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mercredi 21 février 2024

UN VRAI WESTERN À LA SAUCE JEANNOISE

RENÉ ET COWBOY sont des beaux-frères dans la vie et des partenaires à l’ouvrage. Ils dégagent les entrées dans les beaux quartiers pendant l’hiver et l’été, ils réparent les toits des maisons qui ont besoin d’être rafraîchis. Rien de particulier dans ces jobs, sauf que pendant la belle saison, ils travaillent au noir. Cowboy recycle souvent du matériel volé et fait un prix spécial à ses clients qui ne demandent qu’à fermer les yeux et à ressentir des frissons en pensant faire une passe.

 

Je ne sais comment interpréter le titre du roman de Sébastien Gagnon et Michel Lemieux. Noir deux tons. Les écrivains évoquent certainement la couleur du bardeau d’asphalte qu’ils utilisent ou la nature de leur emploi. Parce que ce recouvrement est offert en plusieurs teintes, surtout le noir, deux tons, ou le gris. Et Cowboy n’aime pas du tout la nouvelle tendance, le matériel bleu. Ça ne fait pas trop viril à son goût. Mais qui peut aller contre les penchants de la mode. 

Travailler au noir, ou être payé sous la table, c’est prendre des contrats sans signer de paperasse, se faire rémunérer en argent sonnant. Aucune trace, aucun scribouillage, ni vu ni connu. Et Cowboy tient à sa réputation de bien réaliser la job. Tout cela est illégal, surtout quand on utilise du matériel «recyclé», mais ce type de comportement est encore fréquent. Les deux comparses exercent leur art à Normandville. C’est bien connu qu’on ne retape pas les toits des taudis, et les gens qui habitent ces endroits n’ont pas les sous pour ce genre de rénovation.

 

OISEAU

 

J’ai eu l’impression en lisant le roman de Sébastien Gagnon et Michel Lemieux, de voir en René un oiseau de proie jouqué sur un toit qui surveille tout ce qui se passe dans les alentours. Surtout les femmes, les jeunes filles qui profitent des jours chauds pour s’étendre au soleil et refaire leur bronzage, chasser la pâleur de cette peau qu’un hiver un peu long rend trop visible. René repère tout de son perchoir et n’attend que l’occasion de foncer sur sa victime. D’autant plus qu’il est bel homme et qu’il plaît. Un gars libre, sans attaches, sûr de soi, grand buveur et qui ne dit jamais non à une bonne bagarre. Il aime l’amour, les corps à corps, et ne refuse jamais une invitation, une nuit torride ou encore une baise rapide lors du breake. 

 

«Travailler sur une toiture, c’est plonger dans l’âme du voisinage. C’est aussi donner son show sur un stage en hauteur. On a une vue privilégiée sur les gens du quartier, qui s’habituent à votre présence, à la façon des écureuils. On peut alors les nourrir ou les tirer, au choix. René choisit toujours de les tirer.» (p.106)

 

Cowboy était marié à la sœur de René qui est décédée, il y a quelques années, d’un cancer. Malgré son air bourru, c’est un tendre qui a du mal à oublier son épouse. Il pense à elle tous les jours et vit quasi dans son garage parce que la maison lui rappelle trop sa compagne et des souvenirs. Il passe sa peine en avalant de la bière, en réparant des bidules que les gens lui confient. Une manière de s’occuper, de se distraire, plus que pour l’argent. 

 

MARGINAL

 

René vit dans un chalet insalubre, au milieu d’un véritable dépotoir à ciel ouvert. Un lieu retiré, au bout d’un chemin quasi impraticable, où s’entassent vieux véhicules, motos, réservoirs, matériaux de construction. Il s’occupe plus ou moins de deux chiens qu’il garde dans un enclos et qui lui servent d’avertisseur quand des intrus approchent un peu trop. Il possède aussi une bleuetière héritée de son père et refuse de vendre ses bleuets aux Dufour qui ont le monopole de «la manne bleue» de la cueillette à la congélation. Il arrive à faire passer sa récolte pour des bleuets sauvages ramassés en forêt. Le prix est nettement supérieur à ceux des bleuetières. C’est pour dire, je connais quelqu’un qui fait ça.

 

«Il ne songe pas un instant à filer droit, René. Il ne marche sur la ligne que quand il pogne un barrage de police. La paperasse qu’il faut pour opérer quoi que ce soit d’honnête, et ensuite grappiller dans les marges de la légalité tel un colon juif qui empiète petit à petit sur le territoire palestinien, c’est trop d’ouvrage. Aussi bien rester dans l’illégal, c’est plus honnête.» (p.85)

 

Bien sûr, René, séducteur impénitent et oiseau de proie, finit par avoir des problèmes, surtout avec Nathalie, la femme d’un Dufour, qui cherche plus que tout à s’envoyer en l’air pendant que son mari est au golf ou aux danseuses à Roberval. On peut dire que la discrétion n’est pas sa plus grande qualité.

 

«Ce n’est pas trop long qu’après être entré dans la maison, René pénètre aussi dans sa propriétaire. Qui semble déterminée à le laisser savoir à l’ensemble du quartier. Le CD Hot Dreams de Timber Timbre amène un peu de douceur à la folie débridée de cet accouplement enragé, mais ne recouvre pas une seule seconde les cris de bête sauvage de Nathalie.» (p.134)

 

Un prédateur, dans un lieu respectable, ne peut que semer la pagaille. Son auto polluante et bruyante devient une cible. Même Cowboy réussit à briser son célibat pendant cet été pas comme les autres. Il hésite parce qu’il a des difficultés érectiles comme on dit dans les ouvrages savants. La belle Jennifer a peut-être les remèdes pour secouer Cowboy et faire en sorte qu’il sorte de sa réclusion et qu’il vive de nouveau une histoire d’amour. René connaît bien son beau-frère et n’y va pas par quatre chemins pour parler de ses problèmes.

 

«Plus de bonne heure à soir, je suis allé chercher mon chum Cowboy, euh, Jacques, ici présent, à l’hôpital. Y pensait avoir fait une crise cardiaque, mais c’est juste qu’y arrive plus à bander. Fait que je l’ai ramené chez nous. Pour prendre une bière.» (p.217)

 

Un roman digne d’un western où les héros s’en sortent bien sûr. Il y aura un affrontement, une véritable guerre comme dans les films de Leone, mais c’est plutôt tragi-comique malgré la mort d’un des agresseurs. 

 

TRUCULENCE


 

Un roman truculent et magnifique de rebondissements où les deux écrivains n’hésitent jamais à jongler avec les clichés pour mieux les tordre et les secouer, montrer les grands et petits travers de la société. J’ai lu cette histoire, le sourire aux lèvres et les personnages, malgré leurs défauts, sont attachants. Oui, quand on jette un coup d’œil sous les bardeaux, on découvre des hommes tendres et généreux à leur manière. Les deux peuvent devenir romantiques après un certain nombre de bières. Cowboy va se laisser amadouer par la belle Jennifer. Et le véritable fauteur de troubles, René part pour le lointain où il semble se trouver une famille. C’est connu, dans les westerns, le héros s’en va toujours lentement sur sa monture, porté par une petite musique, vers les montagnes et le couchant, pour aller voir ailleurs s’il n’y a pas une veuve à défendre ou à séduire. 

Les deux écrivains ont certainement eu un énorme plaisir à parcourir des lieux du Haut-du-Lac que l’on reconnaît parce que les noms sont à peine maquillés. Une satire décapante d’un milieu de petits bourgeois qui ont conquis une aisance matérielle, mais qui ne savent que faire de leur peau. Tous vivent en surveillant le voisin et en l’imitant. Au moins Cowboy et René sont vrais, authentiques et ne cherchent pas à être quelqu’un d’autre. 

Un texte cru, savoureux, violent et provocateur, mais quand on est un oiseau de proie qui niche sur le toit des maisons, on ne fait pas de chichis et de manières. Des aventures un peu rocambolesques qui m’ont rappelé bien des souvenirs. Oui, mon roman La mort d’Alexandre publié en 1982 (ça fait plus de quarante ans) où je plongeais dans la vie des travailleurs forestiers, des «voyageurs» comme ils se nommaient et qui n’hésitaient jamais à se lancer dans les pires extravagances en vidant toutes les bières. Ces travailleurs ne restaient guère en place, toujours prêts à partir, à jumper pour tout recommencer une centaine de kilomètres plus loin. Certains buvaient jusqu’à y laisser leur peau. J’ai comme rajeuni en lisant Sébastien Gagnon et Michel Lemieux. Une époque où je chaussais mes grosses bottes à cap et que je startais ma scie mécanique pour malmener un flanc de montagne en abattant tout ce qui était à la verticale. 

Noir deux tons est un vrai thriller, un roman haut en couleur, intelligent qui montre nos travers et nos contradictions. Surtout une écriture jubilatoire, vivante, bien sentie et pétillante. Ça sonne bien et c’est un bonheur pour l’oreille. Une véritable musique. Du bel ouvrage comme dirait Victor-Lévy Beaulieu.

 

GAGNON SÉBASTIEN et LEMIEUX MICHEL : Noir deux tons, Éditions Québec/Amérique, Montréal, 232 pages.

https://www.quebec-amerique.com/collections/adulte/litterature/la-shop/noir-deux-tons-10694