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mercredi 10 mars 2021

LE PARADIS PERDU ET RETROUVÉ

ROBERT LALONDE DANS La reconstruction du paradis nous plonge dans le plus terrible des drames. L’écrivain a perdu sa maison, sa bibliothèque, les objets qui prennent plus ou moins d’importance avec le temps. Tout envolé en cendre et en fumée, dans un feu de l’enfer qui ne laisse que rebuts et suie. Comme si sa vie s’était dissoute dans les braises et les tisons. Que faire? S’accrocher, pleurer sur les décombres ou se tourner vers le soleil qui se faufile entre les arbres d’une infinie patience, l’hiver qui calme tout comme la plus belle des pages où le manieur de mots peut s’aventurer sur la pointe des pieds. L’écrivain trouve un nouvel endroit où déposer les quelques livres récupérés du malheur, un manuscrit épargné par miracle (Fais ta guerre, fais ta joie) dans un ordinateur devenu motte de plastique. Comme quoi la littérature est indestructible et survit aux plus grandes catastrophes.

 

Comment réagirais-je devant pareil drame? Pas facile de tourner le dos aux ruines fumantes en se disant qu’il faut s’installer ailleurs, recommencer ou continuer plutôt. J’ai dû fuir des paradis. Tous le font à un moment ou à un autre. Et il y a celui que j’habite maintenant, sur la dune face au lac Saint-Jean que je devrai abandonner quand l’âge me forcera à migrer. C’est dans l’ordre des choses. Au moins, j’ai le temps d’y penser, de me préparer même si cet exil, je veux le repousser le plus loin possible. Nous ne quittons jamais un paradis en riant. Nous en sommes toujours chassés. 

Demandez à Ève et Adam. 

Je rêve encore à la maison de La Doré, ce paradis que nous avons exploré pendant des décennies. Un monde d’eau, de forêts patientes et odorantes, de chemins recouverts d’aiguilles de pin, de champs de verges d’or et d’immortelles. Un éden hanté par les hirondelles qui tournaient du matin au soir, les marmottes quasi apprivoisées. Le renard, nez au sol, s’arrêtait souvent pour nous regarder. Parfois un ours dans une courbe ou un orignal. Un paradis de remous et de granite, de ouananiches et de bassins que nous avons dû fuir quand les «faiseurs d’économie» ont décidé de jeter un pont sur la rivière. Le chemin a été élargi, étouffé sous l’asphalte. Les plates-bandes d’épilobes ont été éventrées. Les lilas odorants près de la maison ont été déracinés pour permettre le passage des camions. Et peu à peu, les forêts où je courais le matin dans les premières palpitations de l’aube ont été rasées pour faire place à ces immenses déserts que sont les bleuetières.

Nous avons pris la route avec peu de choses pour nous retrouver au bord du Grand Lac sans fin ni commencement, dans une grappe d’arbres centenaires, des survivants des pinières qui recouvraient tout le bassin du lac Saint-Jean à l’origine. Un paradis encore menacé par Rio Tinto qui transforme les plages de sable fin en trottoir de cailloux pour contrer l’érosion et produire plus d’électricité. Des mesures inutiles que l’on ne cesse de répéter année après année, sans imaginer autre chose, tuant ce lac magnifique. Les édens sont saccagés par la race des prédateurs que nous sommes. Les rêveurs, les poètes s’installent à l’écart et les gens d’argent suivent. 

 

OBLIGATION

 

La vie un jour ou l’autre nous force à nous dépouiller pour aller flambant nus comme lors de notre arrivée dans l’univers. 

Robert Lalonde l’a décrit souvent son paradis dans ses carnets. En le lisant, nous sommes devenus amis avec ses chevreuils qui se prélassaient dans les ravages du matin, avec ses arbres brisés par le verglas ou rongés par les tordeuses de bourgeon. Nous avons connu ses longues flâneries avec son chien qui lui apprenait à regarder et à sentir, à se méfier un peu des voisins parfois agaçants, aimants et bruyants. 

Après cette catastrophe, il s’est retrouvé près d’un lac, pour tourner les pages d’un livre, levant souvent la tête pour voir si tout est en ordre et à la bonne place. C’était la seule chose à faire. Mais il y aura toujours un bouleau, un rocher qui restent dans sa mémoire. Je n’oublierai jamais les lilas et les ronds d’épilobes de La Doré.

Partir pour se réinventer (le terme est à la mode) dans un autre pays, se donner lentement des repères dans un rêve, au milieu d’arbres inconnus, dans un tourbillon de feuilles. Et tout près, des bêtes nouvelles qui regardent l’intrus et surveillent pour l'apprivoiser. 

 

Le passé, le nôtre, ravive le feu d’exister, éloigne la mort, nous fait trembler d’impatience, non pas de tout recommencer, mais de commencer pour de bon. Et si tout ça chagrine, c’est parce qu’on a laissé passer, parce qu’on a manqué d’attention, parce qu’on a en partie oublié. (p.49)

 

Robert Lalonde est là, comme un homme qui revient de guerre et qui se tait en baissant la tête. Mais un écrivain possède les mots, des bouts de phrases pour flotter à la surface de ses drames et de ses larmes. Il s’accroche à cette nature qui ne demande qu’à le consoler. Le temps d’inventer des promenades autour de la nouvelle habitation, de décoder le langage du lac et des feuillaisons. Le temps de mettre ses pas ici et là pour s'ouvrir des sentiers, devant les bêtes, surtout des chevreuils qui s’habitueront à son odeur et sa gestuelle. La saison avance, il faut trouver sa respiration dans cette maison silencieuse qu’il doit rendre vivante. Tout recommencer? Non. Continuer avec comme une larme à l’âme, un hoquet. Et se dire qu’il y a peut-être pire, soit la perte d’un ami par sa faute et des amours.

 

S’INSTALLER

 

Lalonde s’étourdit dans des gestes, déracine les fleurs de l’ancien jardin avec F. pour protéger un pan de vie. Elles seront transplantées avec eux. Toutes ces couleurs qui ont besoin de temps avant d’éclater dans de nouvelles beautés. Il se calme, se sent là, debout dans son regard. Et il suffit de s’agenouiller pour une prière, de mettre les deux mains sur le sol chaud pour se dire qu’il est de ce lieu, de cet espace retrouvé. 

Je connais. 

La frénésie me prend lorsque le soleil grimpe assez haut dans le commencement de juin, quand le potager gonfle et que tout est verdure dans le printemps, juste après le passage des grandes outardes qui viennent sur le lac comme un nuage jacassant. Je bine, ratisse, fouille la terre meuble et me penche sur les minuscules pétasites qui deviendront gigantesques au mitan de l’été. Et toute cette patience que j’ai dans le petit jardin japonais, devant les rangées de fougères, les fraises et les framboises. Le bonheur de voir un gros bouton se changer en une merveille de pivoine. Tout ce temps assis près des bonsaïs qui m’apprennent tout depuis plus de quarante ans. Et relever la tête vers les corneilles bavasseuses, sourire des amours des chardonnerets et des merles. 

Lalonde s’attarde, regarde, sursaute dans la nuit à l’idée du paradis qui brûle. 

 

Je suis celui qui ne serait que tourment sans l’art, que fantôme sans le monde inventé joint au monde réel, sans l’attention emmêlée au songe. (p.96)

 

La saison penche, le soleil perd de la hauteur. Le lac change selon les moments du jour. Il y a ce recueil de poésie réchappé des flammes, celui de Walt Whitman. Les textes du grand poète et philosophe s’imposent. Lalonde le traduit dans ses mots pour s’accrocher à tout ce qui a disparu. Pages gâchées et retrouvées dans le vers flottant de Whitman. Un livre, c’est l’éternité.

Lalonde agit comme l’orignal et les clans de chevreuils. Il trace ses trails, s’attarde dans les ronds du soleil, devant des oiseaux anciens et nouveaux. Les outardes traînent la saison de l’été vers le Sud. Il écrit, un peu, distraitement, de la pointe du stylo pour savoir s’il n’a pas perdu la main dans les grandes fumées de l’enfer. Quelques mots frileux, des paragraphes, même pas une page. Il n’a peut-être plus le souffle ou l’élan. Mais il peut imiter sa compagne F., la travailleuse, celle qui possède les gestes qui font que tout continue et recommence. Et peut-être que dans cette errance en soi, dans cette catastrophe qui devient libération, Robert Lalonde comprend que le paradis est partout où l’on prend la peine de s’arrêter. Il suffit d’habiter son regard et d’apprivoiser les mots. C’est ce que je fais dans mon prochain roman Les revenants. Je réinvente l’éden perdu pour que ces coins isolés existent et accueillent les grands réfugiés du silence que les écrivains et les lecteurs demeureront pour toujours.

 

LALONDE ROBERTLA RECONSTRUCTION DU PARADISÉditions du BORÉAL184 pages, 19,95 $.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/robert-lalonde-11200.html

vendredi 21 septembre 2018

ROBERT LALONDE NOUS ÉBRANLE

ROBERT LALONDE publie un roman au titre un peu intrigant. Une image qu’il a dénichée dans L’idiot de Dostoïevski. Rogogine, un rival du prince Mychkine, cache un poignard dans un mouchoir de soie. Douceur et violence. Je me souviens avoir lu ce gros roman plusieurs fois, le recommençant dès que je l’avais terminé dans ma réclusion montréalaise, il y a fort longtemps. Voilà une référence qui donne la direction à emprunter. Un drame d’amour et de passion, de fuites et de réconciliation. Il y a toujours ça chez l’auteur des Frères Karamazov. Et pour accentuer encore plus cette direction, Lalonde présente son histoire en trois actes comme au théâtre. Arrivée des personnages, action et dénouement dans le troisième moment. De quoi amorcer sa lecture avec prudence et attention.

« Le théâtre propose toujours un réel invraisemblable et plus vrai que nature », écrit l'auteur au début de son roman. Je l’ai pris comme un avertissement. Je vais devoir m’aventurer dans un drame qui étouffe les personnages et les pousse souvent hors de leurs gestes. La tentation est grande de vous raconter les rebondissements, les rencontres ratées et les disparitions. Je le répète, ce n’est jamais ce qui me fascine quand j’ouvre un nouveau roman, particulièrement ceux de Robert Lalonde. C’est peut-être aussi pourquoi je ne lis pas souvent de fresques historiques. La plupart des auteurs patinent à la surface d’événements que nous connaissons, y plaquant une intrigue amoureuse qui fait pousser des soupirs. Ce n’est pas tout le monde qui défait un moment de l'histoire comme Gilles Jobidon peut le faire dans Le Tranquille affligé.
L’intrigue masque toujours le drame, un questionnement existentiel. L’écrivain brouille souvent les pistes, aime les masques, mais ne s’éloigne guère de ses grandes obsessions.
Irène, comédienne à bout de carrière, s’accroche à des petits rôles et sa mémoire a des écarts, le pire pour une comédienne qui vit et périt par le savoir du texte. Romain était enseignant, veuf, vigoureux dans ses quatre-vingts ans. Philosophe, humaniste, il aide les arrivants à s’adapter à leur nouveau milieu. Jérémie, l’adolescent de trente ans, l’incandescent, le Iotékha’, le fuyant pratique l’art de la disparition. Voilà, vous en savez assez.

L’ERRANT

Jérémie est ce personnage que l’on croise souvent dans l’œuvre de Lalonde. Il porte la douleur et ne peut rester en place. Une sorte de survenant qui va et vient, s’égare dans une solitude qui pèse lourd et le broie la plupart du temps. L’errance permet chez l’auteur de C’est le cœur qui meurt en dernier de calmer le feu qui brûle l’intérieur, d’engourdir la douleur et de s’évader de soi. Les personnages du romancier sont souvent blessés à l’âme et à l’esprit. Des fuyants qui sont bousculés par les grands remous de la nature.

Tout a déjà eu lieu et se répète infiniment. Rien n’a vraiment commencé et pourtant tout continue. Ça arrive de partout, ça ne va nulle part. La conjoncture date d’avant sa naissance, cette confusion, ce désordre, ce que le zombie du film d’hier soir à la télé, dans le bar où il a achevé la soirée, nommait l’erreur fondamentale. (p.28)

Le mal profond, celui qui brise un humain, la détresse qui retourne l’être et le laisse haletant dans les lueurs de l’aube. Les grandes souffrances existentielles menacent toujours d’écorcher certains personnages de l’auteur de Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure ?
Romain le sait. Il a jonglé toute sa vie avec le bien et le mal en méditant les textes de son maître Nietzsche, empruntant les sentiers qui permettent d’aller au-delà de soi. Il sait que le bonheur ne rôde surtout pas dans les images qui se bousculent à la télévision. Il faut être humain avant tout, attentif, sensible, ouvert avant le désastre de la mort. Robert Lalonde ne s’éloigne guère de cette énigme.

MÉMOIRE

Irène s’accroche à certains personnages qu’elle a du mal à incarner selon les temps de son corps et de sa mémoire. Jérémie la surprend dans sa faiblesse et sa dépendance. Le jeune homme se drogue pour se réfugier dans une autre dimension. Irène a l’impression de se retrouver devant un saint foudroyé par un drame qu’elle ne pourra jamais jouer. Tout comme le prince de L’Idiot était rejeté du monde pendant ses crises d’épilepsie. Un être bon, cassé par le mal qui s’accroche aux humains.
Arrive toujours ce moment où l’on se retrouve devant soi. Dans la vie comme au théâtre. Jérémie retrouve le père qu’il a fui, un homme brisé qui implore un pardon qu’il ne mérite pas. Réconciliation ou vengeance ? Le drame est cornélien.
Jérémie est cette flamme sur laquelle le papillon se brûle. Romain est bouleversé dès le premier regard tout comme Irène. Le jeune homme possède le charme dévastateur du Christ, une vulnérabilité qui attire tout le monde.

Elle éclate de rire, puis ouvre son sac et c’est comme si le printemps arrivait pour de bon.
— Merci mille fois !
— J’y peux rien, t’es irrésistible… (p.32)

Ils se retrouvent, se quittent, se cherchent, ne peuvent se fuir. Jérémie, dans la Bible, est ce prophète qui effleure la vérité. C’est là le rôle que cet archange joue dans Un poignard dans un mouchoir de soie.

MESSAGER       

Jérémie devine tout, court derrière une ombre pour échapper à la haine. On retrouve souvent ce déchirement à propos du père dans l’œuvre de Lalonde.
Un trio aimanté, des sentiments troubles, des pulsions qu’ils ont du mal à maîtriser. Ils s’abandonnent pourtant, s’aiment, s’entraident malgré la vieillesse d’Irène et de Romain.

Après le départ de sa femme, ma mère, qui a fui le foyer familial pour cause de mauvais traitements, un père déséquilibré, mon père, s’en prit au plus jeune de ses deux fils, qu’il agressa sexuellement, sous les yeux d’abord incrédules puis brusquement clairvoyants de l’aîné. La haine couva, le temps passa. La vengeance y a mis du temps, mais ce qui devait arriver arriva. (p.162)

La vengeance ou le pardon ? La résilience viendra bien sûr, mais rien n’est réglé quand on fait face à l’innocence des enfants, que l’on effleure le visage de la mort.
Ce qui doit arriver arrive et le destin pousse les personnages les uns contre les autres. Peut-on échapper à la vie, à cette poussée qui retourne l'âme et rend aveugle ?

ŒUVRE

La vie veut souvent qu’on prenne la fuite. Le créateur fait face, ne refuse jamais l’affrontement. Pour lui, c’est toujours le temps des empoignades. La vie a été écorchée au sortir de l’enfance chez Lalonde. Ses personnages sont des anges aux ailes atrophiées, des diables au visage de saint.
Romain écrit, peut-être l’histoire que j'ai lue. C’est sa manière de s’approcher de Jérémie qui chante sa douleur dans ses dessins et ses toiles. Irène frôle le naufrage dans les creux de sa mémoire, mais refait surface. Peut-être que c’est la plus terrible des morts que de devenir errant dans sa tête. Irène est terrible de vie et de volonté, fascinante et tragique.
Jérémie peint, écrit, mélange les couleurs dans le creuset de ses blessures. Il y a toujours ça chez Lalonde. Cette grande errance pour échapper à soi et peut-être aussi ce « mal d’écriture » qui avale tout.

L’église pointue, ses vitraux éclatés, le soupirail béant. Thomas saute. Attention aux tessons de verre ! Thomas enfile le surplis. Thomas danse, tourne et tourne devant le crucifié. C’est notre histoire : l’innocence, le crime, la honte, peut-être l’échappée belle avant la fin ? La rivière. Thomas dans la rivière. Il rit aux éclats. Tout est encore possible. Non. Sur l’autel délabré, mes pages empilées. Ma vie d’éclipse dans la fureur des hommes. Sur les murs, mes comètes explosent. J’ai du sang sur les mains. (p.194)

J’ai retrouvé dans Un poignard dans un mouchoir de soie le Lalonde que j’aime, celui des grandes questions, des gestes qui risquent de tout bouleverser. Le drame et la rédemption par l’œuvre d’art, quelle soit picturale, écrite ou musicale ! L’enfance blessée, la présence consolante et effrayante de la nature qui suit l’écrivain partout. Il déroute, bouscule encore, emprunte un grand détour pour mieux se surprendre. Soie et lame du poignard pour aller vers l’œuvre, la beauté, l’apaisement certainement. La tragédie pousse les êtres au bout de leur vie et de leur obsession. La beauté ne peut-elle surgir qu'au coeur du drame ? 
Je me le demande tous les jours.
J’aime la constance de Robert Lalonde, les questionnements de ses romans et ses carnets. Je le sais. Je me maintiens à la surface en secouant les mots. Quand il m’arrive de m’éloigner de mon carnet, le souffle me manque et je deviens un boiteux dans ma tête. Je partage avec Lalonde ce désir de se colletailler à mains nues avec l’univers.
Et pour l’accompagner, comme les cailloux que le Petit Poucet semait sur sa route, des textes des poètes qu’il aime et fréquente, qui résonnent ici et là, des voix d’agitateurs qui disent la fureur et la désespérance.
Plonger dans les trous de sa mémoire, toucher les cicatrices de sa vie, bondir dans le vaste monde pour se retrouver devant soi, devant l’oeil du père ou de la mère. C’est peut-être là la tragédie qui fait courir Robert Lalonde. C’est peut-être pourquoi il ne cesse de bousculer les mots pour trouver la phrase qui rassure au milieu de la nuit. Pour vivre, surprendre les battements de son cœur dans le matin brumeux. Avoir mal, mais vivre.


UN POIGNARD DANS UN MOUCHOIR DE SOIE, un roman de ROBERT LALONDE, Éditions du BORÉAL, 2018, 208 pages, 20,95 $.
  

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/poignard-dans-mouchoir-soie-2613.html

jeudi 16 mars 2017

Robert Lalonde s'attarde au chant du monde

ROBERT LALONDE nous offre un autre carnet pour mon plus grand bonheur. Je sais un peu à quoi m’attendre depuis Le monde sur le flanc de la truite et Iotékha’, mais il trouve encore le moyen de m’étonner, même si je suis un peu accoutumé à son refuge, ses sentiers dans les boisés, les éclaircies, les herbes folles et le petit lac où il peut plonger quand les jours deviennent cléments. Les ravages des chevreuils aussi qui s’approchent de la maison pour voir si le propriétaire est toujours aussi agité. Cette fois, un drame brise la quiétude de l’écrivain qui hésite entre deux phrases. Le fils d’un voisin s’est suicidé. Lalonde ne le connaissait pas, mais ce geste de désespérance le touche. Tous les vivants sont de son monde. Il entreprend de le convaincre. La vie, même si elle est souvent décevante, vaut la peine d’être secouée.
  
Le suicide d’un jeune est toujours une tragédie. Le Québec n’est pas en reste dans ce domaine. Des statistiques bouleversantes touchent particulièrement les hommes. Mille deux cents personnes par année environ. Pour avoir vécu ce drame, avec des amis, je sais les ravages d’un tel geste. Des vies brisées, l’âme en mille miettes pour les parents, une bombe à fragmentation dont on ne cesse de ramasser les morceaux. Mes amis ont été blessés au plus profond de leur être devant ce geste impossible à comprendre.
Le père du garçon a du mal à s’en remettre, est habité par une sourde colère. Lalonde le voit circuler en tapant sur le volant de son camion, un peu hagard, en voulant au monde entier. Il en a surtout contre ce fils qui a tout gâché. Que faire ? Comment éviter le drame ? La grande question.

Il me semble que je pourrais, que j’aurais pu le rescaper, ce garçon impatient, ce dériveur enragé, cet obnubilé d’un malheur qui ne lui est pourtant pas propre, d’un chagrin que chacun éprouve à ses heures et qui passe, pour peu qu’on regarde ailleurs. (p.24)

Bien sûr, Lalonde vit cette tragédie en voisin, en témoin. L’impression qu’il ne peut que saisir le vent dans ses grandes mains. Le geste du jeune homme imbibe cet automne qui attend la neige. Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’un garçon pour qu'il bondisse dans le vide ?
Robert Lalonde l’apostrophe, se parle, tente de le persuader que la vie doit être vécue même quand l’air se fait rare, que l’on avance en traînant la patte sans savoir la direction à prendre.

DIALOGUE

Et c’est à moi que l’écrivain s’adresse, même si les mots ne viennent pas facilement. Il tente de montrer la vie, d'expliquer sa nécessité, de la regarder dans les yeux pour l’apprivoiser. Que dire devant la désespérance d’un homme de vingt ans qui pense transporter des siècles sur ses épaules ?
L’écrivain s’attarde à ce qui occupe ses journées depuis longtemps. Il regarde autour de soi, surveille un oiseau, un chevreuil qui va lentement, la chatte qui grimpe dans un arbre et ne sait plus comment toucher terre, le chien devenu amis avec les cervidés. Découvrir chaque jour comme le dernier, compter les nuages, étudier les couleurs mouvantes, le froid qui danse entre les arbres, lire, caresser une phrase du bout des doigts, chercher son souffle de résistant.

Prêchant la contemplation savante et rêveuse de la nature – on reconnaît ici Thoreau -, il écrit : Le contact avec la nature représente la seule expérience humaine éternelle, la seule dont nous soyons sûrs qu’elle soit une expérience véridique. Une énergie vibrionnante escorte ces chocs perceptifs, ce qu’il appelle le bonheur de la dissolution de soi. (p.74)

La vie encore dans un pin ou un arbre dépouillé de ses feuilles, le cri d’une corneille qui résonne dans la forêt, le chien qui aboie. Tout ce qui respire dans notre distraction du monde. Lalonde s'attarde à tout ce qui le fascine dans son environnement, dans certains livres qui traînent sur sa table, dans cet hiver où il doit confier son corps aux médecins.
Il suffit d’un regard, d’une oreille pour capter les murmures des arbres, sentir les effluves qui vous étourdissent souvent en forêt. Être la saison même quand le froid casse les branches, quand le sol fait le dos rond. La neige arrive et voici la fête. Tout recommence. Le chemin est une page blanche qui pousse de l’autre côté des collines.
Je retiens mon souffle, écoute le piano à la radio. Chopin. Un prélude. Chaque note est une goutte de pluie sur ma peau trop sèche.

Dépris d’espérance au lever, je vais du côté des poètes. Chez eux, la blessure passe directement de la plaie à la page, la beauté surgit de l’ombre et l’espoir de l’impossible. Leurs livres sont posés en permanence sur le rebord de ma fenêtre, l’accoudoir du divan, la chaise où jamais personne ne s’assied et où, côte à côte, ils s’entretiennent à voix feutrée de l’introuvable épiphanie, de la résignation et de la révolte, dont ils célèbrent l’absolue nécessité. Ils déplorent et chantent d’un même souffle la beauté tragique de cet aller simple vers une destination inconnaissable. (p.44)

Un écrivain n’existe que par l’écriture et la lecture. Il y a toujours beaucoup de livres dans l’environnement de Robert Lalonde, des bouts de textes comme des trophées. On dirait un trappeur qui inspecte ses peaux pour voir si elles résistent au temps.
Je lève les yeux et surveille les étourdissements des mésanges autour des mangeoires. Elles ont tellement d’ailes pour venir vers la petite graine noire de tournesol et retourner sur la branche du pin. Ou encore les durbecs des sapins qui se posent dans un plissement d’air. Ils s’installent au bout de la galerie et mangent en surveillant le lac qui va rejoindre l’horizon du côté de Roberval. J'effleure peut-être l’éternité.

ÉCRIVAINS

Je retrouve La liberté des savanes, m’attarde auprès des écrivains bien connus de Lalonde. Virginia Woolf, Henry David Thoreau, Gaston Miron et Victor-Lévy Beaulieu qui ne sait pas que l’auteur de C’est le cœur qui meurt en dernier est son ami. Ce sont des jongleurs que je fréquente aussi.
Pour le moment, je fouille les romans de Nicole Houde. J’en suis tout imbibé, comme si je voulais me perdre dans ses textes. C’est pour un prochain carnet, une lecture et des dialogues au-delà de la mort. J’arpente ses terres de Saint-Fulgence et tourne sur les battures. Je suis assis sur son banc du Jardin botanique de Montréal pour me donner un visage. 
Lalonde me ramène à l’ordre, s’attarde à l’écorce des mots comme il le fait avec sa chatte quand elle invente des ronronnements qui font frémir la campagne. Je pense à la sortie que je ferai plus tard dans la forêt de cèdres, aux écritures des lièvres sur la neige durcie. Et les traces d’une perdrix que j’ai vues hier comme une broderie de la plus belle délicatesse.

DIALOGUE

Et ce jeune trop tôt en aller. Celui qui a regardé la mort dans le hangar de son père. Robert s’obstine avec lui, le secoue, l’entraîne dans le sous-bois, lui montre l’oiseau rare qui les attend sur une branche, qui veut qu’on le regarde pour être vivant, savoir si le bruit de ses ailes est à lui.
Le père retrouve ses gestes de chasseur, des rondes que le corps n’oublie pas. Il se laisse émouvoir par l’entêtement d’un pic sur un tronc et tente de décoder les messages qui s’entendent jusqu’au bas de la montagne. Le jour s’agenouille dans toute une averse de couleurs qui tombent des nuages. Tout fige. Il n’y a plus que le cœur qui fait son ouvrage.
Et je parle à mon tour au fils de mes amis, Je l’empoigne par les épaules et lui répète qu’il faut être là dans les jours et les nuits, devant des oiseaux qui vont comme des éclats de rire. Juste pour ça mon garçon sourd et aveugle, juste pour un instant du genre, la vie vaut la peine d’être bue à grandes gorgées.

TEXTES

Et Robert Lalonde se penche sur une phrase comme on le fait sur une pièce de bois avant de se lancer dans le sablage. Construire, bâtir, échafauder un paragraphe, revenir sur ce qui a été écrit il y a longtemps dans un carnet tout fripé, se demander où l’on était pour inventer des phrases si échevelées.
Je retiens mon souffle.
Lalonde doit s’abandonner dans un faux sommeil, l’hôpital, une opération et un retour avec l’impression d’avoir perdu des éclats de sa vie. Mais il y a l’espoir qui luit comme un brin de paille, qui refait surface dans les plis du matin sombre.
Le garçon penche la tête. La vie est ce qu’il y a de plus précieux et la mort n’est pas un avenir.
Tu comprends toi le fils de mes amis. Écoute le souffle, deviens le regard, penche-toi sur une phrase pour en sonder toutes les coutures ; prends ton temps dans les merveilles qui se déploient devant ta fenêtre. Regarde avec moi le soleil pousser des ombres sur les vagues que le vent a dessinées sur la neige. Écoute ton souffle, le mien. 
Nous sommes la vie.
Et me voici encore aux côtés de Lalonde, à barbouiller son carnet. Je tourne en patineur étourdi sur des phrases pour être dans toutes les dimensions de mon corps et de mon esprit. Je me dis qu’on devrait avoir La liberté des savanes dans toutes les salles où des gens vont pour des ratés de santé. Il suffirait d’un regard, qu’ils lisent une phrase et la reprennent encore et encore pour oublier leur mal et leurs claudications. 
Lire, c’est vivre.

LA LIBERTÉ DES SAVANES de ROBERT LALONDE est paru chez BORÉAL Éditeur.


PROCHAINE CHRONIQUE : DE BOIS DEBOUT de JEAN-FRANÇOIS CARON paru chez LA PEUPLADE.


lundi 21 mars 2016

Robert Lalonde imagine un dialogue avec Tchekhov

ROBERT LALONDE a séduit bien des lecteurs avec ses chroniques dans Le Devoir ou en flânant dans ses carnets. L’important pour cet écrivain est de lire le monde et de s’approcher des autres pour saisir leurs regards. Émilie Dickinson, Annie Dillard et Marguerite Yourcenar l'attirent. Il a même emprunté la manière de plusieurs d’entre eux dans Des nouvelles d’amis très chers où il se plaît à écrire à la manière de Colette, Flannery O’Connor, Maupassant et quelques autres. Pas étonnant qu’il revienne vers Anton Tchekhov, l’homme de théâtre, l’auteur de nouvelles et d’oeuvres marquantes comme Oncle Vania ou Les trois soeurs. Un clin d’œil, une complicité, une manière de saluer un écrivain qu’il aime depuis toujours.

Je reviens souvent vers certains écrivains. Homère et L’odyssée, Gabriel Garcia Marquez. Combien de fois j’ai relu Cent ans de solitude ? Günter Grass et Paul Auster aussi. Il y a eu Giono, Tolstoï et Dostoïevski dans les commencements. Il m’est arrivé de prendre un été pour relire tout d’un écrivain. Marie-Claire Blais il y a quelques années, et Robert Lalonde. Véritable aventure que cette plongée dans un monde autre. Un chemin s’ouvre sur les préoccupations, les obsessions, les questions que l’auteur transporte d’un livre à l’autre. Je me suis toujours promis de le faire avec Victor-Lévy Beaulieu, mais il faudrait tout oublier pendant un an et plus. L’ampleur de son œuvre prend la dimension d’un continent. Je reviens aussi à La Maison du Remous de Nicole Houde, y trouvant chaque fois un aspect qui modifie mon regard. Le gardien des glaces d’Alain Gagnon est aussi l’un de mes livres fétiche. Malheureusement ou heureusement, le métier de chroniqueur vous garde dans l’actualité des livres et vous manquez souvent de temps pour les retrouvailles, les retours aux sources.

TEMPS

Anton Tchekhov vit ses derniers mois dans Le petit voleur, la dernière parution de Robert Lalonde. Sa santé est chancelante. La tuberculose sans doute, celle qui ne pardonne pas et que l’on combat par des séjours au bord de la mer où le soleil se fait plus tendre avec l’air salin. La vie en Russie, près de Moscou, les hivers froids, la neige et les vents ne pouvaient qu’être néfaste à l’écrivain. Il devait migrer, chercher le soleil.  
Juste avant de partir pour la Côte d’Azur, l’auteur de La cerisaie reçoit une lettre d’un admirateur. J’imagine que l’écrivain ne prenait pas la peine de répondre à toutes les demandes. Les propos du jeune Légorouchka attirent son attention. Une correspondance s’ensuivra. Le jeune idéaliste sait le toucher par sa spontanéité et surtout par ses textes maladroits. Josapht Goldenveiser, juif, fait tout pour masquer ses origines. Les deux ne se rencontreront jamais et tout se passera dans ces échanges épistolaires. Cela me fait penser à Georges Simenon et Pierre Caron qui ont correspondu pendant des années.

VÉCU
Le maître et le disciple vivent à peu près les mêmes choses. Légorouchka, lors de son voyage en train, rencontre Alba, dont il devient éperdument amoureux. L’homme de théâtre n’oublie pas Olga Leonardovna Khipper qui incarne l’un de ses personnages dans La Mouette.
Cette correspondance entre le jeune et le maître permet à Robert Lalonde de s’attarder à l’art d’écrire. Anton prodigue des conseils au jeune apprenti, lui lègue si on veut un art, une manière de dire, un certain héritage.

Ferais-tu partie, toi aussi, de ceux qui sont avec les autres sans y être ? Ce qui expliquerait que tu veuilles écrire ? Si tel est le cas, sache que tu ne dois pas montrer le personnage simplement comme il est. Tu dois savoir à quoi il rêve ! Et ne jamais parler de ce que tu ne connais pas, ne comprends pas. Tu ne dois pas peintre la vie telle qu’elle est ni telle qu’elle devrait être, mais telle que tu la voies en rêve - du moins pour commencer. Dis-toi bien que, pour se montrer intelligent, l’intelligence ne suffit pas. Il faut y mettre le cœur. (p.18)

Tchekhov s’adresse au débutant d’égal à égal. Il en est toujours ainsi. Simenon en a fait autant avec Pierre Caron. Légorouchka est capable de tout, même de plagier son maître tandis que l’écrivain reconnu porte des jugements sévères sur son travail. Même quand on louange ses œuvres, il voit des défauts et des failles partout. Ce doute, je le connais bien. Je refuse de relire un de mes livres après publication par crainte de ne voir que les maladresses. Je peux les reprendre plus tard, quand ils sont complètement détachés de mon présent.

Apprends que celui qui t’écrit ces mots a beau pérorer, en vérité il est dégoûté de sa vie comme de son travail. Entré en littérature par une porte dérobée, il ne songe, ce matin, qu’à mettre le feu au sinistre bâtiment. Le théâtre est une malédiction et la prose un enfer imitant la prison de l’île de Sakhaline, ses forçats de gais lurons ayant à cœur de jour la fleur à la bouche, comparés aux gribouilleurs absurdement acharnés à insuffler du sens à de pauvres mots usés à force de traîner partout. (p.25)

Tchekhov n’arrive à rien avec un roman, revient aux nouvelles et au théâtre, se laisse apprivoiser par celle qui donne son visage à Arkadina. La comédienne lui permet de s’abandonner à l’amour, d’aller plus loin que les contacts charnels qui l’ont toujours déçu. Il n’est pas très différent de Léon Tolstoï qui a toujours eu un rapport ambigu avec la sexualité. Légorouchka veut tout cacher par l’écriture, devenir un autre, faire oublier ses racines juives, « tout détruire » comme il l’affirme dans un moment d’ivresse.
Pendant que Tchekhov séjourne en France et qu’il prend du mieux, le jeune admirateur débarque à Mélikhovo, s’installe dans la famille du maître, travaille avec Micha le frère de l’écrivain, devient le protégé de Macha, sa sœur, qui dirige la maison avec douceur et fermeté. Il se meurt d’amour pour la belle Alba, lui écrit, lui fait part de sa révolte et finit par l’effaroucher avec des propos qui laissent prévoir la grande révolution qui changera le visage de la Russie quelques années plus tard.

ÉCRITURE

Ces échanges entre le jeune idéaliste et l’écrivain permettent à Lalonde de s’attarder au travail « du souffleur de mots » qui exige tout. Pourquoi ? Comment écrire pour se rapprocher de la réalité ? Qu’est-ce qu’il faut rejeter et garder ? Pourquoi une rencontre, un regard engendrent une œuvre quand de grandes idées ne savent que battre de l’aile ?

Depuis dix jours, je gribouille des phrases qui tournent en rond, à la manière des Chinois qui peignent sur une théière de porcelaine. Il n’y a pas de vide entre les mots et le vide est nécessaire, le non-dit, le soupçonné. Mon malheureux début de roman croule sous les débris de paysages ! Je mets « commence » et « achève » dans la même phrase, abuse outrageusement de formules idiotes « pour ainsi dire », « il pensait secrètement », et cetera ! Je besogne comme le journaliste étirant sa copie ! (p.99)

Pendant ce temps, Alba prend peur et rompt avec Légorouchka. Est-il possible de livrer son âme à celle que l’on aime ? Peut-on faire confiance aux mots au point de révéler ses pulsions les plus secrètes ? Victor-Lévy Beaulieu prétend pouvoir tout dire en écrivant, abolir toutes les barrières et les balises. Est-ce possible ? Et comment se libérer d’un écrivain que l’on admire par-dessus tout ? Comment devenir soi, trouver son rythme, une parole qui vous colle à la peau, qui vous dit dans votre regard et votre pensée ? Peut-être que le cerner dans un roman ou un récit est la meilleure manière de prendre ses distances. Robert Lalonde le sait et Victor-Lévy Beaulieu l’a fait en se mesurant à Nietzsche et James Joyce.

J’ai erré sans cesse parce que je ne suis pas vous. Parce que même en m’arrachant l’âme et en parcourant le monde de part en part avec elle au creux de ma paume, je ne serai jamais, pas même un tout petit peu, comme vous. Nous sommes, vous et moi, à la fois inséparables et inconciliables. Je ne vous ai jamais vu que sur des photographies, vous ne m’avez jamais aperçu que dans votre imagination, peut-être dans vos songes. Mieux valait que nous ne nous rencontrions pas : nous aurions mis le feu quelque part - votre briquet, ma main et le tour était joué. Car je sais que vous méprisez autant que moi ce monde de dangereux fous, mais n’osez pas, par décence, vous en prendre à lui. Les hommes de l’avenir, je le sais, entendront votre voix. Ils pleureront, d’abord, puis se repentiront et s’efforceront de vivre mieux. (p.181)

Robert Lalonde va au cœur du Tchekhov qu’il aime, qu’il lit et relit, effleure ses tourments, ses peurs et ses craintes, partage ses doutes et ses enthousiasmes. Il reste peut-être ce jeune idéaliste qui imite le maître et le pille. J’ai dû me défaire de Jean Giono à vingt ans et revenir dans mon pays du Lac-Saint-Jean pour trouver ma voix. L’écrivain est un lecteur du monde et des autres écrivains. C’est ce que je dis toujours aux stagiaires du Camp littéraire Félix lors de notre première rencontre. S’il est tout à fait normal de mettre ses pas dans les empreintes de ceux qui nous ont précédés, surtout quand on sent une affinité d’âme, il faut aussi savoir prendre ses distances. Et peut-être qu’avec Légorouchka, nous sommes tous des petits voleurs devant ceux qui nous ont accompagnés sur la route des mots.
Un livre séduisant parce qu’il nous entraîne là où soufflent les phrases, où naît l’écriture. Bel hommage à un écrivain fascinant qui saura mourir comme s’il était sur une scène après avoir bu une coupe de champagne. Une manière de se rapprocher de cet art étrange qui cherche à cerner la vérité, un certain réel, à se perdre aussi peut-être… dans un monde qui ne cesse de fuir. Robert Lalonde surprend encore une fois par sa justesse et la magie de son écriture, son empathie et sa capacité d’écrire à la manière du grand Tchekhov.

PROCHAINE CHRONIQUE : Carnet d’une méduse de MONIQUE BRILLON publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

Le petit voleur de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal, 192 pages, 19,95 $.

mardi 3 février 2015

Robert Lalonde est un révélateur d’être

J’AVANÇAIS DANS Les luminaires, le gros roman d’Eleanore Catton, un peu indécis devant ce continent littéraire qui demande toute votre énergie. Je flânais aussi du côté de l’essai de Catherine Voyer-Léger sur le métier de critique. Ce n’est pas dans mes habitudes. Je lis un livre à la fois et rien ne peut m’empêcher de me rendre à la dernière phrase. À l’état sauvage de Robert Lalonde est arrivé. J’ai tout abandonné. Comment faire autrement ? Je retrouvais l’ami qui débarque à l’improviste. Vous savez ce genre de copain qui ne donne jamais signe de vie et qui arrive sans s’annoncer. Il suffit de quelques minutes et vous avez l’impression d’avoir discuté pendant des heures. Robert Lalonde est comme ça.

J’attends certains écrivains avec impatience. Aussitôt un livre lu, que j’en voudrais un autre. Je suis toujours en manque d’un nouveau Jacques Poulin, Victor-Lévy Beaulieu, Hervé Bouchard, Nicole Houde, Nancy Huston ou Larry Tremblay. Robert Lalonde est l’un de ceux-là. J’ai soupesé le livre, regardé la page frontispice, lu quelques lignes pour tâter le terrain. J’avais déjà tout le roman.


Mon cœur cognait. Je ne voyageais pas, ne me rendais pas à l’île en visite, je fuyais. Hélène et Jacques m’attendaient sans s’en douter. Ils ne le sauraient pas, je ne parlerais pas. Le mal passerait si je ne l’ébruitais pas. (p.9)

Une phrase, c’est assez pour se perdre ou se trouver, pour partir à l’aventure et vivre toutes les extravagances.
Je retrouvais un monde familier et nouveau, l’envie de courir partout comme un chien fou, les grandes questions existentielles qui collent aux personnages et viennent vous hanter. Les départs et les fuites permettent de se rejoindre, de se retrouver et de respirer peut-être. Cette fois, un écrivain tend la main. J’avoue que c’est tentant de mettre le visage de l’auteur du Monde sur le flanc de la truite sur ce personnage, ce grand rebelle au blouson de cuir usé qui a vécu une rupture et fuit l’univers qui était le sien. Il faut bouger, marcher, revenir sur ses pas pour se refaire une âme et se forger peut-être une nouvelle façon de voir. Être est ce qui importe après tout.

J’ai laissé échapper un petit rire plus incertain que la brise, comme la dernière fois, et j’ai pris place sur la banquette, entre la chatte et le chien, comme la dernière fois. Tout était pareil, hormis le mal que j’avais à m’imiter moi-même. (p.12)

Et encore, les espaces, les paysages qui étourdissent comme les voussures des cathédrales, font oublier un peu la douleur, le manque d’être, l’arrachement qui brûle l’âme. Il faut partir sans jamais arriver à s’oublier, aller vers l’autre quand c’est l’autre qui met ses mains sur vos épaules. L’écrivain retrouve des amis, un jeune garçon qui dérange par sa sagesse et son savoir, des hommes et des femmes qui ont décroché et dissimulent plutôt mal leur blessure. Des enfants se retrouvent dans la plus terrible des solitudes, des hommes et des femmes ont choisi les voies de contournement et n’ont pu en revenir. L’écrivain ne peut qu’écouter leur histoire pour mieux la raconter. Une tournée pour discuter avec des lecteurs en Gaspésie où il se retrouve devant un ancien collègue qui se prend pour un de ses personnages. Ça arrive. J’ai discuté avec une Anna-Belle et un Ulysse à quelques reprises. C’est toujours étrange d’écouter quelqu’un qui jure s’être retrouvé dans une de vos fictions.

Texte

À l’état sauvage pourrait être des nouvelles où le narrateur va d’un univers à l’autre, croise des êtres qui brûlent comme ces papillons quand les flammes montent la nuit. Un écrivain, c’est peut-être une lueur dans l’obscurité qui attire les âmes errantes et les porteurs de secrets. Ces marginaux devinent quand quelqu’un a du temps et sait écouter. Les grandes peines permettent peut-être aussi de s’approcher des autres, de ceux qui savent et qui en ont payé le prix. Des êtres exceptionnels que la société rejette comme du bois de grève. Julot qui désespère ses grands-parents ou Mathias, un hyperactif, qui sent les choses autrement. Tous recherchent un ancrage avec l’écrivain qui trouve dans les histoires et les phrases une certitude qui l’empêche de basculer.

J’aurais voulu dire quelque chose, avouer que j’étais un vaincu qui fuyait, qui avait écrit et écrirait des histoires, mais qui ne savait pas nommer sa peur de la défaite, son effroi de l’heure depuis toujours annoncée, que nous étions, lui et moi, deux aventuriers battus, mais qu’il y avait encore des minutes palpitantes, que ce soir, grâce à lui qui veillait, je sauvais la face, je gardais le feu, qu’il avait arrêté le temps, les heures trop pressées. (p.22)

Écrire, c’est tenter de mettre un peu d’ordre dans le chaos en y introduisant sa confusion. L’écrivain ne peut qu’écouter ces égarés qui rôdent à la lisière, ne demandent qu’à dire ce qui a fait basculer leur vie. Un amour, une violence, une manière d’être que les hommes et les femmes acceptent difficilement. Elle porte toujours tellement les mêmes habits notre société.

J’ai voulu protester, mais il m’a posé sa grande main sur ma bouche. D’un coup la furie m’a lâché et nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, tels deux orphelins entrés étourdiment dans la nuit d’un grand mystère. Sa bouche dans mes cheveux. (p.111)

Une attirance physique et métaphysique entre un homme et un homme, une femme, un enfant permet de tenir la tête hors de la tourmente. Des êtres fascinants, inquiétants comme Jim Norris qui sait mieux parler aux chevaux qu’aux humains, un homme qui a perdu son âme soeur dans un affaissement d’une mine ou un autre qui ne peut s’empêcher de faire des projets pour dompter le présent.

Nature

Lalonde, c’est surtout la nature, le monde sauvage dans sa plénitude et sa dureté. C’est comme si vous glissiez dans un grand corps végétal qui moule, apaise, bouscule et fait oublier les feux qui ravagent l’âme. L’errance du chercheur de chimères, du coureur d’histoires le fait aller en Gaspésie, en Abitibi, au bord du fleuve à Trois-Pistoles ou ailleurs pour trouver un être qui se glisse dans son intériorité.

La Matapédia bouillonnait sous une volée de flocons. Le soleil, par-ci par-là, déchirait la nuée du bleu-noir de l’encre coulant dans l’eau, allumait les bouleaux, faisait des ricochets dans les anses encore dentelées de glace. Soudain, le grésil, mais ça s’arrêtait tout de suite, et sur le pare-brise des diamants étincelaient. Un coup de vent et les épinettes valsaient. (p.62)

C’est toujours comme ça avec Robert Lalonde. Un souffle brasse les arbres et provoque des tremblements d’être, des rencontres lumineuses qui vous mettent dans tous vos états. Et cette écriture qui étourdit par sa justesse et sa beauté. Des phrases comme une caresse qui apaise et étonne, vous redonnent le monde peut-être.
Peu importe, ça bouscule toujours, ça m’arrête quand une image luit comme une pierre sur la plage ou une fleur dans un parterre de mousse. Cet écrivain réussit toujours à aborder les grandes passions qui consument et poussent vers tous les excès. Robert Lalonde est un révélateur d’être.

À L’ÉTAT SAUVAGE  de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal, 168 pages, 19,95 $.