlots où une richesse triomphante s’implante à côté de bidonvilles. Des gens doivent vivre sous la tente et bivouaquer dans des conditions que l’on croyait impossibles, il n’y a pas si longtemps. Que dire des fameux camps de réfugiés, un peu partout dans le monde, qui devaient être provisoires, mais qui perdurent? Des femmes et des hommes y naissent, y passent toute leur existence sans espoir de s’en sortir ou de connaître autre chose. Des situations troublantes et inacceptables qui sont devenues quasi la «normalité». Lawrence Hill a bien décrit ce phénomène dans Les Sans-papiers.

 

SPÉCULATION

 

Les propriétaires des logements locatifs expulsent les résidents qui sont là souvent depuis des décennies et transforment les édifices, créent des appartements luxueux inaccessibles à la population. Des travailleurs qui réussissaient à se débrouiller il n’y a pas si longtemps se retrouvent à la rue et ne peuvent plus imaginer avoir un lieu où vivre normalement. 

Sidonie multiplie les entrevues, les reportages, les témoignages et secoue la cage comme on dit. Elle devient une vedette des médias, celle qui parle, que l’on écoute, que l’on invite pour décrire des situations terribles et inhumaines. Bien plus, des rumeurs circulent dans la ville. Des proches disparaissent mystérieusement dans des rafles, emportés par des escouades qui rôdent tard dans la nuit. Plusieurs s’évaporent sans laisser de traces.

 

«J’avais déjà publié trois textes sur le sujet, et la nette impression d’avoir fait le tour. Elle a insisté : il y avait de plus en plus de monde. Des enfants, des aînés, des gens qui vivaient dans des conditions terribles, directement devant les restaurants quatre étoiles et les condos de luxe. “Et les boutiques de vêtements pour chiens, et les falafels de troisième génération et les comptoirs à crème glacée aux fines herbes bio… J’ai fait le tour, je t’ai dit.” Je n’avais aucune leçon de responsabilité journalistique à recevoir de quelqu’un qui préparait un dossier sur une téléréalité mettant en compétition des manucures amateurs.» (p.34)

 

Ça donne une idée du monde dans lequel Catherine Leroux nous plonge. Une fiction, oui, mais une réalité qu’elle pousse un tout petit peu et parfaitement ancrée dans la réalité. 

En bonne journaliste, Sidonie décide de tenter d’élucider la rumeur des disparitions. Surtout quand elle apprend qu’un chanteur populaire demeure introuvable. 

Je m’attarde à la trame de fond du roman de madame Leroux, mais ce n’est pas si évident à la lecture. Sidonie, en temps réel, se retrouve (on peut dire prisonnière) dans un centre d’hébergement et elle raconte les événements qui ont précédé son arrivée dans cette prison dans un carnet à l’incitation d’une intervenante. Elle est gardée à vue dans ce lieu avec d’autres personnes et, peu à peu, on suit sa chute, pourquoi elle vit dans cette colonie pénitentiaire. La rumeur était donc vraie. 

 

PORTRAIT

 

Catherine Leroux décrit fort bien la problématique qui ronge la société, les écarts de plus en plus grands entre le monde des riches et cette classe moyenne qui est réduite à la pauvreté par la spéculation et l’appât du gain. Bien plus, on exclut ces individus dérangeants et trop nombreux en les enfermant dans des centres de rééducation comme on dit. Ça évoque ces lieux où l’on expédiait des gens pour leur apprendre à penser correctement et à respecter la doctrine du temps de Mao en Chine ou en Russie avec un certain Staline.

Les riches s’approprient tous les logements et les transforment, expulsant les pauvres qui ne savent plus où aller. On a fait cela pour de grands événements comme Expo 67 à Montréal et la chose se vit à Paris pour la présentation des Jeux olympiques de cet été. On vide des quartiers pour faire de la place aux visiteurs et aux touristes du monde entier. Une crise sociale sans précédent et il semble que les élus et les responsables ne sont guère pressés de corriger la situation, laissant le champ libre au capital et la spéculation. C’est comme si nos gouvernements finançaient la pauvreté et l’itinérance. Curieusement, cet état de fait a des conséquences imprévues. Le règne de l’individualisme, du «je», dans l’indigence, crée une solidarité où le «nous» retrouve toute sa force et sa pertinence.

 

FAUTE

 

Sidonie finit par avouer sa faute. Ambitieuse, elle voulait atteindre des sommets dans le monde journalistique, être une référence, celle qui pouvait se présenter devant tous les micros des télévisions et des radios pour décrire la situation. Elle a truqué des reportages, des photographies, inventant des scénarios en faisant passer de la fiction pour la réalité. Même si ce qu’elle illustrait était vrai dans les campements, c’est le contraire de toute éthique de la profession qui doit s’en tenir aux faits et non pas en imaginer. 

 

«J’ai regardé à nouveau les photos transformées par cette information, cherchant dans leur état présent l’image originelle, impossible à saisir. Ainsi opère le mensonge — son démenti ne nous rend pas la vérité, par une simple soustraction d’information erronée. Même éventé, le mensonge laisse la réalité déformée à jamais.» (p.145)

 

Nous avons connu des cas similaires dans certains médias. Des journalistes ont franchi la frontière et inventé des nouvelles pour être à l’avant-plan. Et Donald le magnifique est le champion de cette fausse objectivité, de ces mensonges qu’il a l’art de faire passer pour sa vérité. Un jeu extrêmement dangereux qui fragilise la société. 

En fait, j’ai perdu pied souvent dans le roman de Catherine Leroux. Tout est concret et fiction, tout est réel et arrangé. Comme si le fait de raconter ou de tenter de cerner un événement transformait naturellement cette réalité. C’est vrai que même le reportage le plus percutant est toujours un peu trafiqué pour retenir l’attention du lecteur ou de celui qui regarde le tout à la télévision. «On ne veut pas le savoir, on veut le voir», disait Yvon Deschamps.

 Tout est véridique et faux dans Peuple de verre. La vie est une fiction et la tentation est grande d’inventer des fables pour se faire remarquer et devenir une figure incontournable. 

 

«Jamais je n’avais écrit les choses exactement telles qu’elles m’avaient été racontées — je ne connaissais personne qui le faisait. Parce que les gens, en général, ne racontent pas leur histoire dans un ordre qui permet de la comprendre. Rapporter leurs récits, ça voulait dire reprendre du début, reconstituer la séquence des événements, rendre sa logique à leur vécu. Décrire leurs larmes, mais les replacer ailleurs, là où ça avait du sens, parce que les gens ne pleurent pas toujours aux bons endroits; il faut poser ça où le lecteur peut s’y retrouver, pleurer avec eux.» (p.156)

 

Quel portrait terrible que celui de Catherine Leroux! Un monde sans pitié, où le chacun pour soi triomphe et s’impose dans des formules creuses et des images que les médias répètent jusqu’à donner le tournis. Une façon de faire qui arrive à détruire la cohésion sociale qui permet à chacun de vivre le mieux possible tout en s’appuyant sur une certaine vérité. Que faire quand tout devient une fiction et que l’on doute de tout ce que l’on peut entendre? Que dire devant le jeu de la démocratie et les débats parlementaires orchestrés par des spécialistes comme le démontre Catherine Dorion dans Les têtes brûlées? L’avidité des riches et des nantis, qui en veulent toujours plus, remontent à la nuit des temps. Nous avons l’exemple des GAFA qui accumulent des profits scandaleux en ne respectant aucune législation et en échappant à toutes les mesures fiscales. 

Oui, de plus en plus de gens ne peuvent plus revendiquer le droit d’avoir «sa chambre à soi» dans ce monde où le capital fait la loi et détruit tout ce qui faisait la civilisation et les pays libres. Un portrait assez saisissant et terrible de notre présent. Pourtant il y a de l’espoir et les humains sont toujours étonnants et pleins de ressources. Sidonie en est un bel exemple.

 

LEROUX CATHERINE : Peuple de verre, Éditions Alto, Québec, 288 pages.

 https://editionsalto.com/collaborateur/catherine-leroux/

mercredi 14 février 2024

LES FEMMES LUTTENT DEPUIS TOUJOURS

NOUS SOMMES en l’an 1153, quelque part en Angleterre. L’Amérique n’existe pas encore, du moins dans l’imaginaire des Européens. Marie de France, une fille illégitime du roi (une bâtarde) est expédiée dans un monastère en Angleterre, un coin perdu, où elle doit se faire nonne même si elle n’a guère la fibre religieuse. Un lieu sinistre où les membres de la communauté crèvent de faim et où la maladie colle aux prières et suinte des murs, on dirait. Marie n’a que dix-sept ans et elle doit succéder à la vieille abbesse aveugle. Éliénor d’Aquitaine, la reine, en a décidé ainsi. 

 

Le monde de Matrix de Lauren Groff, une écrivaine américaine qui connaît le succès et dont les ouvrages ont été traduits en plusieurs langues, surtout son Furies, n’est pas tellement différent de notre époque. Les croisades se multiplient malgré les échecs. On dirait un prélude aux interventions américaines au Proche-Orient qui nous ont fait prendre la route de conflits qui éclatent partout, attisant le fanatisme et la plaie du terrorisme qui frappent des populations démunies. 

En 1153, la faim et la pauvreté sont de plus en plus présentes dans les campagnes tandis qu’à la cour les intrigues sont monnaie courante et que toutes les manœuvres sont bonnes pour atteindre les plus hautes sphères du pouvoir. On se croirait en 2024 tellement les choses sont semblables. La situation des femmes n’est guère reluisante et la reine doit lutter pour garder sa place et son indépendance d’esprit malgré les complots. 

Partout, des tromperies et des dénonciations permettent de faire tomber des têtes. La noblesse profite de la misère et de la sueur des petites gens. La cour est un panier de crabes et les femmes en sont les premières victimes. Il y a toujours quelqu’un qui veut le siège de l’autre et le monastère n’échappe pas à certaines ambitions. Il ne manque qu’un prince Donald, chevalier à la crinière rousse, pour tenter de prendre la place du roi en mentant et répandant des rumeurs inimaginables.

 

«Car elle est stupéfaite devant la pauvreté des lieux dans la bruine et le froid, devant ces bâtiments blêmes accrochés au sommet de la colline. Il est vrai que l’Angleterre est moins riche que la France, les villes sont plus petites, plus sombres et plus crasseuses, les gens plus malingres, couverts de gelures, mais même pour l’Angleterre, cet endroit est pathétique avec ses constructions en ruine, ses barrières détruites, son jardin enfoui sous les tas de mauvaises herbes brûlées l’an dernier.» (p.15)

 

C’est plus qu’un châtiment pour la jeune Marie de France que cet exil, mais une sorte d’enterrement dans un lieu sinistre. Pourtant, elle a connu une enfance libre avec ses tantes. Des femmes indépendantes qui maniaient les armes et ont fait la guerre, participant à une croisade pour délivrer Jérusalem. Oui, les femmes contribuaient à ces guerres contre les Sarrasins et étaient de toutes les manœuvres et des combats. Je ne peux m’empêcher de penser à Gaza. Autant ne pas trop élaborer sur cette horreur que les nations regardent en croisant les bras. Le nombre de victimes ne cesse de s’accroître et on dirait un téléthon où on veut toujours plus de morts. Il n’y a pas de quoi être fier de notre soi-disant modernité.  

 

TRAVAIL

 

Marie devra oublier ses tantes guerrières et belliqueuses qui lui ont montré à manier l’épée et le couteau, à monter à cheval comme un homme et à rêver d’une vie libre et aventureuse. 

Un autre combat l’attend chez les nonnes. 

Au lieu de se révolter, Marie apprend de l’abbesse aveugle et apprivoise ses sœurs avant de prendre la direction du monastère et d’entreprendre une véritable révolution. Elle fait confiance à chacune, leur permet d’exercer leurs compétences dans des fonctions spécifiques. Les règles demeurent, mais elles ne sont plus des diktats qui broient le corps au nom de la foi et de Dieu. 

Peu à peu, la vie monacale devient douillette et toutes mangent à leur faim. Elle transforme le lieu malgré son jeune âge, s’impose chez les nobles des environs par son savoir-faire et finit par régenter à peu près toutes les activités de la région. La prospérité récompense ses efforts et la famine est chose du passé pour cette religieuse qui impressionne par sa taille, sa voix et son apparence. Que de changements depuis son premier regard alors qu’elle arrivait seule sur son cheval comme une âme en peine!

Marie s’avère une gestionnaire hors pair comme on dirait aujourd’hui. La sécurité alimentaire est assurée et toutes aiment le travail dans les champs où elles développent des compétences remarquables. La supérieure prend plaisir à écrire en français, ce qui n’était pas habituel alors. On utilisait le latin, la langue noble. Des textes qui échappent un peu aux règles et introduisent sa subjectivité dans ces opus qu’elle garde pour elle, bien sûr. 

 

RÉVOLUTION

 

Tout change sous sa houlette. Le soin aux animaux, des produits qu’elles cultivent et vendent, le travail des copistes, un secteur très lucratif. La vie est douce au monastère et Marie, dans certaines visions où elle croise la Vierge, entreprend de transformer la pensée des religieuses de plus en plus nombreuses à venir frapper aux portes de l’abbaye. On peut même, discrètement, s’adonner à certains élans du corps entre recluses. C’est bon pour la santé mentale et Marie ne refuse pas ces bonheurs. 

 

«Et elle voit alors ce qu’elle n’a pas vu en entrant, le miroitement du soleil à travers les branches agitées par la brise, le roitelet huppé aux ailes invisibles qui cueille les insectes au vol, la peau récurée, pareille à l’écorce d’un noisetier, des vielles femmes aux yeux clos, visage tendu vers le soleil. La gentillesse de Nest envers son corps charnel a créé un changement en elle. Plus rien n’est sombre ou clair à présent, plus rien ne s’oppose. Bien et mal se côtoient, obscurité et lumière. La contradiction peut exister dans le même instant. Le monde contient en son centre une immense terreur qui bat. Le monde est extase au plus profond de ses entrailles.» (p.83)

 

La jeune femme est féministe avant que le mot n’existe et fait en sorte que ses filles prennent leur place, vivent comme elles l’entendent et surtout, qu’elles ne soient jamais à la merci des hommes en créant un labyrinthe autour du cloître qui devient un véritable palais, un lieu magnifique et convoité. Même la reine pourrait venir s’y réfugier après avoir connu les turpitudes du monde. Un rêve que Marie caresse en secret. Elle aime Aliénor d’Aquitaine et la vénère en quelque sorte.

 

«La cinquième année, il y a vingt-six religieuses et d’autres arrivent, les dots se sont améliorées, Marie, lentement, difficilement, commence à être reconnue pour ses compétences, son long visage étrange et son allure de virago rassurent la noblesse quant au fait que leurs filles seront entre de bonnes mains. Ils hésiteraient s’ils savaient qu’elle a seulement vingt et un ans, mais sa taille, l’austérité et l’inquiétude gravées sur ses traits la font paraître bien plus vieille. Parfois quand elle se lève trop vite de son lit ou de son bureau, elle est prise de vertige à cause du manque de sommeil. Lorsqu’elle dort, elle rêve d’or, car il n’y en a jamais assez, il lui coule entre les doigts.» (p.71)

 

Marie de France est surtout pratique, logique et volontaire. Elle prend les moyens pour arriver à ses fins, croit en elle et à l’autonomie de ses consœurs, leur fait confiance et leur permet de s’exprimer. 

 

LIBÉRATION

 

Un combat pour l’autonomie et la liberté de penser et d’être. Elle ira jusqu’à confesser ses nonnes et à dire la messe, ce qui est encore interdit aux femmes après des siècles. Son monastère échappe aux folies et aux manigances des assoiffés de pouvoir. Elle n’hésite pas à sortir l’épée pour protéger l’abbaye quand des têtes brûlées tentent de l’envahir. Elle s’avère une stratège militaire remarquable. 

Un combat admirable et très contemporain, une figure de femme impressionnante. Surtout un roman qui nous prend aux tripes et nous emporte dans une quête qui sort des sentiers battus et nous fait entendre un air captivant d’autonomie. 

Ce roman remet tout en question et permet de suivre une fois de plus tous les méandres de la lutte des femmes pour l’égalité, le respect et leur liberté sexuelle et intellectuelle. 

Surtout, le refus d’être assujettie aux hommes. 

Malgré l’époque où madame Groff s’aventure, nous sommes dans le monde présent. Comme quoi l’histoire recommence inlassablement, les humains répétant les mêmes bêtises et les mêmes horreurs. La liberté de penser et d’agir est constamment à défendre et à imposer. L’écrivaine nous le rappelle magnifiquement. Un récit sur fond historique qui secoue les grandes questions qui embrasent notre siècle tourmenté et si étrange dans ses excès et ses manifestations. 

 

GROFF LAUREN : Matrix, Éditions Alto, Québec, 256 pages. (Traduit de l’anglais par Carine Chichereau)

 https://editionsalto.com/livres/matrix/

jeudi 1 février 2024

UN HÉRITAGE TRÈS DIFFICILE À ASSUMER

C’EST PARFOIS difficile de se faufiler dans un roman, comme si le texte cherchait à vous repousser et à vous garder à une certaine distance. On ne sait trop à quoi s’accrocher même si le monde qui s’ouvre devant vous semble familier et rassurant. C’est le cas de Lait cru de Steve Poutré, un premier ouvrage étonnant et terriblement troublant. 

 

Un jeune garçon vit dans une ferme laitière comme il y en a beaucoup dans toutes les régions du Québec. Des installations facilement reconnaissables quand vous circulez sur ce que l’on nomme les routes secondaires ou dans des rangs. Vous savez, les grandes bâtisses, toute en longueur un peu en retrait avec d’immenses silos qui se dressent, semblables aux clochers d’une cathédrale. Un monde qui a beaucoup changé depuis mon enfance sur « la terre» où mon père pratiquait une agriculture de survie. Quelques vaches, des cochons, des moutons, des poules, des dindons et un cheval parce qu’il aimait cet animal et qu’il avait tant d’histoires à raconter sur les chevaux qui avaient marqué sa vie dans les chantiers. 

Les fermes sont devenues de grandes entreprises dites modernes, où tout est régi par l’informatique et réglé au quart de tour. Tout est planifié, géré comme dans une usine et les contacts avec les bêtes ne sont plus aussi «personnalisés» qu’autrefois. Je ne pense pas que l’on se donne la peine maintenant de les baptiser comme nous le faisions dans mon enfance. Nous avions un cochon nommé Napoléon et il ne rêvait pas du tout de conquérir toutes les porcheries de la paroisse.

C’est ce qui explique peut-être cette histoire qui a passionné le Québec il n’y a pas si longtemps. Oui, ce troupeau de vaches parti en cavale sans que l’on parvienne à capturer les récalcitrantes. Même les cowboys ont mordu la poussière devant ces rebelles. C’est rapidement devenu un feuilleton au Québec, un symbole de révolte et de liberté pour nombre de gens. Il semblerait, quand on a réussi à les faire rentrer, que certaines bêtes n’ont jamais pu s’adapter après avoir goûté à l’indépendance et au bonheur de déambuler sans les limites des clôtures.

Dans Lait cru, le jeune garçon raconte son quotidien sur l’entreprise dirigée par son père qui a hérité de ses parents. Une histoire familiale. Pas sûr qu’il est apte à prendre la relève cependant. Il s’attarde à certaines tâches, aux petits travaux qu’il doit exécuter jour après jour, aux liens avec ses proches et surtout avec les animaux, des lieux connus aussi, évocateurs, pleins d’odeurs et de souvenirs qui lui rappellent des moments et des rêves peut-être. 

 

FAMILLE

 

Sa grand-mère habite tout près dans une nouvelle demeure construite à dix pas de la résidence ancestrale. Des générations contribuent aux tâches qui occupent tout le monde. Des oncles triment dans l’entreprise, peu rassurants. Tous participent à la routine de la traite des vaches et aux grands travaux qui mobilisent la maisonnée à la belle saison. Des moments difficiles aussi, parce que la vie et la mort se mélangent toujours sur une ferme. 

J’ai fini par comprendre après plusieurs pages que le narrateur, le jeune garçon, a été placé dans une institution parce qu’il a des problèmes de comportement pour ne pas dire de santé mentale. Il est imprévisible et a mis sa vie en danger à plusieurs reprises. C’est ce qui explique le récit embrouillé et tortueux. 

 

«Je suis loin de tout ici, au centre d’un monde qui n’est qu’un condensé de l’ailleurs, où les bonheurs se compriment et meurent dans l’indifférence du voisin. Un lieu perpétuellement vidé de son histoire, chaque recoin se réinventant au gré des modes et des humeurs. Chaque poussière remodelée par l’obsession d’y laisser sa trace. J’y vivais cent ans que je n’aurais rien d’intéressant à rapporter, hormis les combats des chats errants dans la ruelle.» (p.19)

 

Ça semble héréditaire dans cette famille. Il y a eu des suicides (le grand-père), et la grand-mère boit peut-être pour oublier cette réalité difficile malgré les apparences. Peu importe, la vague et le souffle vous emportent et vous soulèvent, comme la vie qui ne fait jamais trop de différence entre la joie et la douleur. On finit par traverser le brouillard quand on comprend la détresse du narrateur et la lutte qu’il doit mener pour se protéger de lui et de ses idées. Là, on adhère pleinement à ce récit, qui se démarque. 

 

MALADIE

 

Le jeune garçon avoue qu’il est bipolaire. Je ne sais si cette maladie peut être responsable de tous ses excès et de ses délires, mais cela importe peu. Il se mutile, tue des bêtes, bascule dans une violence dérangeante et n’hésite jamais à mettre sa vie en danger quand il sent la frénésie venir en lui.

 

«Lorsque je suis pris de maux de tête, le seul moyen de m’apaiser est de la déposer sur le ventre de ma mère. Elle tourne les pages de ma chevelure pour me lire l’esprit, caresse les images qui y défilent. Ses ongles hérissent mes poils. L’animal ferme les yeux, entre dans la chair maternelle, s’oublie. Je ne peux plus bouger, figé dans le moment. Je m’assure de rester assez petit pour me lover un jour dans la caverne originelle, pour retourner dans l’œuf. Là, les voix sont douces et familières. On chuchote lentement et avec précision, comme pour endormir un bébé dragon.» (p.127)

 

Des périodes terribles de détresse et d’agitation. J’y ai retrouvé pourtant des moments heureux de mon enfance, quand je partais dans les champs et m’arrêtais devant une couleuvre ou une autre merveille de la nature qui ne cessait de m’étonner. J’allais jusqu’à la lisière de la forêt et de la rivière qui coupait nos terres, un lieu de découvertes et de surprises constantes. 

Il y avait aussi des corvées terribles lorsque venait le temps des boucheries, le cochon que l’on traînait à l’extérieur de l’étable et qui hurlait comme un humain. Je me suis souvent demandé s’il savait qu’il allait mourir. Le grand couteau que mon père enfonçait dans la gorge de l’animal pour le faire saigner, le poêlon que je tenais en tremblant pour ramasser le sang. 

Un monde où les bêtes, tellement elles sont nombreuses, deviennent des objets que l’on utilise sans trop les aimer pour ce qu’elles sont. Comment faire autrement dans ces énormes entreprises où les pensionnaires se multiplient et perdent leur individualité. Les fermes ont l’allure de bien des sociétés où les humains sont des numéros interchangeables.

 

FARDEAU

 

Mélange de folies héréditaires, d’obsessions qui se mêlent aux gestes quotidiens et aux bêtes qui n’échappent pas aux déviances humaines. C’est pathétique, terrible, émouvant et désespérant aussi parce qu’il n’y a pas beaucoup de lumière dans les jours de ce garçon en manque d’amour. Pas étonnant qu’il soit subjugué par la psychologue qui vient le visiter dans la chambre où il est interné. 

Elle l’écoute surtout. 

Pour la première fois de sa vie peut-être, il y a quelqu’un qui tend l’oreille et semble croire ce qu’il raconte et vit. Un jeune marqué dans son corps. Il a beau s’évader, foncer dans la forêt et y risquer sa peau, jamais il ne trouve un lieu de repos. Tout s’agite dans sa tête. Il n’y a peut-être que la médication pour le calmer un peu, l’emmailloter dans une sorte de brouillard d’où il finit par tenter de s’échapper.

 

«Je veux me remplir sans arrêt. Je veux manger le paysage, je veux manger la nuit et le jour. Tout contenir dans mon estomac. Je ne mange pas que mes émotions. Je me gave du bruit dans ma tête. Ma conscience sort enfin de mon crâne pour nager dans une mer de pain.» (p.108)

 

Un roman troublant où la violence, la folie, la démence, la cruauté, les amitiés se confrontent avec la figure du père qui est là comme un phare toujours allumé et visible, avec la mère qui pâtit dans l’ombre. Un texte émouvant, magnifique et pathétique! Un hurlement qui s’étourdit dans des paroles et des gestes qui ne peuvent être entendus par ses proches. L’héritage est lourd et effrayant. Un récit fort à multiples facettes que je devrais relire en prenant le temps de m’attarder à chacun des mots parce qu’ils portent un monde, un cri et une terrible douleur. Dérangeant et pathétique. D’une beauté à donner des frissons. 

 

POUTRÉ STEVE : Lait cru, Éditions Alto, Québec, 264 pages.

https://editionsalto.com/livres/lait-cru/