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mercredi 28 mai 2025

MARIE LABERGE TOUCHE À L’ESSENTIEL

LA VIE fait de bien drôles de choses parfois. Après avoir terminé la lecture de «Ce que murmure ton silence», le récit de Nadia Capolla qui raconte la longue agonie de sa mère, je me suis lancé dans «dix jours» de Marie Laberge, un court roman qui suit une femme qui a recours à l’aide médicale à mourir. Atteinte d’un cancer incurable, il ne lui reste que quelques semaines, au mieux quelques mois. Les grandes souffrances se pointent et la narratrice refuse de s’acharner. Elle a choisi son heure et ses filles, Isabelle et Monica, acceptent plus ou moins bien cette décision. Elle a encore un peu de temps pour contacter des proches qu’elle a perdus de vue, pour vivre intensément avec ses filles et ses petits-enfants, pour laisser la maison en ordre, comme on dit. C’est aussi le moment de jeter un regard dans le rétroviseur, de faire le point sur ses amitiés avec le plus de lucidité possible, de réfléchir au parcours qui a été le sien.

 

Marie Laberge nous entraîne dans le sillage de cette femme pour qui l’amour et la famille auront été la grande préoccupation. Le quotidien avec un mari qui l’a quittée au moment où elle ne s’y attendait guère et des amants, surtout l’un, qui a transformé sa vie. Elle a appris de ses faux pas, de ses deux filles qui sont l’envers l’une de l’autre. Le travail, la profession ou la carrière perdent alors de l’importance devant la mort.

Une femme de tête, un peu rebelle, qui s’imposait et qui pouvait impressionner son milieu. Elle se reconnaît dans sa fille Isabelle, une contrôlante qui accepte difficilement de se remettre en question et qui a la fâcheuse habitude de fuir au lieu de faire face à ses problèmes. Tout le contraire de Monica, un être doux qui cherche l’entente avec tout le monde, à l’image de son père. 

Que faire, que dire après avoir choisi le moment et l’heure du grand départ? La narratrice ne pense pas à une plongée dans l’au-delà, à une forme de récompense auprès d’un dieu qui l’a laissée indifférente. Elle écrit un journal (qu’elle va détruire, répète-t-elle et que personne ne va lire) pour réfléchir à son parcours qui a été plutôt satisfaisant, pour faire la paix avec soi et ses proches. La peur de la souffrance, une longue agonie, la perte d’autonomie justifient amplement sa décision. Elle ne veut pas dépendre des autres, surtout pour ses besoins essentiels. 

On peut appeler ça de la fierté.

Cette déchéance physique et cognitive, personne ne pouvait y échapper avant l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec de la loi sur l’aide médicale à mourir il y a dix ans à peine. Un recours qui s’est glissé rapidement dans nos vies. Les statistiques révèlent que 5717 Québécois ont choisi cette manière de mettre fin à leurs jours en 2023-2024.

 

RÉFLEXE

 

Après avoir pris sa décision, choisi la date fatidique, la narratrice regarde autour d’elle, se demande ce qu’a été sa vie et si elle a fait ce qu’elle souhaitait à vingt ans. Elle se penche avec le plus de lucidité possible sur un cheminement qu’elle ne peut changer. Les dés sont jetés pour ainsi dire. Des questions reviennent, bien sûr, s’imposent, des choses toutes simples, des rencontres, des conflits et surtout de beaux moments. Elle ne tente pas de philosopher ou de trouver une dimension métaphysique à ses pensées, de nous étourdir avec des réflexions qui coupent le souffle.

Elle profite du peu de temps qui lui reste pour faire la paix avec ses proches. Elle connaît aussi son besoin de contrôler et de savoir que tout est en place avant le saut sans parachute. Un désir de faciliter la vie à ses filles parce que c’est toujours compliqué de mourir. L’époque veut que l’on soit responsable de ses gestes et de ses décisions. La mort devient une affaire que l’on règle comme un déménagement ou un voyage sans retour. Et pourquoi souffrir pendant des semaines malgré les médicaments qui ne changeront rien?

 

«J’ai assisté aux longues heures d’agonie de ma mère. À cette interminable fin qui, comme à l’opéra, n’en finit plus de finir. C’est tellement long, mourir. Tellement d’heures de demi-sommeil où le corps s’entraîne à disparaître, puis réapparaît, hébété, surpris d’y être encore et, pour ce qui était de maman, implorant pour une pause de la douleur, la vraie, la physique qui pue la décrépitude.» (p.21)

 

Un récit direct, senti et surtout une femme qui fait preuve d’une belle franchise. L’agonie n’a rien d’une partie de plaisir, elle le sait. 

J’ai accompagné ma mère, des frères et ma sœur dans leurs derniers moments. Des heures où j’ai eu l’impression que tout s’arrêtait et que je ne pouvais qu’attendre. J’étais réduit à l’état de témoin impuissant.

Qu’écrire en pensant qu’il n’y a que quelques jours devant soi? Décrire un quotidien où il n’arrive plus rien, réfléchir à ses réussites plus ou moins connues, à des rencontres avec des hommes et des femmes qui ont changé sa vie, ses amours et peut-être aussi certaines déceptions. Comment s’empêcher de fouiller dans la grande armoire de son passé, de parler des gens qui ont été importants et de ceux qui vous ont écorché?

Certains de mes proches ont eu recours à l’aide médicale à mourir. Je pense surtout à ce neveu atteint d’un cancer du foie qui a décidé, avec sa famille, d’abréger ses souffrances. Ses enfants et son épouse étaient à l’aise avec ce choix et ils étaient tous là en ce début d’après-midi, quand tout s’est arrêté. Tous sereins et en paix lors des funérailles. C’est un peu étrange d’écrire ça. Les témoignages de ses fils étaient touchants, sentis, pleins d’amour et de sourires malgré les larmes. Un moment de grâce certainement. Mon neveu Dominique a prit la bonne décision.

 

RÉALITÉ

 

La narratrice de Marie Laberge nous entraîne dans ses amours, nous parle de ses filles si différentes, se tourne enfin vers des amis indéfectibles. Elle va mourir sans regret, certaine d’avoir fait son temps et satisfaite d’éviter les douleurs et la décrépitude. 


«Quand on a connu les joies de la chimio, c’est-à-dire l’effondrement de l’énergie vitale qui devrait servir à forcer le recul du cancer, quand on s’est vu clouée au lit, incapable de remuer sans geindre ou de seulement réclamer son calmant, une petite journée, c’est une journée ralentie, appesantie, mais pas une tragédie.» (p.31)

 

Tout ce qui a été important est effleuré par la narratrice. Elle s’attarde sur des choses concrètes, sur ses expériences, et regarde les ecchymoses qu’il faut pour devenir un être humain capable d’empathie, de compréhension et de lucidité. 

Dans les «dix étapes» de ce roman, Marie Laberge m’a fait réfléchir à ce qui reste quand on est libéré de ses obligations sociales, de ses ambitions, et qu’on se retrouve devant une fenêtre où le monde s’agite sans nous, dans un corps qui n’en peut plus de durer.

La narratrice tente de se dépouiller de tout pour arriver devant la mort nue en quelque sorte.

 

«Mourir se fait seul. Comme naître. Totalement, absolument seul, peu importe le nombre de mains qui se tendent, le pas se fait seul.» (p.70)

 

Beaucoup de ces assertions ont arrêté mon élan de lecteur. Un mot qui vous fait lever la tête et vous force à prendre une grande inspiration, à être là dans toutes les dimensions de son être, à la chance que l’on a d’entendre battre son cœur. 

 

«Comme c’est long, apprendre à bien vivre, avec ses excès et ses manques. Comme c’est court, la vie, pour le temps que l’on met à la saisir dans toute sa force, sa profondeur et sa beauté.» (p.82)

 

Marie Laberge nous donne l’occasion de réfléchir à la folle aventure de la vie, de naviguer dans un corps que l’on doit apprivoiser et aimer pour trouver sa place. Ce corps que l’on a cru immortel à certains moments et qui décide d’abandonner. L’écrivaine bouscule des clichés que l’on répète machinalement et nous offre des moments émouvants, des petits bonheurs qui passent comme des étoiles filantes. 

 

DÉCOMPTE

 

Et il y a ce décompte qui pousse la narratrice vers le dernier matin, cette heure précise où tout va s’arrêter. Elle peut encore changer d’idée, s’accorder un délai de quelques semaines pour profiter de la joie d’être, se donner la plus extraordinaire des chances d’être là. 

 

«Quel débat, ce matin! Quel déchirement et quelle impasse. J’ai l’impression d’avoir joué la mauvaise carte. Pourquoi mourir a-t-il toujours cet air de défaite? De fuite et de renoncement. Alors que c’est un sort commun. Comment sommes-nous parvenus à l’ignorer au point où ça devient une désagréable surprise quand ça survient? Une sorte de mauvais coup du sort.» (p.153)

 

Comment ne pas s’identifier au personnage de Marie Laberge, à cette femme sans nom? L’écrivaine l’a voulu, certainement parce qu’elle désire que ce soit nous les lecteurs et les lectrices qui vivent ces hésitations, ces peurs et ces craintes pendant les «dix jours» de sursis. Nous devenons peu à peu la narratrice de Marie Laberge et c’est ce qui fait la force de ce roman.

L’écriture simple est venue me faire prendre conscience du temps qui va, qui se répète et qui vous abandonne un jour ou l’autre. Que ce soit après les plus terribles souffrances ou encore parce que vous avez choisi votre heure et la journée du grand saut. 

Et, même quand tout va s’arrêter, à l’heure précise, juste avant le repas du midi, j’ai eu l’impression que l’on ne peut s’empêcher de se raconter des histoires, de s’inventer des petites fictions pour apaiser ses craintes et ses angoisses. Marie Laberge se tourne vers Nancy Huston, qui affirme, dans «L’espèce fabulatrice», que l’humain est avant tout un fabricant d’histoires. Je crois qu’elle a raison et, même si nous pouvons décider du moment de notre mort, nous ne pouvons nous empêcher d’en faire une histoire émouvante et tragique. C’est peut-être le plus grand des privilèges.

 

LABERGE MARIE : dix jours, Éditions du Boréal, Montréal, 168 pages, 21,95 $. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/dix-jours-4058.html