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vendredi 7 octobre 2016

Renaud Jean démonte les fils de notre société

  
DEUX HOMMES DÉBARQUENT dans l’appartement d’un locataire, s'installent et entreprennent de le transformer. Il n’est plus chez lui et peu à peu, il doit fuir. Il trouve refuge dans les bibliothèques où les responsables n’aiment pas le voir traîner. Des policiers l’arrêtent et l'obligent à suivre des thérapies et un conditionnement au travail, à respecter les directives des intervenants qui l’aident à s’intégrer. Il deviendra chef de train et verra le monde changer autour de lui.

Renaud Jean dans Rénovation nous plonge dans un univers familier et inquiétant. Le personnage doit se plier au monde du travail. Dans notre société, tu n’existes que par les fonctions ou le titre que tu possèdes, le rôle que tu joues. Les errants et les flâneurs dérangent et ils sont de moins en moins tolérés.
Les femmes et les hommes s’appartiennent de moins en moins comme individu. Ils doivent se mettre au service de la société et faire souvent fi de leurs préférences. La liberté est de plus en plus une notion abstraite. Pourtant le goût de vivre loin des agitations du monde a toujours existé. Il n’y a pas si longtemps, au Québec, des hommes ou des femmes s’installaient en forêt et prenaient le temps de regarder la vie autour d’eux. J’ai eu un oncle qui a vécu toute sa vie à l’écart, dans un camp au bord d’une rivière, et il semblait plutôt heureux. Que dire des recluses et des moines qui cherchaient la solitude, le silence pour oublier les turpitudes de leurs contemporains ?

Je somme les deux hommes de quitter les lieux. Allongés sur leur lit, ils ne réagissent pas. Se sont-ils assoupis ? Je les interpelle en haussant le ton, mais ils n’ouvrent même pas les yeux. Je me tiens debout au milieu de la cuisine, en caleçon, entre un Scandinave et un Japonais qui viennent d’élire domicile chez moi, dans mon appartement, mon appartement qu’ils prétendent rénover : la chose me paraît d’autant plus invraisemblable que je n’ai été informé de rien. À ma connaissance, aucuns travaux ne sont prévus dans l’immeuble. (p.9)

Le personnage se réfugie dans les bibliothèques. Le lieu n’est pas choisi au hasard, du moins j’aime le croire. Quelle est la place du livre et de la littérature dans notre société d'agités ? Les livres et la pensée sont confinés dans ces lieux surveillés et pas question d’y dormir. On le sait, les sociétés autoritaires n’aiment pas les écrivains et les livres.
Après son arrestation, notre itinérant doit entreprendre sa rééducation. Il vivra de véritables lavages de cerveau où on le persuade de travailler, de devenir un rouage de la société. Son stage dans un relais touristique sera singulièrement absurde. Il devient chef de train, y trouve une certaine satisfaction dans un parc qui s’agrandit constamment pour devenir de plus en plus monstrueux. Une caricature de la société et des forces qui s’y affrontent, des manœuvres de certains pour s'approprier des privilèges.
Je n’ai pu m’empêcher de penser à L’expérience interdite de Ook Chung où l’on enferme des écrivains dans des cages pour qu’ils sécrètent l’œuvre parfaite. Une lecture perturbante qui nous fait réfléchir à ce que l’humain deviendra dans notre monde et à ce que nous valorisons.

SOCIÉTÉ

Renaud Jean s’interroge sur la liberté individuelle de plus en plus menacée par des contraintes qui font de l’humain un rouage d’une machine qui avale tout. L'apathie et la docilité des gens.
Le monde a vécu une mutation quand Henry Ford a eu l’idée de la chaîne de production pour fabriquer ses automobiles. Charlie Chaplin en a fait une caricature géniale dans son film Les temps modernes. On dit que les travailleurs ont eu du mal à s’adapter à l’époque parce qu’ils n’avaient pas l’habitude de répéter un même geste pendant des heures. Cette machine broie l’individu comme le personnage de Charlot qui est avalé par les engrenages.

Je m’adapte mal à la vie en communauté. La compagnie forcée des autres hommes me défait. Invité à parler, poussé à agir, obligé à des interactions infinies (depuis mon arrivée, on m’a astreint à une série d’activités de socialisation), je lutte contre un sentiment d’éparpillement qui ne me quitte plus. Mes efforts pour me rassembler, dans la solitude retrouvée de la nuit, échouent lamentablement, l’appel du sommeil étouffant mes velléités. Honteux de ne pas savoir résister davantage au maelström de la petite société du Centre, je me traite de faible, de misérable et souhaite disparaître. (p.36)

L’homme appartient-il à la société et est-il libre de ses gestes et de ses idées ? La question ne se pose pas dans Rénovation. Les dirigeants utilisent tous les moyens pour le faire entrer dans le rang. L’originalité, la différence y perd son sens. Il devient un robot qui répète des gestes et se sent de plus en plus étranger. Ce personnage reste anonyme, sans passé, un numéro qui se met au service du train, effectuant toujours un même parcours qui ne cesse de s’allonger. Il deviendra désuet, on s’en doute, avec tous les changements technologiques.

FRISSONS

Jean nous dresse un portrait assez inquiétant. On se rend compte rapidement que chacun utilise l’autre pour en retirer des avantages. Tous cherchent à améliorer leur sort en manipulant son voisin. Il y a toujours des rusés pour vous faire croire qu’ils pensent à votre bien en rognant votre liberté et votre espace.
L’homme devient obsolète, peu performant et inutile dans cet univers. Je parle d’hommes depuis le début de cette chronique parce qu’il n’y a pas de femmes dans l’oeuvre de Renaud Jean. À croire qu’elles sont disparues de la surface de la Terre et que les mâles se reproduisent entre eux.

Pourquoi ne se révolte-t-on pas ? Tout le monde porte déjà l’uniforme en attendant d’être convoqué. Chacun rêve du poste qu’il obtiendra et anticipe sur ses responsabilités futures, convaincu qu’elles seront d’importance. (p.83)

J’ai souvent pensé à L’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse qui m’a secoué au temps de mes études universitaires. Il démontrait que l’humain avait perdu sa liberté de choix pour ne garder qu’une dimension, soit celle de consommateur ou de producteur d’objets. Le philosophe publiait son livre aux États-Unis en 1964 et il était traduit en français en 1968. Un essai remarquable qui est demeuré percutant même si on a fait des bonds incroyables dans la « mécanisation » de l’humain. Il tenait cette réflexion avant l’arrivée de l’ordinateur, du monde binaire qui a encore accentué l’unidimensionnalité de l’humain.
Qui s’attarde de nos jours à parler de liberté, à vouloir comprendre la vie et la place de l’être dans l’univers ? Les humanistes, les penseurs, les philosophes et les sociologues n’auront bientôt plus leur place dans les universités. L’humain est une quantité négligeable dans la logique de productivité et de rentabilité qui met en danger l’avenir de la Terre. Cette approche est à l’origine de toutes les perturbations, des guerres absurdes, des massacres écologiques et des génocides. Faut croire que nous revenons lentement vers la barbarie et la sauvagerie au nom de la modernité.
L’allégorie de Renaud Jean est particulièrement efficace. L’écrivain montre l’absurdité d’une société qui ignore la culture, la pensée et l’intelligence. Son personnage est à l’image de ce que sont de plus en plus les humains. Un numéro d’assurance sociale, un NIP ou un mot de passe pour avoir accès au merveilleux monde de la consommation et du nuage numérique, devenir chasseur de Pokémons et la vedette du Selfie.

RÉNOVATION de RENAUD JEAN est paru chez BORÉAL ÉDITEUR.

PROCHAINE CHRONIQUE : SPLENDEUR AU BOIS BECKETT d’ÉTIENNE BEAULIEU publié chez NOTA BENE.

http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/renovation-2510.html