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mardi 23 avril 2024

LA LENTE DÉSINTÉGRATION DE LA SOCIÉTÉ

CATHERINE LEROUX ne pouvait choisir un meilleur moment pour publier son roman Peuple de verre. L’actualité et le monde politique parlent régulièrement de la crise du logement, de la flambée des prix, de la spéculation, de la rareté des appartements abordables. Kevin Lambert a connu un succès remarquable avec Que ma joie demeure où il effleure la question des grands projets architecturaux qui défigurent un milieu de vie et en chassent les résidents. Dans cette nouvelle fiction de Catherine Leroux, beaucoup de citoyens n’arrivent plus à se loger et se retrouvent à la rue, dressant des campements dans les parcs pour survivre. Du concret à Montréal et un peu partout dans le monde. En plus, dernièrement, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, s’en est mêlé en inventant un programme d’aide qui devrait permettre aux jeunes de se trouver un endroit où loger à un prix raisonnable. Une juridiction provinciale comme vous le savez et une belle foire d’empoigne a suivi. Marie-Hélène Voyer a dénoncé cette situation dans son essai L’habitude des ruines. Une prise de parole fort entendue et nécessaire.

 

Personne ne peut se plaindre de voir les écrivains plonger dans des problèmes actuels. La littérature est là pour nous secouer, nous faire réfléchir à des questionnements sociaux et peut-être aussi esquisser des pistes de solution. C’est fort heureux parce que les écrivains québécois ont souvent été frileux sur ces questions, préférant demeurer en retrait comme si ces sujets n’étaient pas dignes de leur prose. 

Sidonie est journaliste et s’intéresse à ce fléau qui frappe Montréal. Des résidents sont chassés de leurs appartements pour faire place à des édifices huppés que seuls les nantis peuvent se payer. La ville mute, se sclérose avec des îlots où une richesse triomphante s’implante à côté de bidonvilles. Des gens doivent vivre sous la tente et bivouaquer dans des conditions que l’on croyait impossibles, il n’y a pas si longtemps. Que dire des fameux camps de réfugiés, un peu partout dans le monde, qui devaient être provisoires, mais qui perdurent? Des femmes et des hommes y naissent, y passent toute leur existence sans espoir de s’en sortir ou de connaître autre chose. Des situations troublantes et inacceptables qui sont devenues quasi la «normalité». Lawrence Hill a bien décrit ce phénomène dans Les Sans-papiers.

 

SPÉCULATION

 

Les propriétaires des logements locatifs expulsent les résidents qui sont là souvent depuis des décennies et transforment les édifices, créent des appartements luxueux inaccessibles à la population. Des travailleurs qui réussissaient à se débrouiller il n’y a pas si longtemps se retrouvent à la rue et ne peuvent plus imaginer avoir un lieu où vivre normalement. 

Sidonie multiplie les entrevues, les reportages, les témoignages et secoue la cage comme on dit. Elle devient une vedette des médias, celle qui parle, que l’on écoute, que l’on invite pour décrire des situations terribles et inhumaines. Bien plus, des rumeurs circulent dans la ville. Des proches disparaissent mystérieusement dans des rafles, emportés par des escouades qui rôdent tard dans la nuit. Plusieurs s’évaporent sans laisser de traces.

 

«J’avais déjà publié trois textes sur le sujet, et la nette impression d’avoir fait le tour. Elle a insisté : il y avait de plus en plus de monde. Des enfants, des aînés, des gens qui vivaient dans des conditions terribles, directement devant les restaurants quatre étoiles et les condos de luxe. “Et les boutiques de vêtements pour chiens, et les falafels de troisième génération et les comptoirs à crème glacée aux fines herbes bio… J’ai fait le tour, je t’ai dit.” Je n’avais aucune leçon de responsabilité journalistique à recevoir de quelqu’un qui préparait un dossier sur une téléréalité mettant en compétition des manucures amateurs.» (p.34)

 

Ça donne une idée du monde dans lequel Catherine Leroux nous plonge. Une fiction, oui, mais une réalité qu’elle pousse un tout petit peu et parfaitement ancrée dans la réalité. 

En bonne journaliste, Sidonie décide de tenter d’élucider la rumeur des disparitions. Surtout quand elle apprend qu’un chanteur populaire demeure introuvable. 

Je m’attarde à la trame de fond du roman de madame Leroux, mais ce n’est pas si évident à la lecture. Sidonie, en temps réel, se retrouve (on peut dire prisonnière) dans un centre d’hébergement et elle raconte les événements qui ont précédé son arrivée dans cette prison dans un carnet à l’incitation d’une intervenante. Elle est gardée à vue dans ce lieu avec d’autres personnes et, peu à peu, on suit sa chute, pourquoi elle vit dans cette colonie pénitentiaire. La rumeur était donc vraie. 

 

PORTRAIT

 

Catherine Leroux décrit fort bien la problématique qui ronge la société, les écarts de plus en plus grands entre le monde des riches et cette classe moyenne qui est réduite à la pauvreté par la spéculation et l’appât du gain. Bien plus, on exclut ces individus dérangeants et trop nombreux en les enfermant dans des centres de rééducation comme on dit. Ça évoque ces lieux où l’on expédiait des gens pour leur apprendre à penser correctement et à respecter la doctrine du temps de Mao en Chine ou en Russie avec un certain Staline.

Les riches s’approprient tous les logements et les transforment, expulsant les pauvres qui ne savent plus où aller. On a fait cela pour de grands événements comme Expo 67 à Montréal et la chose se vit à Paris pour la présentation des Jeux olympiques de cet été. On vide des quartiers pour faire de la place aux visiteurs et aux touristes du monde entier. Une crise sociale sans précédent et il semble que les élus et les responsables ne sont guère pressés de corriger la situation, laissant le champ libre au capital et la spéculation. C’est comme si nos gouvernements finançaient la pauvreté et l’itinérance. Curieusement, cet état de fait a des conséquences imprévues. Le règne de l’individualisme, du «je», dans l’indigence, crée une solidarité où le «nous» retrouve toute sa force et sa pertinence.

 

FAUTE

 

Sidonie finit par avouer sa faute. Ambitieuse, elle voulait atteindre des sommets dans le monde journalistique, être une référence, celle qui pouvait se présenter devant tous les micros des télévisions et des radios pour décrire la situation. Elle a truqué des reportages, des photographies, inventant des scénarios en faisant passer de la fiction pour la réalité. Même si ce qu’elle illustrait était vrai dans les campements, c’est le contraire de toute éthique de la profession qui doit s’en tenir aux faits et non pas en imaginer. 

 

«J’ai regardé à nouveau les photos transformées par cette information, cherchant dans leur état présent l’image originelle, impossible à saisir. Ainsi opère le mensonge — son démenti ne nous rend pas la vérité, par une simple soustraction d’information erronée. Même éventé, le mensonge laisse la réalité déformée à jamais.» (p.145)

 

Nous avons connu des cas similaires dans certains médias. Des journalistes ont franchi la frontière et inventé des nouvelles pour être à l’avant-plan. Et Donald le magnifique est le champion de cette fausse objectivité, de ces mensonges qu’il a l’art de faire passer pour sa vérité. Un jeu extrêmement dangereux qui fragilise la société. 

En fait, j’ai perdu pied souvent dans le roman de Catherine Leroux. Tout est concret et fiction, tout est réel et arrangé. Comme si le fait de raconter ou de tenter de cerner un événement transformait naturellement cette réalité. C’est vrai que même le reportage le plus percutant est toujours un peu trafiqué pour retenir l’attention du lecteur ou de celui qui regarde le tout à la télévision. «On ne veut pas le savoir, on veut le voir», disait Yvon Deschamps.

 Tout est véridique et faux dans Peuple de verre. La vie est une fiction et la tentation est grande d’inventer des fables pour se faire remarquer et devenir une figure incontournable. 

 

«Jamais je n’avais écrit les choses exactement telles qu’elles m’avaient été racontées — je ne connaissais personne qui le faisait. Parce que les gens, en général, ne racontent pas leur histoire dans un ordre qui permet de la comprendre. Rapporter leurs récits, ça voulait dire reprendre du début, reconstituer la séquence des événements, rendre sa logique à leur vécu. Décrire leurs larmes, mais les replacer ailleurs, là où ça avait du sens, parce que les gens ne pleurent pas toujours aux bons endroits; il faut poser ça où le lecteur peut s’y retrouver, pleurer avec eux.» (p.156)

 

Quel portrait terrible que celui de Catherine Leroux! Un monde sans pitié, où le chacun pour soi triomphe et s’impose dans des formules creuses et des images que les médias répètent jusqu’à donner le tournis. Une façon de faire qui arrive à détruire la cohésion sociale qui permet à chacun de vivre le mieux possible tout en s’appuyant sur une certaine vérité. Que faire quand tout devient une fiction et que l’on doute de tout ce que l’on peut entendre? Que dire devant le jeu de la démocratie et les débats parlementaires orchestrés par des spécialistes comme le démontre Catherine Dorion dans Les têtes brûlées? L’avidité des riches et des nantis, qui en veulent toujours plus, remontent à la nuit des temps. Nous avons l’exemple des GAFA qui accumulent des profits scandaleux en ne respectant aucune législation et en échappant à toutes les mesures fiscales. 

Oui, de plus en plus de gens ne peuvent plus revendiquer le droit d’avoir «sa chambre à soi» dans ce monde où le capital fait la loi et détruit tout ce qui faisait la civilisation et les pays libres. Un portrait assez saisissant et terrible de notre présent. Pourtant il y a de l’espoir et les humains sont toujours étonnants et pleins de ressources. Sidonie en est un bel exemple.

 

LEROUX CATHERINE : Peuple de verre, Éditions Alto, Québec, 288 pages.

 https://editionsalto.com/collaborateur/catherine-leroux/

mercredi 14 février 2024

LES FEMMES LUTTENT DEPUIS TOUJOURS

NOUS SOMMES en l’an 1153, quelque part en Angleterre. L’Amérique n’existe pas encore, du moins dans l’imaginaire des Européens. Marie de France, une fille illégitime du roi (une bâtarde) est expédiée dans un monastère en Angleterre, un coin perdu, où elle doit se faire nonne même si elle n’a guère la fibre religieuse. Un lieu sinistre où les membres de la communauté crèvent de faim et où la maladie colle aux prières et suinte des murs, on dirait. Marie n’a que dix-sept ans et elle doit succéder à la vieille abbesse aveugle. Éliénor d’Aquitaine, la reine, en a décidé ainsi. 

 

Le monde de Matrix de Lauren Groff, une écrivaine américaine qui connaît le succès et dont les ouvrages ont été traduits en plusieurs langues, surtout son Furies, n’est pas tellement différent de notre époque. Les croisades se multiplient malgré les échecs. On dirait un prélude aux interventions américaines au Proche-Orient qui nous ont fait prendre la route de conflits qui éclatent partout, attisant le fanatisme et la plaie du terrorisme qui frappent des populations démunies. 

En 1153, la faim et la pauvreté sont de plus en plus présentes dans les campagnes tandis qu’à la cour les intrigues sont monnaie courante et que toutes les manœuvres sont bonnes pour atteindre les plus hautes sphères du pouvoir. On se croirait en 2024 tellement les choses sont semblables. La situation des femmes n’est guère reluisante et la reine doit lutter pour garder sa place et son indépendance d’esprit malgré les complots. 

Partout, des tromperies et des dénonciations permettent de faire tomber des têtes. La noblesse profite de la misère et de la sueur des petites gens. La cour est un panier de crabes et les femmes en sont les premières victimes. Il y a toujours quelqu’un qui veut le siège de l’autre et le monastère n’échappe pas à certaines ambitions. Il ne manque qu’un prince Donald, chevalier à la crinière rousse, pour tenter de prendre la place du roi en mentant et répandant des rumeurs inimaginables.

 

«Car elle est stupéfaite devant la pauvreté des lieux dans la bruine et le froid, devant ces bâtiments blêmes accrochés au sommet de la colline. Il est vrai que l’Angleterre est moins riche que la France, les villes sont plus petites, plus sombres et plus crasseuses, les gens plus malingres, couverts de gelures, mais même pour l’Angleterre, cet endroit est pathétique avec ses constructions en ruine, ses barrières détruites, son jardin enfoui sous les tas de mauvaises herbes brûlées l’an dernier.» (p.15)

 

C’est plus qu’un châtiment pour la jeune Marie de France que cet exil, mais une sorte d’enterrement dans un lieu sinistre. Pourtant, elle a connu une enfance libre avec ses tantes. Des femmes indépendantes qui maniaient les armes et ont fait la guerre, participant à une croisade pour délivrer Jérusalem. Oui, les femmes contribuaient à ces guerres contre les Sarrasins et étaient de toutes les manœuvres et des combats. Je ne peux m’empêcher de penser à Gaza. Autant ne pas trop élaborer sur cette horreur que les nations regardent en croisant les bras. Le nombre de victimes ne cesse de s’accroître et on dirait un téléthon où on veut toujours plus de morts. Il n’y a pas de quoi être fier de notre soi-disant modernité.  

 

TRAVAIL

 

Marie devra oublier ses tantes guerrières et belliqueuses qui lui ont montré à manier l’épée et le couteau, à monter à cheval comme un homme et à rêver d’une vie libre et aventureuse. 

Un autre combat l’attend chez les nonnes. 

Au lieu de se révolter, Marie apprend de l’abbesse aveugle et apprivoise ses sœurs avant de prendre la direction du monastère et d’entreprendre une véritable révolution. Elle fait confiance à chacune, leur permet d’exercer leurs compétences dans des fonctions spécifiques. Les règles demeurent, mais elles ne sont plus des diktats qui broient le corps au nom de la foi et de Dieu. 

Peu à peu, la vie monacale devient douillette et toutes mangent à leur faim. Elle transforme le lieu malgré son jeune âge, s’impose chez les nobles des environs par son savoir-faire et finit par régenter à peu près toutes les activités de la région. La prospérité récompense ses efforts et la famine est chose du passé pour cette religieuse qui impressionne par sa taille, sa voix et son apparence. Que de changements depuis son premier regard alors qu’elle arrivait seule sur son cheval comme une âme en peine!

Marie s’avère une gestionnaire hors pair comme on dirait aujourd’hui. La sécurité alimentaire est assurée et toutes aiment le travail dans les champs où elles développent des compétences remarquables. La supérieure prend plaisir à écrire en français, ce qui n’était pas habituel alors. On utilisait le latin, la langue noble. Des textes qui échappent un peu aux règles et introduisent sa subjectivité dans ces opus qu’elle garde pour elle, bien sûr. 

 

RÉVOLUTION

 

Tout change sous sa houlette. Le soin aux animaux, des produits qu’elles cultivent et vendent, le travail des copistes, un secteur très lucratif. La vie est douce au monastère et Marie, dans certaines visions où elle croise la Vierge, entreprend de transformer la pensée des religieuses de plus en plus nombreuses à venir frapper aux portes de l’abbaye. On peut même, discrètement, s’adonner à certains élans du corps entre recluses. C’est bon pour la santé mentale et Marie ne refuse pas ces bonheurs. 

 

«Et elle voit alors ce qu’elle n’a pas vu en entrant, le miroitement du soleil à travers les branches agitées par la brise, le roitelet huppé aux ailes invisibles qui cueille les insectes au vol, la peau récurée, pareille à l’écorce d’un noisetier, des vielles femmes aux yeux clos, visage tendu vers le soleil. La gentillesse de Nest envers son corps charnel a créé un changement en elle. Plus rien n’est sombre ou clair à présent, plus rien ne s’oppose. Bien et mal se côtoient, obscurité et lumière. La contradiction peut exister dans le même instant. Le monde contient en son centre une immense terreur qui bat. Le monde est extase au plus profond de ses entrailles.» (p.83)

 

La jeune femme est féministe avant que le mot n’existe et fait en sorte que ses filles prennent leur place, vivent comme elles l’entendent et surtout, qu’elles ne soient jamais à la merci des hommes en créant un labyrinthe autour du cloître qui devient un véritable palais, un lieu magnifique et convoité. Même la reine pourrait venir s’y réfugier après avoir connu les turpitudes du monde. Un rêve que Marie caresse en secret. Elle aime Aliénor d’Aquitaine et la vénère en quelque sorte.

 

«La cinquième année, il y a vingt-six religieuses et d’autres arrivent, les dots se sont améliorées, Marie, lentement, difficilement, commence à être reconnue pour ses compétences, son long visage étrange et son allure de virago rassurent la noblesse quant au fait que leurs filles seront entre de bonnes mains. Ils hésiteraient s’ils savaient qu’elle a seulement vingt et un ans, mais sa taille, l’austérité et l’inquiétude gravées sur ses traits la font paraître bien plus vieille. Parfois quand elle se lève trop vite de son lit ou de son bureau, elle est prise de vertige à cause du manque de sommeil. Lorsqu’elle dort, elle rêve d’or, car il n’y en a jamais assez, il lui coule entre les doigts.» (p.71)

 

Marie de France est surtout pratique, logique et volontaire. Elle prend les moyens pour arriver à ses fins, croit en elle et à l’autonomie de ses consœurs, leur fait confiance et leur permet de s’exprimer. 

 

LIBÉRATION

 

Un combat pour l’autonomie et la liberté de penser et d’être. Elle ira jusqu’à confesser ses nonnes et à dire la messe, ce qui est encore interdit aux femmes après des siècles. Son monastère échappe aux folies et aux manigances des assoiffés de pouvoir. Elle n’hésite pas à sortir l’épée pour protéger l’abbaye quand des têtes brûlées tentent de l’envahir. Elle s’avère une stratège militaire remarquable. 

Un combat admirable et très contemporain, une figure de femme impressionnante. Surtout un roman qui nous prend aux tripes et nous emporte dans une quête qui sort des sentiers battus et nous fait entendre un air captivant d’autonomie. 

Ce roman remet tout en question et permet de suivre une fois de plus tous les méandres de la lutte des femmes pour l’égalité, le respect et leur liberté sexuelle et intellectuelle. 

Surtout, le refus d’être assujettie aux hommes. 

Malgré l’époque où madame Groff s’aventure, nous sommes dans le monde présent. Comme quoi l’histoire recommence inlassablement, les humains répétant les mêmes bêtises et les mêmes horreurs. La liberté de penser et d’agir est constamment à défendre et à imposer. L’écrivaine nous le rappelle magnifiquement. Un récit sur fond historique qui secoue les grandes questions qui embrasent notre siècle tourmenté et si étrange dans ses excès et ses manifestations. 

 

GROFF LAUREN : Matrix, Éditions Alto, Québec, 256 pages. (Traduit de l’anglais par Carine Chichereau)

 https://editionsalto.com/livres/matrix/

jeudi 1 février 2024

UN HÉRITAGE TRÈS DIFFICILE À ASSUMER

C’EST PARFOIS difficile de se faufiler dans un roman, comme si le texte cherchait à vous repousser et à vous garder à une certaine distance. On ne sait trop à quoi s’accrocher même si le monde qui s’ouvre devant vous semble familier et rassurant. C’est le cas de Lait cru de Steve Poutré, un premier ouvrage étonnant et terriblement troublant. 

 

Un jeune garçon vit dans une ferme laitière comme il y en a beaucoup dans toutes les régions du Québec. Des installations facilement reconnaissables quand vous circulez sur ce que l’on nomme les routes secondaires ou dans des rangs. Vous savez, les grandes bâtisses, toute en longueur un peu en retrait avec d’immenses silos qui se dressent, semblables aux clochers d’une cathédrale. Un monde qui a beaucoup changé depuis mon enfance sur « la terre» où mon père pratiquait une agriculture de survie. Quelques vaches, des cochons, des moutons, des poules, des dindons et un cheval parce qu’il aimait cet animal et qu’il avait tant d’histoires à raconter sur les chevaux qui avaient marqué sa vie dans les chantiers. 

Les fermes sont devenues de grandes entreprises dites modernes, où tout est régi par l’informatique et réglé au quart de tour. Tout est planifié, géré comme dans une usine et les contacts avec les bêtes ne sont plus aussi «personnalisés» qu’autrefois. Je ne pense pas que l’on se donne la peine maintenant de les baptiser comme nous le faisions dans mon enfance. Nous avions un cochon nommé Napoléon et il ne rêvait pas du tout de conquérir toutes les porcheries de la paroisse.

C’est ce qui explique peut-être cette histoire qui a passionné le Québec il n’y a pas si longtemps. Oui, ce troupeau de vaches parti en cavale sans que l’on parvienne à capturer les récalcitrantes. Même les cowboys ont mordu la poussière devant ces rebelles. C’est rapidement devenu un feuilleton au Québec, un symbole de révolte et de liberté pour nombre de gens. Il semblerait, quand on a réussi à les faire rentrer, que certaines bêtes n’ont jamais pu s’adapter après avoir goûté à l’indépendance et au bonheur de déambuler sans les limites des clôtures.

Dans Lait cru, le jeune garçon raconte son quotidien sur l’entreprise dirigée par son père qui a hérité de ses parents. Une histoire familiale. Pas sûr qu’il est apte à prendre la relève cependant. Il s’attarde à certaines tâches, aux petits travaux qu’il doit exécuter jour après jour, aux liens avec ses proches et surtout avec les animaux, des lieux connus aussi, évocateurs, pleins d’odeurs et de souvenirs qui lui rappellent des moments et des rêves peut-être. 

 

FAMILLE

 

Sa grand-mère habite tout près dans une nouvelle demeure construite à dix pas de la résidence ancestrale. Des générations contribuent aux tâches qui occupent tout le monde. Des oncles triment dans l’entreprise, peu rassurants. Tous participent à la routine de la traite des vaches et aux grands travaux qui mobilisent la maisonnée à la belle saison. Des moments difficiles aussi, parce que la vie et la mort se mélangent toujours sur une ferme. 

J’ai fini par comprendre après plusieurs pages que le narrateur, le jeune garçon, a été placé dans une institution parce qu’il a des problèmes de comportement pour ne pas dire de santé mentale. Il est imprévisible et a mis sa vie en danger à plusieurs reprises. C’est ce qui explique le récit embrouillé et tortueux. 

 

«Je suis loin de tout ici, au centre d’un monde qui n’est qu’un condensé de l’ailleurs, où les bonheurs se compriment et meurent dans l’indifférence du voisin. Un lieu perpétuellement vidé de son histoire, chaque recoin se réinventant au gré des modes et des humeurs. Chaque poussière remodelée par l’obsession d’y laisser sa trace. J’y vivais cent ans que je n’aurais rien d’intéressant à rapporter, hormis les combats des chats errants dans la ruelle.» (p.19)

 

Ça semble héréditaire dans cette famille. Il y a eu des suicides (le grand-père), et la grand-mère boit peut-être pour oublier cette réalité difficile malgré les apparences. Peu importe, la vague et le souffle vous emportent et vous soulèvent, comme la vie qui ne fait jamais trop de différence entre la joie et la douleur. On finit par traverser le brouillard quand on comprend la détresse du narrateur et la lutte qu’il doit mener pour se protéger de lui et de ses idées. Là, on adhère pleinement à ce récit, qui se démarque. 

 

MALADIE

 

Le jeune garçon avoue qu’il est bipolaire. Je ne sais si cette maladie peut être responsable de tous ses excès et de ses délires, mais cela importe peu. Il se mutile, tue des bêtes, bascule dans une violence dérangeante et n’hésite jamais à mettre sa vie en danger quand il sent la frénésie venir en lui.

 

«Lorsque je suis pris de maux de tête, le seul moyen de m’apaiser est de la déposer sur le ventre de ma mère. Elle tourne les pages de ma chevelure pour me lire l’esprit, caresse les images qui y défilent. Ses ongles hérissent mes poils. L’animal ferme les yeux, entre dans la chair maternelle, s’oublie. Je ne peux plus bouger, figé dans le moment. Je m’assure de rester assez petit pour me lover un jour dans la caverne originelle, pour retourner dans l’œuf. Là, les voix sont douces et familières. On chuchote lentement et avec précision, comme pour endormir un bébé dragon.» (p.127)

 

Des périodes terribles de détresse et d’agitation. J’y ai retrouvé pourtant des moments heureux de mon enfance, quand je partais dans les champs et m’arrêtais devant une couleuvre ou une autre merveille de la nature qui ne cessait de m’étonner. J’allais jusqu’à la lisière de la forêt et de la rivière qui coupait nos terres, un lieu de découvertes et de surprises constantes. 

Il y avait aussi des corvées terribles lorsque venait le temps des boucheries, le cochon que l’on traînait à l’extérieur de l’étable et qui hurlait comme un humain. Je me suis souvent demandé s’il savait qu’il allait mourir. Le grand couteau que mon père enfonçait dans la gorge de l’animal pour le faire saigner, le poêlon que je tenais en tremblant pour ramasser le sang. 

Un monde où les bêtes, tellement elles sont nombreuses, deviennent des objets que l’on utilise sans trop les aimer pour ce qu’elles sont. Comment faire autrement dans ces énormes entreprises où les pensionnaires se multiplient et perdent leur individualité. Les fermes ont l’allure de bien des sociétés où les humains sont des numéros interchangeables.

 

FARDEAU

 

Mélange de folies héréditaires, d’obsessions qui se mêlent aux gestes quotidiens et aux bêtes qui n’échappent pas aux déviances humaines. C’est pathétique, terrible, émouvant et désespérant aussi parce qu’il n’y a pas beaucoup de lumière dans les jours de ce garçon en manque d’amour. Pas étonnant qu’il soit subjugué par la psychologue qui vient le visiter dans la chambre où il est interné. 

Elle l’écoute surtout. 

Pour la première fois de sa vie peut-être, il y a quelqu’un qui tend l’oreille et semble croire ce qu’il raconte et vit. Un jeune marqué dans son corps. Il a beau s’évader, foncer dans la forêt et y risquer sa peau, jamais il ne trouve un lieu de repos. Tout s’agite dans sa tête. Il n’y a peut-être que la médication pour le calmer un peu, l’emmailloter dans une sorte de brouillard d’où il finit par tenter de s’échapper.

 

«Je veux me remplir sans arrêt. Je veux manger le paysage, je veux manger la nuit et le jour. Tout contenir dans mon estomac. Je ne mange pas que mes émotions. Je me gave du bruit dans ma tête. Ma conscience sort enfin de mon crâne pour nager dans une mer de pain.» (p.108)

 

Un roman troublant où la violence, la folie, la démence, la cruauté, les amitiés se confrontent avec la figure du père qui est là comme un phare toujours allumé et visible, avec la mère qui pâtit dans l’ombre. Un texte émouvant, magnifique et pathétique! Un hurlement qui s’étourdit dans des paroles et des gestes qui ne peuvent être entendus par ses proches. L’héritage est lourd et effrayant. Un récit fort à multiples facettes que je devrais relire en prenant le temps de m’attarder à chacun des mots parce qu’ils portent un monde, un cri et une terrible douleur. Dérangeant et pathétique. D’une beauté à donner des frissons. 

 

POUTRÉ STEVE : Lait cru, Éditions Alto, Québec, 264 pages.

https://editionsalto.com/livres/lait-cru/ 

mercredi 30 août 2023

ÉLISE TURCOTTE SE SURPASSE ENCORE

IL Y A TOUJOURS quelqu’un dans votre enfance qui attire votre attention et devient un modèle. Comme si cet individu avait tracé un chemin par ses études ou simplement sa manière de foncer dans la vie. Pour Élise Turcotte, ce fut une tante, Denise Brosseau, une jeune femme partie tôt à Paris pour être comédienne. Elle travaille avec le mime Marcel Marceau, rencontre Alejandro Jodorowsky, le cinéaste que nous connaissons et le suit au Mexique en l’épousant. Elle apparaîtra dans quelques films, restera un personnage mythique, lointain qui fascine la poète qu’est Élise Turcotte alors. Pour moi, ce fut un professeur qui avait étudié en littérature et qui semblait avoir lu tous les livres. Il incarnait ce que je voulais devenir. Il était possible d’échapper à la forêt qui avait happé mes frères et toute l’énergie de mon père. Élise Turcotte a peu vu cette tante pourtant qui est revenue à Montréal vers la fin de sa vie et repoussera longtemps l’idée d’écrire ce livre. 

 

Françoise Gaudet-Smet, personnage connu, a entraîné la jeune Denise Brosseau à Paris pour l’éloigner de son fils, un étudiant en médecine. Une histoire d’amour qui n’a jamais eu de suite. Elle croise Marcel Marceau, le mime célèbre. Alejandro Jodorowsky est à Paris à ce moment-là et ils fraternisent. Elle fréquente Pauline Julien, Marcel Sabourin et bien d’autres Québécois qui se sentent obligés de passer par Paris, surtout à cette époque, pour chanter ou jouer au théâtre. L’étudiante fait des rencontres marquantes avec des femmes et des hommes qui vont devenir des figures dominantes des années plus tard. 

Comment rédiger un livre avec cette étoile filante qui alimente les rumeurs et fascine l’écrivaine? Surtout, comment cerner quelqu’un dont on sait si peu de choses?

 

«Je lui parle de cette tante que je n’ai pas beaucoup connue, mais à laquelle je suis liée par des fils invisibles. Une sorte de légende dans la famille qui, comme toutes les légendes, s’est développée dans l’absence. À moins que je ne sois la seule à l’entretenir, à y déceler ma propre envie de fuir, d’être ailleurs.» (p.24) 

 

Comment cerner cette femme marquée par la dépression et des problèmes de santé mentale? Élise Turcotte possède ses lettres à Gaston Miron. Juste ses missives à elle et pas celles du poète. Une correspondance qui a duré des années. Il lui envoyait des livres et des revues, la tenait au courant de l’actualité montréalaise et québécoise. Une histoire d’amour, certainement, que l’écrivaine ne peut qu’imaginer. 

 

«Jusque-là j’avais seulement deviné que sa vie avait croisé celle d’artistes que j’aimais : Réjean Ducharme, Pauline Julien, Gérald Godin et beaucoup d’autres. Elle avait été mariée avec Alejandro Jodorowsky pendant dix ans. Je me souvenais très bien de lui, il avait fait pour nous quelques figures de mime dans la rue Saint-Louis, à Saint-Laurent, alors que j’étais petite. Je me souviens m’être demandé s’il était mon oncle, cet homme tout en noir, si impressionnant.» (p.25)

 

Guère de documents tangibles pour suivre le parcours de cette femme qui étudie à l’Université de Mexico en 1968 et s’inscrira à l’Université de Montréal à son retour au Québec. Madame Turcotte rencontre son cousin au Mexique, le fils de Denise issu de son deuxième mariage avec le peintre Fernando Garcia Ponce qu’elle a beaucoup influencé. 

 

QUÊTE

 

Autoportrait d’une autre est une quête qui permet à Élise Turcotte de mieux cerner sa vie et ses pulsions, ses obsessions et son chemin d’écriture. Comme si elle se regardait dans un miroir où elle ne surprend que des reflets et des ombres. Comment attraper une nébuleuse sans être déçue?

 

«Il n’est pas question ici de revoir le passé sous une loupe accusatrice. Il n’est même pas question de revoir le passé. Je suis les traces d’une vie, parmi d’autres, je cherche un visage, avec ce qui m’a été offert. L’absence des lettres de Miron conduit peut-être à une piste, ou une simple fenêtre dans l’histoire. Aucun écrit venant d’elle n’a été retrouvé, à ma connaissance, sauf les lettres à Miron, et quelques lettres à mes grands-parents. C’est surprenant pour quelqu’un qui faisait des études de philosophie, qui aimait la littérature. La qualité de ces lettres me laisse croire cependant qu’elle écrivait.» (p.31)

 


DOCUMENTS

 

Les fameuses lettres à Miron, quelques photographies et à peine une mention dans les mémoires et les écrits des célébrités qu’elle a fréquentés et aimés. C’est tout de même étonnant parce que Denise Brosseau a expérimenté ce que peu de Québécoises peuvent revendiquer à cette époque. Impossible de la suivre à la trace comme Pierre Nepveu l’a fait dans Miron, la vie d’un homme ou encore s’inspirer de la démarche de François Ricard avec Gabrielle Roy, une vie.

Élise Turcotte ne peut qu’évoquer ce courant d’air, ce mythe qui échappe à toutes les questions. Elle se retrouve dans la position de l’archéologue qui, à partir de quelques éléments, tente de reconstituer la vie de cette femme énigmatique qui a connu des problèmes difficiles pour ne pas dire déroutants. Elle permet surtout à l’auteure du Parfum de la tubéreuse de secouer ses pulsions, ses goûts pour la littérature, la poésie, la musique et ses propres angoisses. Surtout, elle peut faire face à la mort qui hante son œuvre et semble l’attendre au coin de la rue. Je signale Pourquoi faire une maison avec ses morts que madame Turcotte publiait en 2007 et qui m’a tellement troublé. Tout le processus de l’écriture est là, captivant et fascinant. Je pense à Avec ou sans Kiki de Denise Brassard. L’essayiste a emprunté une piste similaire et une même manière de faire. Une légende et un mythe que madame Brassard tente de cerner tout en sachant très bien que l’essentiel glisse entre ses doigts. 

 

«Et je m’identifiais à elle, à ses doubles, à ses propres indentifications, à sa “folie” que je percevais et perçois toujours comme une résistance, une rébellion. Mais la folie est aussi demande d’aide, ce que je retrouve sans doute dans toutes les lettres de Denise à Miron.» (p.124)

 

Une œuvre captivante avec ses jeux de miroir. Une femme mythique, une légende, une écrivaine certainement qui a tenté de trouver un ancrage dans l’exil, des études de philosophie, de se voir peut-être, dans le travail des artistes qu’elle fréquentait et qui lui renvoyait sa passion, ses obsessions et ses peurs. Un terrible drame marquera la fin de cette femme douée, magnifique, capable de grandes choses et qui est disparue sans laisser de traces. Peut-être à cause de ce vent qui soufflait en elle, ce mal être qui la poussait loin de sa réalité et qui le jetait bouche bée devant l’étrangère qu’elle surprenait dans le miroir en se retournant. 

Un récit prenant et émouvant. Comme si les appels de Denise Brosseau avaient enfin un écho dans Autoportrait d’une autre, comme si sa détresse trouvait une oreille attentive. 

Denise Brosseau, femme libre, aura vécu, certainement, à côté d’elle à cause des tempêtes qui ravageaient son esprit. Ces bourrasques qui l’ont empêchée de faire sa marque dans l’aventure de la vie qu’elle voulait différente et pleine de surprises. Une femme passionnée par la littérature et la philosophie dans un monde d’hommes, il faut le mentionner, qui ne donnaient pas beaucoup d’espace à celles qu’ils se plaisaient à nommer leur muse dans leurs mémoires ou leurs tableaux. Une tragédie qu’Élise Turcotte évoque tout en en progressant avec une justesse et une pudeur remarquable. Les dernières pages de ce récit sont magnifiques, troublantes. L’écrivaine suit sa tante pas à pas, jusqu’au geste fatal. Ça m’a laissé tout croche, ému, la larme à l’œil, regardant la photo de madame Brosseau à la toute fin. Pendant de longues minutes, je me suis demandé ce qui pousse quelqu’un à vouloir s’échapper de soi pour en finir avec un mal qui empêche de respirer.

 

TURCOTTE ÉLISEAutoportrait d’une autre, Éditions Alto, Québec, 280 pages.

https://editionsalto.com/livres/autoportrait-dune-autre/

 

lundi 14 août 2023

L'AVENIR EST DE PLUS EN PLUS INQUIÉTANT

LA MESSAGÈRE de Thomas Wharton nous confronte avec de terribles événements qui frappent la Terre. Le romancier évoque indirectement les changements climatiques, les vents fous, les tornades et les pluies diluviennes qui se produisent un peu partout. Comment oublier les feux de forêt, les sécheresses et les sinistres qui détruisent des paradis comme Hawaï? Nous fonçons vers une turbulence planétaire en nous comportant en goinfres qui vénèrent les moteurs qui grognent jour et nuit et en consommant de plus en plus. Les glaciers rapetissent à vue d’œil, le pergélisol libère du méthane et le Nord vit des chaleurs surprenantes. Je pourrais encore allonger la liste des catastrophes qui menacent les océans, mais il semble que nous soyons devenus aveugles et sourds devant ce qui perturbe notre quotidien, le nez scotché sur un téléphone intelligent plutôt que de regarder autour de nous et d’écouter les scientifiques qui sonnent la cloche d’alarme depuis des décennies. La Messagère de Thomas Wharton, un écrivain albertain, ne s’attarde pas à ce que j’évoque, mais ce scénario se profile en toile de fond. Un roman qui donne des sueurs froides face aux agissements des humains et qui esquisse un tableau inquiétant de ce qui peut arriver à l’homo sapiens.

 

La présence du «minerai fantôme» et l’exploitation d’une mine à ciel ouvert provoquent d’étranges phénomènes à River Meadows. Cette importante source d’énergie engendre des hoquets, des interruptions dans le déroulement normal des jours que nous croyons immuable et impossible à modifier. Le temps s’arrête dans une sorte de spasme et repart, laissant apparemment les choses inchangées, mais creusant des failles qui peuvent entraîner les imprudents dans une autre dimension. Peut-être que l’histoire s’effrite et que le présent et le futur se télescopent. 

Je n’ai pu m’empêcher de songer aux perspectives de la physique quantique. Selon certains postulats de cette discipline, la durée bascule et permet de percevoir l’avenir en même temps que le passé qui nous précède. Un phénomène extrêmement curieux et fascinant. 

 

«Il pensait toujours à l’instant vécu au restaurant et se demandait si cette transformation en étrange miroir de lui-même risquait d’affecter de nouveau l’univers familier, et lui aussi par la même occasion. L’idée qu’Amérie risquait de ne jamais se réveiller le terrifiait. On n’a rien à faire dans cette petite ville ridicule, se dit-il. On devrait déjà être en route vers le but de notre voyage. Non, on devrait faire demi-tour et rentrer chez nous. Or, plus que tout, une partie de son être rêvait en même temps de reprendre pied dans cette autre réalité un instant entrevue, de se retrouver face à face avec son autre moi. De découvrir, si c’était possible, ce que cette fille signifiait pour lui. Ou allait signifier.» (p.26)

 

Arrive une catastrophe et tous doivent quitter la ville qui devient zone interdite. La famille Hewitt ne s’en remettra pas. Le père meurt dans la mine et la petite Amérie n’est plus la même depuis qu’elle a été frappée par un sommeil étrange dans le restaurant, lors d’une trébuche où Alex, son grand frère, s’est surpris dans le futur. Créateur de jeux vidéo, il invente de nouvelles matérialités, pour fuir peut-être ce moment où il a eu un aperçu d’une autre dimension. 

Amérie se faufile dans le parc interdit et disparaît. Alex, sous l’exhortation de sa mère, part à sa recherche. Lui aussi devra s’aventurer dans ce parc où il se passe des événements qui enflamment l’imagination. 

 

«Ils ont appelé ça “zone de réhabilitation environnementale” parce que si on donne un nom à quelque chose et que les gens l’adoptent, ça devient la vérité dans leur esprit. Mais ils ne réhabilitent rien du tout. La seule chose qu’ils ont réussi à faire, c’est l’entourer d’une clôture; ils ne savent pas comment réparer ce qu’ils ont détraqué et personne ne veut l’admettre. Vous qui avez vécu dans cette ville, je suis sûr que vous n’avez pas oublié les trébuches, ces décohérences qui arrivaient et repartaient sans crier gare. Ce qui se passe dans la zone de réhabilitation ressemble à une décohérence interminable, imprévisible, inarrêtable. Vous ne réalisez pas à quel point il est dangereux de s’y aventurer.» (p.79)

 

Même qu’une secte religieuse gravite autour de ce site. Il y a partout des individus pour profiter de la crédulité des gens et les exploiter en agitant des peurs. Ces millénaristes prédisent la fin du monde et recrutent des adeptes pour assurer leur survie. Comment ne pas penser aux raëliens qui ont fasciné tellement d’hommes et de femmes il n’y a pas si longtemps? Les écologistes aussi sont de la partie. Amérie a toujours cherché à protéger les bêtes et la vie sous toutes ses formes. Chacun tente d’expliquer ce qui arrive, de comprendre un phénomène nouveau et imprévisible. Thomas Wharton décrit un monde en mutation.

 

REVANCHE

 

On le sait, la nature est capable de prendre des directions étonnantes, d’encaisser les coups que les développeurs lui infligent. Elle finit toujours par avoir sa revanche en quelque sorte. Mais peut-il y avoir un point de non-retour, que les agissements des hommes et des femmes détraquent le déroulement normal des saisons, enrayent le temps et percent des couloirs qui débouchent sur d’autres espaces

Toutes nos inventions ont changé les cycles de la Terre qui s’est adaptée pour donner l’écosystème que nous connaissons avec ses excès de plus en plus importants. Que se passerait-il si nous brisions la flèche du temps et que de nouvelles dimensions surgissaient ici et là, formant des zones instables où, en s’y aventurant, on risquerait de se perdre dans des modes parallèles? Tout devient possible et l’imagination de l’écrivain nous permet de faire face à cette autre réalité. Tout arrive dans de terribles bouleversements et des tragédies qui laissent les gens stupéfaits. Comme nous devant les inondations et les feux qui ravagent les continents. Rien de rassurant dans La messagère.

 


NATURE

 

Les personnages de Wharton ne comprennent pas ce qui se passe dans cette zone interdite. Les frictions de l’espace-temps sont imprévisibles et provoquent des catastrophes. Et où est Amérie?

 

«— Vous devriez penser à votre sœur, souffle Jeanne à Alex avec une douceur qu’il ne lui connaissait pas encore. Vous savez, c’est peut-être pour ça qu’elle a disparu. Pour vous ramener ici, jusqu’à nous. Sur le coup, on ne voit pas toujours ce qu’il y a de bon dans les mauvais événements. On ne peut que croire et espérer qu’un jour, nous parviendrons à voir. À connaître comme nous sommes connus. Cela vous ferait peut-être du bien d’envisager les choses de cette manière.» (p.325)

 

Souvent, j’ai perdu mes repères dans cette histoire, mais l’auteur nous pousse sur les pas d’Amérie avec son frère Alex pour apprendre peut-être ce qui a pu advenir. L’écrivain parvient à nous retenir avec un événement ou un incident nouveau. Je n’ai pas pu résister à la plume de Wharton qui s’avère un conteur redoutable.

 

«Et il bâtira son arche à lui, une arche tissée de mots, à laquelle d’autres, un jour, pourront apporter leur fil, leurs bouts de souvenirs. Il ne voit pas encore qu’elle forme cela prendra, mais il sait qu’il sera question de ce qu’il est arrivé à sa famille et à cette région, des vies vécues ici, de la fièvre illusoire d’une croissance illimitée, des brèches ouvertes au cœur des choses, des disparitions. Cette histoire qu’il amorce, il n’en saisira sans doute jamais la totalité, mais ne la connaîtra qu’en partie, comme on appréhende un nuage ou une vie, une converge et un éloignement qui n’ont en réalité ni commencement ni fin.» (p.351)

 

Un roman actuel et nécessaire qui m’a secoué et m’a laissé souvent avec de terribles doutes. C’est notre avenir qui nous heurte de plein front et vient bousculer des croyances et des certitudes. Est-il possible de muter, de glisser dans les failles du temps, de filer dans une autre dimension où l’existence continue, différente, pareille à celle que nous expérimentons et par laquelle nous pensons percevoir une forme de matérialité? Thomas Wharton secoue nos aveuglements et nos refus. 

La planète est en danger, qu’on se le dise. 

Je signale le travail exceptionnel des Éditions Alto dans la présentation de ce roman traduit par Sophie Voillot. Un objet magnifique qui m’a rappelé les livres qui retenaient mon attention dans la bibliothèque de la petite école. Je recherchais les livres qui n’avaient pas été ouverts et que l’on devait défricher pour ainsi dire en tranchant les pages. Il y a de cela dans la facture de La Messagère et cela m’a fait chaud au cœur. Un clin d’œil au passé, tout en étant résolument tourné vers demain.

 

WHARTON THOMAS, La Messagère, Éditions Alto, Québec, 432 pages. 

https://editionsalto.com/livres/la-messagere/