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jeudi 6 février 2020

QUE PEUVENT CACHER LES MOTS

L’ENFANCE SE NICHE AU COEUR de l’écriture de Guy Lalancette. Je pense au narrateur de son terrible roman Les yeux du père, aux adolescents d’Un amour empoulaillé et même à la voix de La conscience d’Eliah. Des frères et des sœurs qui empruntent des chemins qui leur sont propres et qui finissent toujours par se croiser. L’absence du père, encore une fois, qui est parti pour on ne sait quelle raison dans le septième ouvrage de cet auteur. J’aime la solidarité entre les membres de la famille, la présence de la mère qui s'impose comme le pivot d’une histoire qui permet aux jeunes de guérir des blessures profondes, de confronter des secrets qui marquent pour la vie. Des « cachettes » un peu partout dans la maison, mais surtout dans la tête de Claude Kérouac, une petite fille de huit ans écrianchée dans un quotidien qu’elle tente de transformer.

J’avais très hâte de mettre la main sur Les cachettes de Guy Lalancette. Parce qu’il s’est fait désirer un peu. Sa dernière publication remonte à 2012. Huit ans dans la vie d’un écrivain, c’est l’éternité avec des bouts qui dépassent, surtout dans notre monde où les romanciers doivent se débattre pour demeurer dans l’actualité et chatouiller la curiosité des lectrices et des lecteurs de moins en moins nombreux. Heureusement, il y a encore des Guy Lalancette qui restent fidèles à l’oeuvre et au travail patient qu’exige l’art de la phrase.
J’ai refermé ce beau livre au soir d'un dimanche plutôt gris et doux de février. Ce jour, toujours une accalmie, me permet de longs moments de lecture et souvent de terminer un roman qui m’a bousculé toute la semaine. Un parcours un peu chaotique cette fois, parce que j’ai eu du mal à me faufiler dans cette histoire polyphonique. Même qu’après une trentaine de pages, j’ai repris mon souffle pour faire marche arrière, pour revenir au début et tout recommencer. J’avais l’impression d’avoir raté une porte, d’être passé tout droit dans une courbe et de courir derrière mon ombre.
Un peu mélangeant ces voix qui s’intercalent dans le récit d’une enquête policière. Les limiers doivent résoudre la disparition de la jeune Claude Kérouac. L’événement devrait ameuter les frères et les sœurs, mais on ne s’en fait guère parce que la fillette a l’habitude de devenir invisible pendant des heures. Elle se réfugie dans des endroits que tous oublient ou ignorent. Particulièrement sous l’escalier qui monte au premier où, dans le noir, elle peut convoquer des personnages, inventer des dialogues et refaire le monde à sa façon.
La part de l’enfant est belle dans la littérature québécoise. Certaines figures sont devenues emblématiques. Je pense à Bérénice Steinberg de Réjean Ducharme, la narratrice de L’avalée des avalés qui a marqué notre imaginaire. Monsieur Émile a séduit tout le monde dans Le matou d’Yves Beauchemin. Nicole Houde, l’écrivaine saguenéenne, a fait une belle place aux personnages de l’enfance dans son œuvre. Cette avenue permet de secouer le langage, de le retourner pour ainsi dire et de bousculer des questions essentielles, profondes, sans avoir l’air d’y toucher.
Fanny signale la disparition de sa sœur à la police et l’enquête débute. Il faut démêler tous les fils et reconstituer la suite des événements.

ENQUÊTE

J’ai compris au bout d’une phrase, à la page trente-cinq (vous allez dire que j’ai pris du temps) que l’écrivain plaçait son lecteur dans la situation de la policière qui avance en tâtonnant, interrogeant les membres de cette famille où tout le monde fait sa vie sans se soucier des autres. Des sœurs et des frères qui partagent des secrets, protègent leur espace personnel et vivent comme ils le souhaitent. Et les confidences de Claude en plus qui brisent le fil, racontent des séances avec une psychologue, tentent de mettre les pendules à l’heure. La petite dernière de la famille est une fouineuse qui entend tout, sait tout, connaît des endroits où personne ne  peut la trouver, du moins, elle aime bien le croire. Une fillette qui ne va plus à l’école, particulièrement intelligente et qui a la manie de jongler avec les mots qu’elle ne comprend pas et de chercher leur signification dans le dictionnaire.
 
J’aime bien les poèmes, ceux que maman garde dans la petite bibliothèque de sa chambre. Elle dit que je m’autorise avec du reproche dans la voix mais elle ne m’empêche pas. Il y a tellement de mots que je ne connais pas dans ses livres, c’est comme un casse-tête. Mais je les dénonce avec le dictionnaire. Maman me trouve aberrante (c’est ce qu’elle dit) quand je parle de dénoncer les mots. Moi, je sais que j’ai raison, il y a toujours des cachettes, des tromperies et des déguisements dans les mots et encore plus dans les poèmes. (p.19)

Le dictionnaire est comme une armoire, une garde-robe où l’on range les mots et que Claude ouvre sans jamais hésiter, au moindre nouveau terme qui s'infiltre dans son monde. La petite devrait connaître tout du gros livre, elle le sait, pour comprendre ce qui lui arrive, ce que les autres ne veulent pas lui dire et qu’elle réinvente dans ses cachettes et ses monologues. Elle aime bien son frère Théo, un scénariste. Elle lui emprunte souvent des phrases et les copie sous les marches de l’escalier pour mieux s’en souvenir. Un garçon qui croit que tout passe par les mots et les idées, qui vit un peu à côté de ses penchants sexuels.
L’écriture, toujours omniprésente dans l’œuvre de Guy Lalancette, permet de transcender la douleur et de se maintenir à la surface. Je pense au travail de Jérémie qui se penche sur le drame de Simon et Élisabeth dans Un amour empoulaillé. Jérémie raconte l’histoire de son frère qui fréquente les mots et qui « engraisse ses textes avec le dictionnaire ». Il y a tout ça dans ce récit étrange qui nous entraîne dans les fantasmes d’une fillette qui s’invente des personnages, surtout Rose qui la bouscule et à qui elle peut tout confier. Elle peut aussi convoquer ses frères et sœurs, sa mère souvent, pour les faire agir comme elle le souhaiterait dans la vraie vie.

Quand je me cache dans le noir, sous le grand escalier, dans le caveau à légumes du sous-sol ou dans n’importe quel autre refuge, ce que je  préfère, c’est que je ne vois rien. Même les yeux ouverts, j’ai beau regarder, c’est noir partout et c’est grand parce qu’il n’y a plus de mur. Le noir c’est parfait pour agrandir. (p.153)

RECHERCHE

Les policiers ne savent trop sur quel pied danser devant une certaine indifférence des membres de la famille Kérouac. Tous protègent leur petite sœur, ne veulent pas dévoiler certains secrets peut-être. La mère, un peu distante, dirige sa barque avec l’aide des plus grands, menant des études en littérature, consacrant beaucoup de temps à ces livres que Claude lit même si elle a du mal à comprendre.
Peu à peu, le nœud se resserre et on apprivoise les méandres de cette aventure qui passent des faits et de la démarche des policiers à la voix de Claude qui tente de mettre le doigt sur ce qui va tout de travers dans sa vie. Des confidences qui permettent de nous risquer dans la tête de l’enfant qui défait le monde à sa manière et qui a des idées sur tout. Des textes fascinants qu’il faut savourer comme on le ferait des barres tendres.

Quand je suis avec Théo, je lui demande s’il peut m’écrire un rôle pour jouer dans un de ses films. Dans le noir, il me dit toujours oui. Il dit : « Rien de plus facile, jeune fille. » J’aime bien quand il m’appelle « jeune fille » parce que c’est seulement entre nous. Une nuit, il m’a dit sous le grand escalier : « Je vais réécrire le rôle d’Alice pour toi. Tu vivrais dans un dictionnaire, dans les mots du dictionnaire comme dans un labyrinthe, des mots en escaliers de toutes sortes qui seraient aimables ou méchants ou frivoles, et d’autres mots en spirales dans des toboggans pour les vérités et les mensonges. Un grand dictionnaire avec des pages en accordéon qui feraient de la musique et où tu pourrais danser avec toutes les lettres de l’alphabet. » (p.157)

Bien sûr, il y a un secret, un drame qui couve. J’ai pensé un moment que tout venait du père qui est parti comme ça, abandonnant ses enfants et sa femme pour on ne sait quelle raison. Il vit quelque part et certains semblent avoir des contacts avec lui. Il paie religieusement une pension et reste une figure vague qui n’occupe guère de place dans leur vie.

IMAGINAIRE

Je me suis laissé happé par cette histoire, l’enquête policière qui tourne en rond pendant un bon moment et les propos de Claude qui se font de plus en plus discrets à mesure que les faits s’accumulent. Et comment ne pas être fasciné par l’écriture un peu hallucinée de Guy Lalancette, cette manière d’en découdre avec la réalité pour la montrer sous un nouvel éclairage ? Claude questionne, déstabilise et cherche un équilibre, s’appuie sur les mots qui lui échappent souvent et demeurent difficile à maîtriser. Elle tente de mettre un baume sur un événement, une douleur qui s’enracine en elle comme une plante et qu’elle arrive mal à débusquer.
Toutes les histoires de Guy Lalancette nous entraînent dans les méandres de l’esprit et de l’amour, dans des drames terribles que tous doivent surmonter pour prendre pied dans la réalité. Il faut toujours secouer les liens familiaux chez lui, brasser des questions que l’on ne veut pas effleurer et qui hantent tout le monde. Un clan qui tient par un secret qui unit frères, sœurs et mère.
Un texte encore une fois fascinant qui m’a arrêté souvent pour savourer la beauté d’une phrase qui pousse la réalité dans une autre dimension. Pas mal inquiétant de prendre les yeux d’une petite fille qui se débat avec des questions existentielles et de terribles cauchemars. L’enfance n’est pas un monde paisible chez Lalancette. C’est toujours un gouffre de peurs et d’angoisse, de drames que les adultes tentent désespérément de dissimuler. Cette fois encore, la famille en sort plus forte grâce au secret partagé. Le pire qui arrive dans les fictions de cet écrivain, c’est de s’enfermer dans le silence qui étouffe les personnages. Les mots ont une valeur salvatrice. Ils consolent, guérissent et peuvent permettre d’apprivoiser la réalité. Et il faut secouer les phrases pour tout dire, pour vivre peut-être et s’installer en claudiquant dans sa vie, connaître le bonheur de raconter. Un magnifique récit, un travail qui déroute et charme encore une fois. Voilà un texte qui ne déparait pas l’œuvre de cet écrivain qui s’invente des parcours fascinants et peu connus.


LALANCETTE GUY ; LES CACHETTES, ÉDITIONS VLB ÉDITEUR, 264 pages, 26,95 $.
http://www.edvlb.com/cachettes/guy-lalancette/livre/9782896498123