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mercredi 13 septembre 2023

LA RECHERCHE MÉDICALE ET SES DANGERS

QUEL ÉCRIVAIN ose s’aventurer dans le monde de la science et de la recherche ? C’est le pari que fait Anne Cathrine Bomann dans En dehors de la game, le second roman traduit du danois et publié à La Peuplade. Impossible de ne pas penser au fameux vaccin contre la COVID. La Danish Pharma travaille sur un remède qui devrait contrer les effets du deuil, la peine et la douleur qui touchent les gens qui perdent des proches. Certains basculent dans une profonde dépression après la mort d’un enfant ou d’un parent. Toute une équipe de psychologues participe aux analyses pour valider les expériences et s’assurer que le nouveau médicament est sans incidences fâcheuses chez les patients. Deux démarches se confrontent dans cette histoire passionnante. L’entreprise privée qui veut faire des sous avec sa découverte et renflouer ses coffres après avoir investi d’énormes sommes dans le projet et des universitaires qui vérifient tout afin de protéger la santé du public. 

 

Je vous épargne les questionnements du professeur Thorsten, mais il comprend rapidement que des personnes qui prennent le produit proposé par la Danish Pharma affichent une apathie inquiétante. Surtout, une indifférence de plus en plus marquée à tout ce qui se passe autour d’eux. Élisabeth, la responsable et l’âme de cette découverte, une scientifique réputée, constate aussi des comportements étranges chez les souris qui servent de cobayes dans son laboratoire. 

 

«Elle avait fait se reproduire un groupe de souris femelles pour chercher si le nouveau composé chimique pouvait éventuellement faire baisser la fertilité ou nuire aux petits, mais dans un premier temps tout avait semblé normal. En moyenne, les souris donnaient naissance au même nombre de petits que dans le groupe témoin qui ne prenait pas le médicament. Pourtant, après les naissances, elle soupçonna que tout ne se passait pas tout à fait comme d’habitude. Les petits ne prenaient pas de poids selon le rythme normal, et plus elle les observait, plus l’explication était évidente. Certaines mères étaient tout simplement indifférentes à l’égard de leur progéniture.» (p.195)

 

Le professeur Thorsten a vu des comportements similaires chez un patient. Que faire? Tout arrêter ou continuer en masquant les effets plutôt inquiétants que la Callocaïne provoque.

L’entreprise pharmaceutique veut ce médicament le plus rapidement possible parce que d’énormes sommes d’argent sont en jeu.

 

ÉLISABETH

 

Élisabeth vient de perdre son fils, et ce drame l’a laissée dans un état lamentable. Un jeune garçon plein d’avenir qui a été emporté par la maladie. Elle décide de prendre le fameux médicament pour passer à travers et continuer à travailler. Ce projet, cette découverte, c’est toute sa vie de chercheuse et de responsable d’équipe. Le projet doit aller de l’avant coûte que coûte. Elle ne peut reculer, malgré des résultats qui montrent les dangers de la Callocaïne, les effets qu’elle a constatés chez ses souris. Le professeur Thorsten a relevé les mêmes réactions chez Mikkel, l’un de ses patients. 

Un chassé-croisé de décisions et d’aveuglements volontaires s’enchaîne. Quand des sommes d’argent considérables sont en jeu, il est plutôt tentant de fermer les yeux et de foncer sans se soucier des conséquences. Ce peut être très dangereux dans le cas d’un nouveau médicament.

 

«— Pour autant que je sache, cela signifie l’une des deux choses suivantes, dit-il enfin. Soit il y a eu une erreur quelque part, probablement de la part d’Anton. L’Université d’Aarhus est une université sérieuse avec beaucoup de chercheurs compétents, et si vous n’aviez demandé avant cette affaire si l’un d’entre nous aurait pu tricher, j’aurais pensé qu’il se serait agi d’une plaisanterie de votre part.

— Et la deuxième possibilité?

— Oui, soupire-t-il. La deuxième possibilité, à laquelle j’adhère de plus en plus, c’est que quelqu’un a constaté les mêmes changements que nous. Et que pour une raison ou une autre, il a fait des manipulations sur le traitement des données pour les dissimuler.» (p.285)

 

Le roman d’Anne Cathrine Bomann se transforme en thriller où deux étudiantes du professeur Thorsten sont mobilisées pour tenter de faire éclater la vérité et stopper la mise en marché du nouveau médicament. De son côté, Élisabeth manigance tout avec un aplomb remarquable, une froideur qui illustre pleinement les dangers que représente la Callocaïne. Elle pousse des gens à des gestes irréparables sans ressentir la moindre émotion. Mikkel, dans une confrontation avec un proche, a constaté qu’il aurait pu tuer son interlocuteur dans la plus parfaite indifférence.

 

«— C’est un peu comme avoir regardé un film, non? On peut se rappeler l’intrigue, et si un de vos amis vous interroge, on peut parfaitement en parler ou dire si on l’a trouvé bon ou mauvais. C’est exactement comme ça pour moi.

Il indique de la main le landau.

— Je sais très bien ce qui est arrivé, et je n’ai aucun problème à vous dire à quel point tout a été horrible après l’accident. Mais je n’ai plus l’impression que ce soit à moi que cette histoire est arrivée.» (p.172)

 

Les employés de la Danish Pharma font tout pour que le produit soit en vente le plus rapidement possible sur les tablettes tandis que Thorsten cherche à mettre la population au courant des risques pour les consommateurs. La course contre la montre est enclenchée. Une multinationale, avec des ressources incroyables et un professeur et ses deux étudiantes qui se débrouillent avec les moyens du bord pour démontrer, preuves à l’appui, que le nouveau médicament est un danger pour ceux et celles qui pensent se guérir de la souffrance et du deuil en l’absorbant. Deux jeunes femmes bien différentes deviennent des éléments clefs de cette course à obstacles. 

 


FASCINATION

 

J’ai lu ce gros roman de près de quatre cents pages en deux jours, n’arrivant plus à m’en détacher. Complètement aspiré par les intrigues de ce polar médical et des personnages attachants, me répétant qu’il y avait des drames et des affrontements semblables dans le monde de la recherche. Nous sommes dans un milieu où l’ambition et le succès individuels prennent souvent le pas sur la rigueur scientifique et les protocoles qui doivent se faire selon des normes et des procédures strictes et ne jamais mettre la santé des gens en danger. On apprend régulièrement que certains ont manipulé des chiffres ou des éléments pour publier et faire les manchettes. 

Un livre d’une formidable intelligence. Anne Cathrine Bomann est une magicienne qui tire les ficelles et vous attire comme une araignée dans sa toile. Ça ne peut laisser indifférent et surtout c’est d’une prodigieuse actualité avec la course aux médicaments pour contrer les virus et les nombreuses maladies qui affligent les populations. Imaginez le succès commercial d’une entreprise qui inventerait un produit qui pourrait guérir des cancers incurables. 

Un monde fermé, secret et jaloux de ses prérogatives que cette écrivaine danoise nous permet de voir de l’intérieur. Un livre passionnant, juste, magnifiquement traduit. Un véritable plaisir.

 

BOMANN ANNE CATHRINEEn dehors de la game, La Peuplade, Chicoutimi, 408 pages.


https://lapeuplade.com/archives/livres/en-dehors-de-la-gamme

 

lundi 26 août 2019

UNE VIE À ÉCOUTER LES AUTRES

J’AIME LES TRADUCTIONS parce qu’elles permettent de connaître des écrivains que nous ne pourrions découvrir autrement. La barrière des langues existe malgré la présence des réseaux sociaux qui abolissent temps et espace. Ce « passage » demeure plus que jamais pertinent et rend possibles des aventures inoubliables. Je n’aurais jamais lu Dostoïevski et ses incroyables romans à dix-huit ans sans les versions françaises. La découverte des Frères Karamazov et de l’Idiot a bousculé ma vie. Combien de grands  écrivains j’ai fréquentés grâce au truchement comme on disait il n'y a pas si longtemps ! Je pense à Gabriel Garcia Marquez, Günther Grass et bien d’autres. Mes plus récentes trouvailles sont certainement Heather O’Neill et Emma Hooper, deux femmes importantes, magnifiquement traduites. La magie est toujours là avec Agathe, un roman d’Anne Catherine Bomann, une écrivaine d’origine danoise. Une première fiction qui s’impose dans une vingtaine de langues et rejoint ainsi de nombreux lecteurs.

Un psychanalyste, après des décennies à écouter les grands et petits problèmes de ses patients, calcule les jours qui restent avant son départ à la retraite. Une sorte de décompte comme on le fait avant le contact et l’envol dans l’espace à bord d’une navette. Tant de jours, de consultations et de rencontres. La grande libération approche et le bon médecin pourra s’avancer dans son autre vie.
Drôle de métier que celui de s’asseoir dans un bureau, un peu en retrait des visiteurs qui s’allongent, se confient et déversent leur trop-plein. Un moment de relâchement que cette station horizontale, l’abandon que nous vivons tous avant de glisser dans le sommeil ; un flottement où tout remonte à la surface, les grands comme les petits problèmes, les événements qui font que nous claudiquons dans notre quotidien ou que nous avons du mal à respirer.
Toute une vie à écouter ces femmes et ces hommes qui se répètent depuis des années. Le spécialiste est de moins en moins attentif, on le comprend. Le psychanalyste se perd dans des dessins, une sorte de tic qui lui donne une contenance. Les confidences deviennent un murmure, un bruit quasi inaudible comme cette musique que personne n’écoute dans les endroits publics. Le médecin de 72 ans est las et même s’il a encore un bout de chemin à parcourir avant la libération, il refuse obstinément d’accepter de nouveaux patients.
Pourtant, la retraite n’a rien de bien séduisant pour ce solitaire. Il n’est pas en très bonne forme physique, vit seul dans un appartement depuis toujours. Sa grande passion reste l’écoute de la musique, même s’il craint de déranger un voisin qu’il n’a jamais croisé. Il s’avérera que l’homme est sourd. Il vit sur la pointe des pieds, retient son souffle, se perd dans ses habitudes et risque de connaître une solitude assez éprouvante.

Le temps s’écoulait en moi comme l’eau au travers d’un filtre rouillé que personne ne se décide à changer. Ainsi, par un après-midi pluvieux d’un gris de plomb, j’avais parlé sans l’ombre d’un engagement avec sept patients, et il ne m’en restait plus qu’une seule avant de pouvoir rentrer à la maison. (p.17)

L’homme s’est tenu pour ainsi dire en marge du monde et de la vie de ses semblables avec ce travail qui peut devenir particulièrement lassant, j’imagine. Certains de ses patients reviennent depuis des années et abordent des sujets qu’ils ne veulent pas secouer bien souvent. L’envie de les bousculer passe par la tête du patricien de temps en temps, mais il doit demeurer une oreille avant tout. C’est facile de se plaindre de tout et de rien sans jamais décider de changer quoi que ce soit. J’ai connu ce genre de personne qui répétait les mêmes gestes, ressassaient des phrases et des constats du matin au soir. Le travail du psychanalyste consiste à canaliser ces frustrations.
Le bon docteur n’a plus de surprise lors de ces rencontres. La plupart du temps, il fait semblant d’écouter. Il a développé des trucs pour montrer qu’il est bien là. Grogner à certains moments des confidences, hocher la tête et surtout laisser croire qu’il note des mots même s’il répète des dessins qui pourraient en dire long sur lui s’il prenait la peine de les scruter.

AGATHE

Une nouvelle patiente se faufile dans la liste des rendez-vous. Elle a insisté, s’est acharnée et s’est imposée. Le médecin doit la recevoir et l’écouter, la profession l’oblige. Agathe Zimmermann a fait des séjours en institutions psychiatriques et subi des traitements fort discutables. Il n’est pas si loin le temps où l’on infligeait des décharges électriques à des personnes qui éprouvaient des troubles de comportements. On connaît maintenant les conséquences de ces expériences. Des drames innommables. Je pense à Alice Roby qui n’a jamais plus été la même après ces traitements.
Tout change. Agathe secoue le médecin et c’est comme s’il reprenait goût à son métier et à la vie.

D’une manière ou d’une autre, au fond, je souhaitais être assis là tout seul et me prendre en pitié. Pourquoi, c’est ainsi même que cela commençait toujours, n’y avait-il personne qui vous disait ce qui arrivait au corps quand on vieillissait ? Qui vous parlait des articulations douloureuses, de la peau excédante et de l’invisibilité ? Vieillir, pensai-je, pendant que l’amertume se déversait, consistait surtout à observer comment la différence entre son moi et son corps grandissait et grandissait jusqu’à ce qu’un jour on soit complètement étranger à soi-même. (p.24)

Bien sûr, le code de déontologie interdit les contacts avec les patients. Mais pour une fois, la thérapie va dans les deux sens. Elle agit autant sur Agathe que sur le médecin. C’est là que le roman de madame Bomann devient singulièrement captivant. Agathe réussit à secouer le spécialiste qui ne demandait qu’à s’enterrer dans ses habitudes, qu’à mourir à petit feu dans son appartement.

L’excitation m’habitait toujours comme une onde de choc émoustillante lorsque je fermai derrière moi la porte de la maison. J’avais le sentiment d’avoir découvert un secret que je désirais partager avec quelqu’un ; comme si j’avais reçu un cadeau merveilleux mais interdit. Ça cognait dans mon corps, je ne cessais de voir la bouche ouverte d’Agathe, son chemisier ajusté à son corps mince. Un instant, je me soumis au plaisir. Puis, j’ouvris les yeux de nouveau. Ça n’allait pas. Agathe était ma patiente, j’étais son médecin et mon travail était de l’aider ! (p.79)

Il découvre une musicienne, une artiste qui a eu l’impression d’être un objet qu’on manipule. Son père était aveugle et ne pouvait « la voir » qu’en la touchant. Ces explorations ont perturbé la jeune fille et l’ont empêchée de vivre normalement sa vie.
Le psychanalyste s’éveille, regarde autour de lui, s’attarde à sa secrétaire qu’il a côtoyée pendant des années sans vraiment la voir. Son mari se meurt d’un cancer et le médecin lui rend visite, connaît un moment intense. Comme s’il plongeait dans un bain de vie. Surtout, il découvre une autre femme que l’employée désincarnée et efficace. Il ressent enfin des émotions, le désir et l’envie de parler avec quelqu’un en dehors des balises de son travail.

— C’est un fait. Seulement pour moi ça manque toutefois de sens que vous vous imaginiez être un expert en souffrances de l’âme, si vous n’avez même pas pris conscience que vous-mêmes allez très mal. (p.127)

Que dire de ce roman plein de finesse et d’attentions qui cerne la vie et vient bousculer des habitudes qui peuvent étouffer. Tous les interdits que l’on s’impose et qui finissent par tuer à la longue. Que j’ai aimé cette empathie et cette recherche de l’autre. Une belle façon de se glisser dans les turpitudes de l’âme et de s’ouvrir à ses proches. Un homme ou une femme, je crois, ne peut s’épanouir qu’au contact de ses semblables et qu’en occupant toutes les dimensions de son esprit et de son corps. J’aime ces livres intelligents qui font confiance aux lecteurs. C’est là que je trouve la pertinence de la littérature et de la fiction, sa nécessité même. Et il me reste maintenant à essayer cette fameuse recette de gâteau aux pommes que le médecin réussit pour une première fois. Ça me semble très bon. Et si lui, qui n’a pratiquement jamais utilisé ses doigts, y parvient, je devrais y arriver et me régaler. Je vous tiens au courant.


BOMANN ANNE CATHERIEN, AGATHE,  Éditions LA PEUPLADE, 2019, 176 pages, 21,95 $.


http://lapeuplade.com/livres/agathe/