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mercredi 13 novembre 2024

KEV LAMBERT SE TOURNE VERS L’ENFANCE

KEV LAMBERTdans Les sentiers de neige, plonge dans le monde de l’enfance, celui des jeux vidéo qui se mélangent à la réalité dans la tête de Zoey et d’Émie-Anne, deux cousins qui se retrouvent pour les fêtes de fin d’année. Ils sont encore à un âge où le concret et l’imaginaire se bousculent dans la grande maison de Roch, à Sainte-Jeanne-d’Arc au Lac-Saint-Jean, où la famille Lamontagne se réunit pour des libations. Zoey vit un premier Noël sans sa mère. Ses parents viennent de se séparer et il ne sait trop à quoi s’attendre, devinant qu’il y a l’avant et un après. Heureusement, Émie-Anne est là et les deux complices tournent facilement le dos au monde des adultes pour se risquer dans des aventures plutôt dangereuses.

 

Les deux enfants se passionnent pour les jeux vidéo à la mode. J’avoue ne connaître rien à cet univers même si j’y ai jeté un coup d’œil de temps en temps à l’époque où Alexis, mon petit-fils, passait beaucoup de temps devant son écran. C’étaient souvent des jeux de guerre ou encore des courses automobiles. Chaque fois que j’ai essayé ça, je me suis retrouvé dans le décor. Pas doué, je dirais, les mains pleines de pouces. Alexis pouvait se moquer.

Émie-Anne et Zoey sont fascinés par Skyd, un personnage qui a besoin de leur aide, ils en sont convaincus. Ils décident pendant ce séjour où la surveillance des adultes se relâche un peu, dans l’hiver et la neige, de tout faire pour le libérer de ce fameux masque qui colle à sa peau et le fait souffrir horriblement. En plus, la Lune menace de tomber sur la Terre et de provoquer une catastrophe où toute la famille sera engloutie. Ce qui n’est pas sans séduire Émie-Anne. La cousine a des rapports particuliers avec son père et sa mère, se débattant entre le chaud et le froid. La fillette a été adoptée et est convaincue d’avoir un frère en Chine qui est prêt à la protéger dans la terrible aventure qui l’attend. 

Skyd est une entité dans le monde virtuel. Je ne sais si c’est un humain ou un être dématérialisé, une sorte d’esprit dans cet univers où tout peut arriver, mourir plusieurs fois avant de se relever pour continuer comme si de rien n’était. 

Les cousins ont une mission : libérer Skyd et sauver la Terre, même s’ils rêvent de se débarrasser du poids des adultes et de leur autorité pour vivre enfin la plus grande des libertés. 

Émie-Anne est brillante, une première de classe, apprend tout sans faire d’efforts, tandis que Zoey a du mal à se concentrer et à suivre les autres. Il se sent à part, rejeté, un rebut et il n’arrive pas à trouver sa place, à savoir qui il est. Le garçon est plutôt perturbé parce qu’il ne partage pas les jeux de ses compagnons, surtout pas les manigances des frères Gagnon qui régentent tout le groupe. Il aime mieux le monde des filles et leurs livres, refoule ce penchant qui risque de lui causer des problèmes.

 

«Zoey va revoir Émie-Anne pour la première fois depuis que son père a déménagé, il se demande si sa cousine sait que ses parents sont séparés. Zoey préférerait qu’elle ne sache rien, qu’on n’en parle pas, mais c’est improbable. Émie-Anne a des opinions sur tout, elle aime des choses et en déteste d’autres, elle a un an de plus que lui, elle est plus grande, plus avancée, elle vient de Québec où toutes les nouvelles affaires arrivent avant qu’elles se rendent au Saguenay.» (p.73)

 

Émie-Anne prend le contrôle et, comme elle ne recule devant rien, ils peuvent se lancer sur les traces du héros, se glisser dans les fissures de la terre pour le délivrer de ses souffrances, de ce masque et des lanières qui s’enfoncent dans la peau de son crâne. Le temps presse, la fin du monde est là malgré les chants et les rires des parents. 

Tout est possible, il suffit d’échapper à l’attention des adultes et de chercher dans un banc de neige pour découvrir un trou, un tunnel où ils peuvent se faufiler et rejoindre l’univers souterrain des jeux où les entités trouvent refuge, surtout quand ils sont victimes d’une malédiction comme Skyd. 

Émie-Anne et Zoey s’enfoncent dans des cavernes humides, où ils progressent difficilement. Ils traversent des cours d’eau et s’éloignent de la réalité des oncles et des tantes qui fument sans arrêt et vident toutes les bouteilles. 

 

MONDES

 

Et nous voilà à la fois dans la réalité des adultes qui les surveillent malgré tout, les empêchent de devenir des héros qui vont sauver la planète. Émie-Anne est perspicace, audacieuse et trouve toujours le moyen d’échapper à l’attention des parents qui en ont plein les bras avec la Mamie, l’ancêtre qui règne sur le clan comme une reine mère qui exerce son pouvoir dans la cuisine et qui en profite pour faire la leçon à ses belles filles. 

Les deux téméraires enfilent les bottes des héros et se faufilent au milieu des personnages de leurs jeux. Ils affrontent leurs terreurs, leurs craintes et leurs frayeurs. Ils risquent tout pour découvrir des clés qui déverrouillent des portes qui grincent et qui leur permettront de se rapprocher de Skyd. Il faut arracher ce masque et peut-être devenir des modèles, des adultes, s’installer dans son corps et sa tête pour régler les angoisses qui les agitent, surtout du côté de Zoey, qui refoule une sexualité qui le tourmente et le trouble au plus haut point. 

Tout comme Émie-Anne, qui va parvenir à foncer dans sa vie, avec ses parents qu’elle aime parfois, sa mère qu’elle trouve trop présente et pointilleuse. Zoey, qui sent d’étranges tiraillements en lui, ne sachant sur quel pied danser devant les frères Gagnon, de vrais gars qui parlent fort et s’imposent à l’école et dans les jeux. Il y a surtout cette sexualité qui n’est peut-être pas comme elle devrait l’être. Il est certain de ne pas correspondre à ce que son père veut de lui et à ce que sa mère, pleine d’empathie, n’arrive pas à toucher dans ses efforts de dialogues. 

 

«Sexe», «sexe», il l’entend partout, ce mot, il a l’impression étrange que le mot le vise, qu’il parle de lui, le poursuit en faisant référence à quelque chose qu’il voudrait cacher. «Sexe», le mot grouille comme une larve carnivore qui pique directement son cœur. «Sexe», «sexe», Zoey est rongé de l’intérieur par cette syllabe serpentine, le couplet des anges revient avec soulagement. Comment la chanson peut-elle parler de créatures divines, de cieux et de joyeuses campagnes pour répéter furtivement «sexe-sexe-sexe» dans le refrain? Zoey sait très bien à quoi ce mot réfère (même si, devant les adultes, il nie tout). Il y a malgré tout un noyau dur, un cœur inconnaissable, un bouillonnement de honte sous «sexe». «Sexe» l’agresse, «sexe» est plus sec, plus violent qu’une morsure qui infecte la peau.» (p.199)

 

Kev Lambert nous plonge dans un univers trivial quand les adultes peuvent boire et s’amuser à des jeux parfois discutables, surtout avec une tante un peu particulière. Un monde réel, cruel, où l’on ne se ménage guère même si on est des frères et que la famille est peut-être ce qu’il y a de plus important. Cette fratrie tente de s’aimer maladroitement et affronte leurs problèmes d’adulte, tout comme les enfants qui se débattent dans un vécu où le merveilleux peut se déployer.

Véritable suspense quand Zoey et Émie-Anne plongent dans les profondeurs d’une caverne et se glissent au plus creux de leurs fantasmes et de leurs peurs. Ils franchissent des ponts, s’enfoncent dans des trous où ils ont du mal à respirer, trouvent la clef, l’objet magique qui va sauver Zkyd et la planète comme de bien entendu. 

Kev Lambert n’a rien perdu de son imaginaire et de son regard particulier sur la société. Il reste mordant, dur parfois, cruel même ou juste réaliste. L’écrivain nous emporte dans les tourbillons d’un univers qui se moque des frontières et de tous les tabous, le monde fabuleux des enfants que l’on tente de protéger maladivement de nos jours. Comme toujours dans les contes et les histoires d’ogres, ils doivent affronter leurs frayeurs, leurs craintes et les déchirements qui sont déjà présents en eux et qui vont en faire des adultes qu’ils n’aiment pas voir autour d’eux.

Heureusement, il reste les jeux et les livres pour s’évader et triompher de tous les interdits. Un roman fascinant, un peu étrange, où il ne faut pas avoir peur de perdre pied pour suivre les jeunes dans leurs fantasmes, comme le fait Josiane, qui a gardé ce pouvoir de s’émerveiller et de ne pas juger ces moments précieux où l’imaginaire règle les tourments du quotidien.

 

LAMBERT KEV : Les sentiers de neige, Éditions Héliotrope, Montréal, 416 pages.

 https://www.editionsheliotrope.com/livres/les-sentiers-de-neige/

mercredi 2 novembre 2022

LAMBERT SECOUE LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE

KEVIN LAMBERT publie un troisième roman en quatre ans, un gros bouquin de plus de 350 pages, un texte dense et compact. J’ai compris l’intention de l’écrivain en lisant l’extrait de Soifs de Marie-Claire Blais, en introduction. Les sources sont là. Autant l’avouer, j’ai eu du mal avec ses deux premiers ouvrages. Tu aimeras ce que tu as tué et Querelle de Roberval, des livres qui ont retenu l’attention. Des passages formidables par le côté social et d’autres qui me révulsaient avec une brutalité sexuelle exacerbée. Bien sûr, on pouvait y déceler un clin d’œil à Jean Genet, un autre de ses écrivains fétiche, avec Victor-Lévy Beaulieu qui a souvent répété que la littérature permettait de tout dire. Tous le savent maintenant, je ne suis jamais partant pour ce genre d’aventure. J’ai lu ses deux premiers romans, mais me suis abstenu d’en parler. Comment accepter la rage et la violence de Querelle de Roberval où l’on tue et incendie des maisons en éjaculant à tout vent? J’ai déjà du mal avec les bombardements en Ukraine qui m’horripile. Alors, pas étonnant que je me garde loin d’une fiction où la folie et la démence s’étalent dans une sorte de frénésie malsaine.

 

Que notre joie demeure! On croirait surprendre un extrait d’un psaume. Là encore, le roman n’est pas facile, mais pour des raisons tout à fait différentes de celles évoquées en introduction. Surtout en première partie où Lambert fait un clin d’œil à Marie-Claire Blais, une formidable écrivaine et la créatrice d’une fresque unique. Je me demande ce qu’il aurait fallu faire pour qu’elle obtienne le prix Nobel de littérature. 

L’une de nos plus grandes. 

J’ai ressenti un certain agacement pendant les premières pages, parce que j’avais l’impression de m’avancer dans du Marie-Claire Blais, de plonger dans sa manière, ses belles et patientes phrases serpentines qui vous étourdissent et vous poussent dans un monde dont vous ne sortez jamais indemne. J’entendais la musique de Marie-Claire Blais, son pas, ses mots et son arrangement symphonique. Assez pour avoir du mal à suivre Lambert dans une fête où les invités se retrouvent dans une demeure magnifique, une merveille d’architecture. 

Le romancier nous entraîne d’une pièce à l’autre et nous faisons la connaissance de dizaines de personnages comme si nous butinions telle une abeille infatigable dans un jardin luxuriant ou un tableau de Brueghel l’Ancien. Une écriture d’un bloc qui se dresse tel un mur, étouffe presque, du moins oppresse. Il faut dire que le clin d’œil est particulièrement réussi. Il est vrai aussi que l’on peut tout en fiction, mais peut-on aller jusqu’à paraphraser un auteur que l’on admire?

«tous et toutes la haïssent, la craignent et la haïssent, mais toutes et tous s’arracheraient le cœur à mains nues pour le lui donner en sacrifice, le poser sur un autel à sa gloire, elle est bien davantage que ce visage, ce corps, ces os, c’est le sens de nos existences qui aurait pris chair, si on avait le choix entre Céline et la vie, on choisirait Céline pour laisser nos vies s’échouer dans le désespoir et la douleur qui sont leurs plus fidèles constantes, leurs traits les plus vifs et les seuls qui nous apparaîtront à l’heure de notre mort» (p.37)

Un malaise donc, mais pas assez pour repousser le livre. Kevin Lambert m’a retenu avec ses personnages qui flottent dans un monde irréel, vivent et respirent dans des merveilles d’architecture que nous admirons dans les revues spécialisées.

 

MONDE

 

Les personnages de Que notre joie demeure sont venus me happer peu à peu. Céline surtout, une architecte qui a réussi à imposer une manière de voir et à construire des œuvres d’art que l’on visite comme des musées. Une femme fascinante avec ses espoirs et ses contradictions. L’impression qu’elle me présentait des projets qui faisaient pâlir le fameux stade olympique qui a si souvent hanté les Québécois. 

Une discipline où l’on joue avec les formes, les couleurs, la matière et surtout la lumière qui devient une composante de ces immenses constructions. Des édifices qui permettent d’oublier les hideurs du monde et vous poussent dans une dimension où la ligne, les perspectives, les espaces vous élèvent en quelque sorte. 

 

FRESQUES

 

Nous voilà dans un monde où des hommes et des femmes se déplacent dans un avion privé et dirigent des milliers d’employés, métamorphosent les cités et notre habitat, bousculent des populations en les forçant à quitter un quartier de la ville où ils sont nés. Tout ça pour construire l’œuvre qui attirera tous les regards. Parce que les conditions de vie se transforment après l’achèvement de ces monuments qui deviennent des objets de curiosité et changent le tissu social environnant.

Céline souhaite doter Montréal, son lieu d’origine, d’un édifice qui marquera la métropole et sera une référence. Un projet où elle exprimera tout son talent, dans une ultime réalisation. 

Toute la troisième partie fait un clin d’œil à Marcel Proust, à sa quête et ses recherches. Cette fois, j’étais immunisé et cela ne m’a guère perturbé. Nous suivons la chute de Céline, avec la dégringolade de certains personnages de Proust en filigrane.

 

TOURBILLON

 

Au-delà de ses affinités littéraires, Kevin Lambert nous emporte dans un formidable tourbillon où nous devons réfléchir à l’architecture, le beau et le bon, les effets de ces projets grandioses sur les populations. La hantise de l’argent et du succès qui obsèdent tous les intervenants, les haines et les coups que l’on peut s’asséner dans les coulisses pour éliminer un compétiteur ou celui qui peut contrecarrer ses ambitions. Méditation sur l’art, les médias, les affaires, les responsabilités éthiques et sociales, le travail des journalistes qui eux aussi rêvent de gloire et de renommée. Tout est passionnant et vous happe sans que vous ne puissiez lever la tête. 

«il disait en ondes, “la madame à bas-culotte qui veut nous faire la leçon”, affirmant la phrase suivante qu’elle était une étrangère qui ne connaît pas les Québécois, le vieux fond fasciste et suprématiste du Québec s’est soulevé contre eux, voilà ce qui est arrivé, ce vieux fond fasciste qui motive la gauche bien-pensante actuelle, les nouveaux prêtres et les nouvelles dévotes de la vertu défendent le maintien de l’ordre, l’idéal moral, la punition, cette dangereuse idée de pureté qui répugne à Céline» (p.235)

Kevin Lambert n’a rien perdu de son mordant et il se montre sans pitié dans cet ouvrage étourdissant. C’est brillant, fabuleux et percutant dans ce Québec qui oscille entre la gauche et la droite et ne sait plus la direction qu’il faut emprunter pour assurer son avenir et défendre son identité. 

Kevin Lambert a écrit un grand livre. Un roman troublant, juste et nécessaire. Unique. Une fresque qui secoue les assises du monde, de la finance et de l’architecture qui transcende l’espace et le temps. La construction des cathédrales, au Moyen Âge, a eu des effets pervers sur des milieux de vie et les habitudes des gens. Ces monuments survivent et nous poussent vers le haut pour oublier nos misères et nos soucis quotidiens. 

Un grand roman, je le répète. Lambert se comporte en chef d’orchestre brillant. Un livre à relire certainement pour en découvrir toutes les dimensions et la beauté, comme si on s’avançait lentement dans un immeuble pour en surprendre toutes les perspectives et les jeux de lumière qui se modifient selon les heures du jour. 

Époustouflant.

 

LAMBERT KEVINQue notre joie demeure, Éditions HÉLIOTROPE, Montréal, 384 pages.

https://www.editionsheliotrope.com/livres/que-notre-joie-demeure/