FRANCE MARTINEAU, DANS RESSACS, m’a complètement retourné. J’en suis sorti abasourdi, me
demandant si je trouverais les mots pour cerner cette histoire incroyable. Un
autre drame familial, on s’en éloigne difficilement. Comme si les écrivains
devaient avoir des enfances horribles pour arriver à naviguer sur les phrases
et à se tenir debout. La mort des parents est l’ultime occasion de secouer le
passé et de comprendre ce que la narratrice a pu subir pendant des années. Ça
donne froid dans le dos.
J’ai lu France Martineau pour la première fois dans Une incorrigible passion, un collectif
dirigé par Jo Ann Champagne qui s’attardait à cet objet fascinant qu’est le
livre. Madame Martineau y racontait comment elle avait appris les mots en
subissant les agressions de son père. Assez pathétique que cet Écrire la parole entravée. Un texte qui avait
retenu mon attention et mettait la table si l’on veut à ce récit singulier. J’écrivais
alors : « Certains y vont d’un témoignage personnel très
émouvant comme celui de France Martineau qui associe les livres aux agressions
de son père. »
France a toujours été de trop au milieu de ses frères et sœurs,
celle que l’on n’interpellait jamais (surtout de la part de sa mère) et que
l’on aurait souhaité oublier. Suzette la rejetait pour des raisons que l’on
finit par comprendre en s’aventurant dans ce récit. Armand, le père, un
enseignant frustré qui aurait voulu devenir professeur à l’université, compense
en se lançant dans la rénovation de maisons, des entreprises qu’il ne terminera
jamais. Des gestes aussi, insupportable sur sa fille.
Une histoire banale. Un mariage alors qu’ils étaient tous les
deux très jeunes. Suzette issue d’une famille bourgeoise et lui d’un milieu
d’ouvriers. Deux univers qui se concilient difficilement. Lui restera un
étranger dans le monde de sa femme et elle une curiosité dans les quartiers de
l’est de Montréal.
Armand multiplie les infidélités et Suzette, aux prises avec une
dépendance affective, s’accroche de façon pathétique. Ils finiront pas se
séparer, vivant chacun dans leur maison, se fréquentant cependant, ne parvenant
jamais à casser leur couple. Et au centre de toutes ces perturbations, France
qui tente désespérément de retenir l’attention de sa mère et de fuir les pulsions
de son père.
MORT
Suzette meurt d’emphysème. Une fumeuse indomptable qui m’a fait
penser à mon amie Nicole Houde qui a passé sa vie à courir derrière ses
cigarettes et qui, même quand elle devait respirer avec l’aide d’une bonbonne
d’oxygène, ne pouvait résister à la tentation de prendre « une poffe » ici et
là comme elle l’affirmait en riant.
La mort d’un parent, c’est l’ultime occasion pour les enfants de
se retrouver. Il faut vider la maison, plonger dans l’intimité de la mère et de
tout ce qu’elle a laissé derrière elle. Des bibelots, des vêtements, un chat effarouché
dans un appartement trop silencieux. Armand refuse d’abord de toucher à quoi
que ce soit et la résidence de Suzette devient une sorte de musée pendant un certain
temps. Il faut bien se résoudre à passer à l’action et le mari décide de tout
transporter chez lui. Comme s’il n’arrivait pas à admettre que sa femme n’est
plus, qu’elle est décédée.
Ni lui ni moi n’osions aborder qui elle avait été comme mère. C’était
mieux ainsi. Armand coulait dans des phrases un peu convenues l’image de
Suzette, et j’écrivais sous sa dictée, au service de ces deux amants-là. «
Femme exceptionnelle, passionnée et chaleureuse, elle fut un modèle pour ceux
qui l’ont côtoyée. » C’était tellement faux que j’aurais pu continuer à en
ajouter, cela n’avait plus d’importance, je sombrais dans le mensonge, le coup
de force, consentante à tout. Suivait cette phrase : « Jamais nous ne
l’oublierons. » C’était la seule qui soit vraie, et c’est la seule que j’aurais
voulu fausse. (p.18)
Casser maison comme on dit, c’est s’aventurer dans des
souvenirs, risquer de s’embourber dans son passé et de secouer des moments
heureux, pénibles souvent. Tous les objets racontent une histoire qui nous échappe.
Il suffit de s’approcher, de faire des choix pour basculer dans certains
espaces de sa vie. Les enfants se partagent des choses que tous finiront par
oublier dans un placard ou qu’ils égareront. La mémoire efface beaucoup plus
qu’elle ne garde, heureusement.
RECHERCHE
France trouve là l’occasion de cerner sa mère malgré Armand qui
se dresse comme le gardien d’une vie qu’il magnifie et transforme selon ses humeurs.
Qui était la femme qui a passé des années à habiller des poupées, à tisser et à
inventer des personnages qui faisaient rêver autant les adultes que les plus
jeunes. Comme si elle avait refusé de quitter l’enfance. Pourquoi cette cruauté
avec France, cette grande fille pleine d’empathie qui n’a jamais su trouver sa
place dans cette famille ? Il y a certainement un lien avec le père, les agressions
et le viol que Suzette a toujours nié.
Mes sœurs et frères évanouis après les funérailles de Suzette, j’entrai
aussi dans cette maison, pour l’aider, lui avais-je dit, et peut-être était-ce en
partie vrai. Pourtant, il me semblait que je cherchais surtout à subtiliser à
Armand ce que Suzette aurait conservé de moi, que je tentais de réanimer, à
travers des objets de ma prime enfance, un temps lointain et doux qu’il me
fallait croire différent des années qui suivirent, où la négligence de Suzette
n’avait pas su me protéger d’Armand. (p.26)
Et tout est à recommencer lors du décès d’Armand. Comment percer
les secrets de nos parents même si nous avons découvert le monde auprès d’eux, quand
nous avons eu l’impression de voir par leurs regards, de devenir adulte par
leurs paroles et leurs gestes ? France Martineau s’aventure dans une zone
trouble. Tout ce qu’elle a pu vivre et refouler pendant son enfance et son
adolescence remonte. Elle se confie du bout des lèvres je dirais, sans hargne
et sans colère, de façon détachée presque, malgré la peur et la douleur qu’elle
a dû apprivoiser au cours des années. La narratrice tourne autour des
agressions, du viol et mettra du temps à dire la vérité.
HORREUR
Si au départ, je me suis plu à détester Armand, le mari intransigeant,
souvent têtu, l’agresseur de sa fille, le récit de la narratrice nous fait
tourner les yeux vers Suzette. L’écrivaine révèle peu à peu une femme narcissique
qui n’a pas su aimer. Elle a pris France en aversion très tôt. On peut parler
de haine, même si c’est difficile à croire entre une mère et son enfant
Madame Martineau n’utilisera jamais ces termes, mais c’est cela
qu’il faut comprendre avec certains regards, des refus ou un bout de phrase qui
claque comme un fouet. La jeune fille a été livrée au père dans une sorte de
sacrifice.
Certaines scènes vous laissent sans mots. Ce moment par exemple
où France veille Suzette qui n’en a plus pour longtemps à l’hôpital.
Je me penchai tout près de sa bouche pour mieux entendre, dans un
frisson néanmoins incontrôlable de mon corps vers le sien, elle attendit que
j’aie ma bouche tout près d’elle et enleva son masque, ses maigres cheveux
restèrent pris dans l’élastique, et, en expulsant l’air de ses poumons, comme
si cela faisait des années qu’elle se retenait, au bout de son exaspération de
moi, siffla : « Va-t’en ! » Je reculai, en manque d’air, sonnée. Il me
fallait de toute urgence me soustraire à son regard, aussi sûrement que si ma vie
en dépendait. (p.120)
Une telle hargne est difficile à imaginer, surtout dans un
moment pareil.
QUÊTE
France Martineau fait preuve d’un courage incroyable pour
raconter le drame de sa vie. Mais comment pouvait-elle oublier en décidant de s’aventurer
dans le monde de l’écriture. C’était là un chemin obligé pour elle.
Et ce qui rend ce témoignage encore plus perturbant, c’est la
manière de se confier, de s’avancer vers l’horreur, se sentant coupable, n’étant
jamais certaine de ce que son père ou sa mère ont pu faire. Le doute. Nous
vivons parfaitement les émotions de la narratrice. C’est la force des
agresseurs d’arriver à faire en sorte que les victimes se croient responsables
de tout. On se demande à la fin ce qui a été le plus difficile pour France. Le
rejet de sa mère ou les gestes de son père qui sont restés impunis ?
Un texte puissant qui se dépose doucement en vous, bouscule
votre manière d’être, de penser et de respirer. À lire avec précaution.
MARTINEAU FRANCE, RESSACS, Éditions SÉMAPHORE, 2019, 168 pages, 22,95 S.
https://www.editionssemaphore.qc.ca/auteur/france-martineau/