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jeudi 24 juin 2021

LE MONDE PARFAIT DU NUMÉRIQUE NOUS MENACE

J’AI LU LES DEUX PREMIERS livres de Renaud Jean, un écrivain qui m’a étonné par sa justesse et sa pertinence. Rénovation, paru en 2016, nous plonge dans le monde d’un individu chassé de son appartement par des travailleurs. Le narrateur vit la perte de son espace et de son intimité. C’est certainement la pire chose que peut vivre un humain ou un groupe. Ce fut le drame des autochtones d’Amérique avec la venue des Européens. Quelques-uns au départ et après des milliers de «visiteurs» qui s’approprient tout le continent, ne laissant rien aux peuples premiers. Dans Grande forme, Renaud revient sur cette perte de soi et aborde une réalité qui inquiète nombre d’observateurs. La multiplication des réseaux sociaux, le rapt de son espace vital et de son identité, de ses données personnelles, frappent un peu tout le monde et trouble certainement cet écrivain qui sort des sentiers battus. 

 

Encore une fois, le narrateur de Renaud Jean subit l’invasion. Les parents de sa conjointe Jeanne s’installent dans l’appartement qu’il partage avec elle. Il doit leur céder sa chambre et petit à petit il n'a plus d'endroit où respirer. L’homme perd ses points de repère et doit fuir de plus en plus souvent, devient une sorte d’itinérant qui trouve refuge à la bibliothèque ou dans certains lieux publics de la ville où il n’est jamais seul.

 

Jeanne m’apprend soudain que ses parents seront là dans une heure. Je m’étonne qu’elle ne m’ait pas informé de leur visite et le lui dis. Tournée vers la fenêtre, elle me répond qu’elle croyait l’avoir fait et me demande de l’excuser. Elle ajoute qu’ils seront là pour trois ans. Trois ans! m’exclamé-je, mais où les installerons-nous? Les mains dans le bac à vaisselle, je m’entaille un doigt avec un couteau que Jeanne y a glissé à mon insu. Je quitte la cuisine pour la salle de bain, où je cherche en vain les pansements. Jeanne me rejoint et m’invite à me calmer. Je m’assieds sur le bord de la baignoire tandis qu’elle bande mon doigt délicatement. Ah, Jeanne. Le temps que cette blessure se cicatrise, lui dis-je, je ne serai plus bon à rien. (p.18)

 

 

Le narrateur baisse la tête et accepte les pires situations sans trop maugréer. C’était le cas également dans Rénovation où l’homme, enfermé dans un camp doit travailler comme chef de train, devient une sorte de robot. Cette fois, l’écrivain va beaucoup plus loin. Le héros se réfugie d’abord chez son cousin Serge-Olivier où son intégrité est grugée jour après jour. Il doit se départir de toutes ses possessions et rapidement ne reste que sa valise et ses souvenirs. Arrive la dernière étape, la plus terrible, l’ultime dépouillement. 

 

NUAGE

 

On l’incite, autant dire qu’on l’oblige, à rencontrer Anne-Frédérique qui numérise ses documents. Tout y passe. Des premiers instants de sa vie jusqu’aux moments récents, tout est expédié dans le nuage. Ce lieu ou cet espace, je ne sais comment le nommer, n’a pas d’adresse postale ou de numéro de porte. (C’était la caractéristique du Dieu dans mon enfance. Il était partout et nulle part.) Le narrateur est dépouillé de ce qui constitue son histoire, de ses artéfacts qui le définissent et en fait un individu unique et original. Bien plus, après la numérisation de chaque document, on les projette sur la façade de l’édifice où travaille Anne-Frédérique. Les citadins peuvent les voir et les lire. Autrement dit, ce qui était privé devient le bien de tous les citoyens. Au bout de cet effeuillage, notre homme se retrouve dans un vaisseau spatial, en route vers la planète Mars. Il y vivra peut-être la paix et la fin de cette incroyable persécution. La numérisation a violé son âme, son être, lui a volé ses souvenirs et son passé. Il n'est plus qu’un corps creux que l’on manipule comme un bibelot.

 

Nous sommes une centaine à partager un silence bouleversé. Des personnages comme moi, dont on a voulu ranimer l’existence paralysée, parasitaire. Que puis-je espérer maintenant si ce n’est de trouver un peu de réconfort auprès de ces compagnons d’infortune? Le voyage sera long encore et débouchera sur une vie incertaine, soumise aux radiations, à la peur, mais je veux espérer malgré tout que la paix viendra enfin, oui, là-bas dans un nouveau monde, annihilant les sempiternels tourments de mon âme, résorbant pour de bon l’action du mal - une grande paix. (p.133)

 

Bien sûr, cette entreprise est promise à l’échec. Peu importe où l’on se réfugie, on garde toujours dans ses bagages ses lubies, ses obsessions et ses angoisses. L’expérience de l’Amérique encore une fois a été une catastrophe. Les migrants qui rêvaient d’inventer une société différente n’ont rien trouvé de mieux que de répéter les mêmes bêtises et de tout saccager.

 

BASCULE

 

Ce court roman, malgré son apparente banalité, effleure des questions essentielles, vitales qui hantent l’homo sapiens depuis des millénaires. Comment vivre en paix, sans souci et tourments? Comment retrouver ce paradis biblique où tout était bonheur et harmonie

L’humain ne cesse de secouer des concepts pour s’accrocher. Il a créé des mythes d’abord, des religions, un Dieu que l’on impose dans des guerres folles pour inventer une société meilleure en oubliant de consulter les vaincus. Le plus fort possède la vérité et dicte les règles envers et contre tous.

De nos jours, nous ne jurons que par l’ordinateur et le virtuel qui permettent de basculer dans un monde idéal où toutes les références connues tombent devant un nouvel algorithme. Tout l’intime, l’être, la liberté assumée se retrouve sur les réseaux sociaux. Jamais le soi n’a été bousculé comme maintenant.

 

Les heures passent mal, languissantes et heurtées, puis c’est l’après-midi, les sables mouvants qui m’entraînent vers la sieste. Combien de semaines ou de mois, d’années ou de siècles depuis que j’ai commencé à enchaîner ces histoires de voyages dans le temps, de vols intergalactiques, de mondes parallèles? Je ne sais plus ce qui m’intéresse. Plus rien ne m’intéresse. L’idée me traverse parfois de lire un roman, mais en aurais-je l’énergie, et puis quel roman? S’asseyant le soir avec moi dans le lit, si elle ne rentre pas trop tard, Jeanne me demande comment je vais. Nous restons sans parler dans le noir en songeant à je ne sais quoi. La nuit va venir à laquelle succédera un jour neuf précédant une nuit de plus. (p.112)

 

Un personnage hypocondriaque, arrivant mal à socialiser, bien sûr, mais surtout une machine terrible le dépouille de tout ce qui constitue son être. La perte totale de soi avec la complicité de ses proches.

Une façon subtile d’aborder une question qui inquiète, surtout avec le vol d’identité dans les institutions financières et les attaques cybernétiques ciblées. Les accusations, les diffamations font partie maintenant de la réalité quotidienne, les fausses nouvelles et les rumeurs. Les réputations sont taillées en pièce et les réactions grossières pullulent.

De plus en plus, l’individu, qui n’a cessé de lutter pour conquérir une certaine liberté de penser et d’expression, se voit miné dans son intégrité. Les frontières du soi tombent avec le virtuel.

L’intimité de centaines d’hommes et de femmes s’étale dans leurs publications sur Facebook ou Instagram. Nous apprenons ce qu’ils achètent, mangent, regardent à la télévision, comment ils occupent leurs loisirs; combien de kilomètres de vélo ou de course à pied ils font dans leur matinée! Certains vont jusqu’à partager des moments de leur vie amoureuse. Les écrivains terminent leur journée en faisant savoir à tous qu’ils ont ajouté 2000 mots à leur texte, comme si c’était un exploit. Ont-ils seulement accumulé des phrases, comme les blocs d’un jeu de lego, ou ils se sont battus avec la langue et quelques idées?

 

SUBTILITÉ

 

Tous prisonniers de cette immense toile numérique, une sorte de paradis où Dieu dans un écran compile des données et biffe tout ce qui lui déplaît. Nous voilà dans un monde idéal, parfaitement lisse où tous ont droit à quelques octets de mémoire. La mythologie de l’éden trouvera-t-elle sa réalisation dans ce nuage impalpable, la totale dépersonnalisation et l’annihilation du soi

 

Je me lève et vais me rafraîchir à la salle de bain. Le dortoir est une fournaise, mais je ne me suis pas encore résolu à passer la nuit dehors, comme tant d’autres. La crise climatique m’agite jusqu’à l’aube. Je n’aurais pas dû lire ces magazines, hier, sur la destruction des écosystèmes, le déclin de la biodiversité, la fin de la vie sauvage. Je suis sorti de la bibliothèque dans un état lamentable, la poitrine oppressée. Il y avait partout des véhicules utilitaires sport, sous un ciel de smog, dans des rues en fusion… L’homme du lit voisin se penche soudain vers moi et me murmure qu’il n’en peut plus de m’entendre penser. Aurais-je l’obligeance de cesser de remuer? (p.64) 

 

Renaud Jean frappe fort et touche une problématique que nous avons du mal à cerner. Un texte troublant et subversif malgré la simplicité de l’écriture. Cette fois, il nous pousse là où il n’y a plus de retour possible. L’auteur bouscule les individus, le couple, l’amitié, la société qui prend tous les moyens pour encadrer ce soi récalcitrant. Un roman qui fait mal à l’être et à l’intelligence.

 

JEAN RENAUDGrande forme, Éditions du BORÉAL, Montréal, 2021, 18,95 $.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/grande-forme-2773.html

vendredi 7 octobre 2016

Renaud Jean démonte les fils de notre société

  
DEUX HOMMES DÉBARQUENT dans l’appartement d’un locataire, s'installent et entreprennent de le transformer. Il n’est plus chez lui et peu à peu, il doit fuir. Il trouve refuge dans les bibliothèques où les responsables n’aiment pas le voir traîner. Des policiers l’arrêtent et l'obligent à suivre des thérapies et un conditionnement au travail, à respecter les directives des intervenants qui l’aident à s’intégrer. Il deviendra chef de train et verra le monde changer autour de lui.

Renaud Jean dans Rénovation nous plonge dans un univers familier et inquiétant. Le personnage doit se plier au monde du travail. Dans notre société, tu n’existes que par les fonctions ou le titre que tu possèdes, le rôle que tu joues. Les errants et les flâneurs dérangent et ils sont de moins en moins tolérés.
Les femmes et les hommes s’appartiennent de moins en moins comme individu. Ils doivent se mettre au service de la société et faire souvent fi de leurs préférences. La liberté est de plus en plus une notion abstraite. Pourtant le goût de vivre loin des agitations du monde a toujours existé. Il n’y a pas si longtemps, au Québec, des hommes ou des femmes s’installaient en forêt et prenaient le temps de regarder la vie autour d’eux. J’ai eu un oncle qui a vécu toute sa vie à l’écart, dans un camp au bord d’une rivière, et il semblait plutôt heureux. Que dire des recluses et des moines qui cherchaient la solitude, le silence pour oublier les turpitudes de leurs contemporains ?

Je somme les deux hommes de quitter les lieux. Allongés sur leur lit, ils ne réagissent pas. Se sont-ils assoupis ? Je les interpelle en haussant le ton, mais ils n’ouvrent même pas les yeux. Je me tiens debout au milieu de la cuisine, en caleçon, entre un Scandinave et un Japonais qui viennent d’élire domicile chez moi, dans mon appartement, mon appartement qu’ils prétendent rénover : la chose me paraît d’autant plus invraisemblable que je n’ai été informé de rien. À ma connaissance, aucuns travaux ne sont prévus dans l’immeuble. (p.9)

Le personnage se réfugie dans les bibliothèques. Le lieu n’est pas choisi au hasard, du moins j’aime le croire. Quelle est la place du livre et de la littérature dans notre société d'agités ? Les livres et la pensée sont confinés dans ces lieux surveillés et pas question d’y dormir. On le sait, les sociétés autoritaires n’aiment pas les écrivains et les livres.
Après son arrestation, notre itinérant doit entreprendre sa rééducation. Il vivra de véritables lavages de cerveau où on le persuade de travailler, de devenir un rouage de la société. Son stage dans un relais touristique sera singulièrement absurde. Il devient chef de train, y trouve une certaine satisfaction dans un parc qui s’agrandit constamment pour devenir de plus en plus monstrueux. Une caricature de la société et des forces qui s’y affrontent, des manœuvres de certains pour s'approprier des privilèges.
Je n’ai pu m’empêcher de penser à L’expérience interdite de Ook Chung où l’on enferme des écrivains dans des cages pour qu’ils sécrètent l’œuvre parfaite. Une lecture perturbante qui nous fait réfléchir à ce que l’humain deviendra dans notre monde et à ce que nous valorisons.

SOCIÉTÉ

Renaud Jean s’interroge sur la liberté individuelle de plus en plus menacée par des contraintes qui font de l’humain un rouage d’une machine qui avale tout. L'apathie et la docilité des gens.
Le monde a vécu une mutation quand Henry Ford a eu l’idée de la chaîne de production pour fabriquer ses automobiles. Charlie Chaplin en a fait une caricature géniale dans son film Les temps modernes. On dit que les travailleurs ont eu du mal à s’adapter à l’époque parce qu’ils n’avaient pas l’habitude de répéter un même geste pendant des heures. Cette machine broie l’individu comme le personnage de Charlot qui est avalé par les engrenages.

Je m’adapte mal à la vie en communauté. La compagnie forcée des autres hommes me défait. Invité à parler, poussé à agir, obligé à des interactions infinies (depuis mon arrivée, on m’a astreint à une série d’activités de socialisation), je lutte contre un sentiment d’éparpillement qui ne me quitte plus. Mes efforts pour me rassembler, dans la solitude retrouvée de la nuit, échouent lamentablement, l’appel du sommeil étouffant mes velléités. Honteux de ne pas savoir résister davantage au maelström de la petite société du Centre, je me traite de faible, de misérable et souhaite disparaître. (p.36)

L’homme appartient-il à la société et est-il libre de ses gestes et de ses idées ? La question ne se pose pas dans Rénovation. Les dirigeants utilisent tous les moyens pour le faire entrer dans le rang. L’originalité, la différence y perd son sens. Il devient un robot qui répète des gestes et se sent de plus en plus étranger. Ce personnage reste anonyme, sans passé, un numéro qui se met au service du train, effectuant toujours un même parcours qui ne cesse de s’allonger. Il deviendra désuet, on s’en doute, avec tous les changements technologiques.

FRISSONS

Jean nous dresse un portrait assez inquiétant. On se rend compte rapidement que chacun utilise l’autre pour en retirer des avantages. Tous cherchent à améliorer leur sort en manipulant son voisin. Il y a toujours des rusés pour vous faire croire qu’ils pensent à votre bien en rognant votre liberté et votre espace.
L’homme devient obsolète, peu performant et inutile dans cet univers. Je parle d’hommes depuis le début de cette chronique parce qu’il n’y a pas de femmes dans l’oeuvre de Renaud Jean. À croire qu’elles sont disparues de la surface de la Terre et que les mâles se reproduisent entre eux.

Pourquoi ne se révolte-t-on pas ? Tout le monde porte déjà l’uniforme en attendant d’être convoqué. Chacun rêve du poste qu’il obtiendra et anticipe sur ses responsabilités futures, convaincu qu’elles seront d’importance. (p.83)

J’ai souvent pensé à L’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse qui m’a secoué au temps de mes études universitaires. Il démontrait que l’humain avait perdu sa liberté de choix pour ne garder qu’une dimension, soit celle de consommateur ou de producteur d’objets. Le philosophe publiait son livre aux États-Unis en 1964 et il était traduit en français en 1968. Un essai remarquable qui est demeuré percutant même si on a fait des bonds incroyables dans la « mécanisation » de l’humain. Il tenait cette réflexion avant l’arrivée de l’ordinateur, du monde binaire qui a encore accentué l’unidimensionnalité de l’humain.
Qui s’attarde de nos jours à parler de liberté, à vouloir comprendre la vie et la place de l’être dans l’univers ? Les humanistes, les penseurs, les philosophes et les sociologues n’auront bientôt plus leur place dans les universités. L’humain est une quantité négligeable dans la logique de productivité et de rentabilité qui met en danger l’avenir de la Terre. Cette approche est à l’origine de toutes les perturbations, des guerres absurdes, des massacres écologiques et des génocides. Faut croire que nous revenons lentement vers la barbarie et la sauvagerie au nom de la modernité.
L’allégorie de Renaud Jean est particulièrement efficace. L’écrivain montre l’absurdité d’une société qui ignore la culture, la pensée et l’intelligence. Son personnage est à l’image de ce que sont de plus en plus les humains. Un numéro d’assurance sociale, un NIP ou un mot de passe pour avoir accès au merveilleux monde de la consommation et du nuage numérique, devenir chasseur de Pokémons et la vedette du Selfie.

RÉNOVATION de RENAUD JEAN est paru chez BORÉAL ÉDITEUR.

PROCHAINE CHRONIQUE : SPLENDEUR AU BOIS BECKETT d’ÉTIENNE BEAULIEU publié chez NOTA BENE.

http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/renovation-2510.html

dimanche 26 janvier 2014

Que vont devenir ces jeunes sans avenir ?


Un écrivain inconnu, des nouvelles signées Renaud Jean. Un premier livre. À quoi s’attendre ? Une voix originale, un monde singulier, un regard sur la vie, une écriture qui accroche. Un quelque chose aussi qui retient, permet de lui faire un peu de place dans votre bibliothèque. Il faut cet étonnement même si vous connaissez l’écrivain et ses livres. Je cherche l’éblouissement, une respiration jusqu’au bout de la dernière phrase. Les écrivains qui vous renversent dès les premières lignes sont rares. Hervé Bouchard est peut-être le dernier à avoir réussi l’exploit avec moi.

Retraite. Neuf nouvelles pour un écrivain de 32 ans qui a fréquenté l’Université de Montréal, fait une maîtrise en Études françaises. Étrange titre pour un auteur qui amorce sa carrière. Peut-on commencer par la fin ? Un mot qui a fait rêver bien des hommes et des femmes de ma génération. Ce n’est pas la vie rêvée, les voyages, la découverte avec Renaud Jean.
Une station perdue dans un lieu désert. Un film de Sergio Leone peut-être qui montre la désolation, l’isolement, l’attente. Un endroit où le temps dort dans un tas de poussière. Qui sait ? Un lieu où plus rien n’arrive. Est-ce seulement imaginable ? Si c’était le cas, le rêve se transformerait vite en cauchemar.

On m’a affecté à la station de la Grande Aventure il y a maintenant dix ans. (p.9)
Située en rase campagne, la station est isolée de la ville la plus proche par plusieurs dizaines de kilomètres. (p.9)
Il faut dire que le trajet se fait obligatoirement à pied, aucune route ne menant jusqu’ici. (p.10)

Des hommes et des femmes viennent, montent dans un train et partent pour la Grande Aventure. Et tout recommence. Allégorie de la vie, de la course vers la mort… On ne sait trop. Le gardien de la station raconte son quotidien, le seul à avoir un peu de consistance. Un exécutant qui évite les questions, se contente de sa vie toujours semblable, un peu absurde. Une solitude existentielle, qui s’incruste dans l’être. L’ambiance des romans catastrophiques comme dirait Samuel Archibald.
Second texte, une thématique qui se déploie en trois mouvements. Un petit-fils rencontre son grand-père dans un foyer pour personnes âgées. Un jeune homme retourne chez ses parents partis en voyage pour s’occuper du chien. Regard sur son passé, l’enfant détestable qu’il était. Enfin un couple visite un loft pour s’y installer, imaginer l’avenir peut-être. Pour Véronique oui, pas pour l’homme.
Belle description de la vie d’un homme dans un foyer pour retraités qui égrène les jours comme un chapelet dans le premier tableau. L’avenir s’est retourné devant. La mort peut venir, il l’attend, la recevra en silence, résigné devant ce petit-fils qui ne songe qu’à s’éloigner. Le temps s’étire. Quelques minutes deviennent une éternité dans ces chambres qui ressemblent à des cages. Une vie recroquevillée dans le présent, sans espoir, sans même le plaisir de réinventer le passé en jonglant avec des histoires. Très bon texte.

J’ai observé la chambre. Elle était petite. Des objets que j’avais toujours connus dans la maison de mon grand-père me paraissaient incongrus dans cette pièce anonyme. Ses choses se réduisaient désormais à bien peu, et ce peu néanmoins détonnait, ce peu était comme de trop. Mon grand-père a croisé et décroisé les jambes. (p.23)

L’impression que même le grand-père est de trop dans cette chambre. 
Avec Sous le pôle, Renaud Jean aborde une thématique qui le suivra dans plusieurs de ses nouvelles. Ses personnages détestent leur travail et plus rien n’arrive à les stimuler. Ils survivent, incapables de secouer leurs habitudes, de se donner un élan. S’ils agissent, c’est pour faire du sabotage, mais sans idéologie révolutionnaire. Ils sont des pions qui n’ont aucun espoir de véritable changement. Peut-être aussi que cette dimension de la vie, le rêve n’existe plus. Ils sont des perdants dans un monde dur, hostile. Des êtres qui ne cherchent qu’à se recroqueviller et ne plus bouger, ne plus penser, ne plus avoir à prendre de décisions. Un rêve absurde et cauchemardesque.
Je sortais d’une période difficile — à vrai dire, je n’en sortais pas —, et la perspective de quitter ma chambre, de m’exposer au-dehors, ne serait-ce qu’un après-midi, ne me disait rien. (p.71)

Accablé par ma famille, blessé par mes amis, j’avais décidé de ne plus voir personne. (p.84)

Renaud Jean décrit un jeune homme déçu, déprimé, sans volonté, sans idéal. Des mollusques qui souhaitent s’enfermer dans une chambre, attendre sur un lit en examinant le plafond. Lire un peu parfois. Un désir peut-être : celui de se changer en amibe et d’épingler le temps au mur.

Pourquoi les choses doivent-elles changer ? (p.113)

Pas même le désir d’en finir. Un état d’inertie pathétique.

Je préférais me tenir à la lisière du monde, en retrait de l’action. (p.117)

Quelques-uns rêvent de tout faire sauter. Ce geste leur permettra de devenir une chose parmi les choses.
Aucune relation ne peut s’établir avec les femmes qui restent animées, volontaires, curieuses, vivantes et belles de projets. Les couples ne peuvent durer avec ces hommes qui ne souhaitent rien, surtout pas faire des enfants. J’ai songé à Jérôme Borromée de Guillaume Bourque. Sans être aussi passif, Jérôme est incapable de décider quoi que ce soi. Il tente de s’en sortir, mais reste un faible que la vie bouscule. Là aussi les femmes sont les meneuses et les agissantes.
Chez Guillaume Bourque et Renaud Jean, même chez Fred Dompierre, les adultes mâles sont des êtres éteints. Si ces personnages reflètent les jeunes de maintenant, il n’est pas étonnant de voir les filles mieux réussir à l’école. Ces garçons viennent me chercher. Des indifférents ou des délinquants qui ne pensent qu’à détruire. Mort à tout idéal. Vraiment dérangeant.

J’avais éprouvé un étonnement considérable à cette annonce de notre rupture, me demandant ce qui justifiait un tel bouleversement de notre existence. La question, toutefois, ne parvenant pas à s'exprimer, était restée en suspens. Je n’avais su qu’acquiescer à Catherine, avant de me replier dans un silence confus. Les semaines suivantes, après son départ, ayant comme perdu toute aptitude au travail, j’avais glissé dans un désœuvrement complet. (p.181)
La lecture devient une forme d’autodéfense contre le gouffre qui aspire les personnages masculins de Renaud Jean. Un monde cruel, sans espoir où les hommes et les femmes ne peuvent penser à l’avenir. J’avoue en être sorti perturbé. Un univers où le lecteur que je suis a eu bien du mal à s’accrocher. Je ne suis pas du côté de la désespérance du monde. Il faut du rêve, de l’utopie sinon la vie est absurde. Le pouvoir de rêver est peut-être ce qui rend l’existence acceptable.

Retraite de Renaud Jean est paru aux Éditions du Boréal, 200 pages, 19,95 $.