PAUL KAWCZAK DÉMONTRE dans Ténèbre que les humains sont marqués à jamais par la folie et la
démence, un désir de mort qu’ils ne peuvent satisfaire que dans le sacrifice de
tout ce qui est vivant. Ça donne mal à l’âme. Personne ne sort indemne d’une
lecture semblable. Un texte écrit avec le sang africain et la fureur
hallucinante des colonisateurs. Tellement que j’hésite à toucher ce roman et à
l’ouvrir après l’avoir parcouru en retenant mon souffle. Comme s’il pouvait me donner les fièvres ou la
malaria. L’impression d’avoir lu un livre où le mal s'enfonce et prend racines. Un parcours qui devient fascinant et
bouleversant, comme l’horreur qui subjugue les vivants et permet tous les excès.
Un roman qui échappe aux balises habituelles et qui vient vous surprendre dans
votre sensibilité et votre intelligence.
Kawczak, à son premier roman, porte un regard terrible sur la présence
des Blancs en Afrique, particulièrement au Congo qui a été la propriété
personnelle du roi des Belges, Léopold II, pendant dix-sept ans. Comment
imaginer qu’un homme possède un pays de plus de 2 millions de kilomètres carrés
? L’Afrique est un continent que les puissances européennes se sont partagé en
y causant des désastres encore visibles de nos jours. Un territoire
que l’on a découpé « comme une pièce de viande » pour en tirer tous les profits
possibles. Les Congolais ont servi de main d’œuvre et de bétail. Battus,
mutilés, tués, violés, ils ont subi tous les sévices avec ces conquérants
hallucinés. Sans compter que le trafic des esclaves partait de ce pays pour les
Amériques. C’était le centre de distribution si l’on veut. Voilà une page assez
terrible de l’histoire de l’humanité.
Je parle de « découpe de l’Afrique comme d’un morceau de viande » et ce
n’est pas pour faire image. Pierre Claes, géomètre belge, reçoit la mission du
roi Léopold II, de remonter le fleuve Congo pour tracer les frontières encore
floues de ce pays dominé par des commerçants, des militaires, des trafiquants
qui viennent là pour faire fortune et tenter de régler des problèmes
existentiels. Nous sommes dans les années 1890. Tous sont touchés par des
maladies et les fièvres dès leur arrivée en terre africaine. Le continent semble
vouloir se protéger ainsi du virus blanc, de ces aventuriers qui perdent toute
retenue en s’installant dans les postes isolés, montrant un visage
particulièrement sanguinaire.
Claes doit « découper » ce territoire en regardant les étoiles sans se
préoccuper des populations locales, créant des problèmes de frontières et des
conflits qui deviendront insolubles. Chirurgie à froid dans ces terres que l’on
viole, se partage et exploite de toutes les manières imaginables. Le géomètre
est accompagné dans sa mission par un bourreau et tatoueur chinois plutôt étrange.
Xi Xiao est un maître dans l’art de découper l’être humain sans qu’il ne
ressente de douleur, le gardant vivant même quand il est démembré. Les victimes, semble-t-il, atteignent ainsi une illumination et une jouissance suprême.
FAMILLE
Tous les personnages de Paul Kawczak sont des décrochés qui ne
parviennent pas à s’imposer en Belgique ou en France. Des marginaux qui n’ont
pas trouvé leur place. Claes n’a pas connu son géniteur. Il s’est suicidé le
jour même de sa conception. Vanderdope, son père adoptif, l’a abandonné pour
suivre une poétesse, Manon Blanche, une proche de Charles Baudelaire qui en était
à la fin de sa vie, rongé par la syphilis. Il côtoiera Paul Verlaine dans sa
dérive et rencontrera Rimbaud. Ce qui met un peu de piquant dans cette histoire
étonnante. Vanderdope se perd au Congo pour d’impossibles retrouvailles. Claes
sent le besoin de changer de pays et d’air pour trouver un sens à une existence
qui se délite. Tous les personnages de Ténèbre
en ont à découdre avec la vie.
Ces rumeurs fascinaient Claes. Jamais il n’avait vu un fauve
humain de près. Aussi fut-il tout ému quand, dans un flamand impeccable, von
Wissmann le héla un jour pour l’inviter à se joindre à lui et Lily. En
explorateur novice, le géomètre avait demandé conseil au maître.
— Découvrir l’Afrique, jeune homme, c’est découvrir son cœur… Le
déparer des habits, de la peau, des muscles et des côtes… Et le regarder
pulsant dans son petit trou obscène… Vous saurez, les pieds dans la boue et le
sang, ce qu’il vous reste à faire… Le seul conseil que j’ai à vous donner est
de ne pas, alors, perdre courage… (p.27)
Le géomètre le prend au mot.
Et les voilà dans l’envers du monde, un continent qui avale les Blancs
obsédés de richesse et de pouvoir, qui traitent les Noirs comme des bêtes. Des autochtones que l’on mutile, viole, bat et élimine sur un coup de tête lors d’une fête trop
arrosée. La haine brutale, animale règne. Que dire des femmes noires ? Elles
sont des bêtes sexuelles qui servent les mâles blancs ou elles travaillent
comme domestiques. Toutes sont chassées rapidement quand elles perdent les
charmes de l’adolescence.
Un monde impitoyable, d’une cruauté qui va au-delà des mots. Paul
Kawczak nous entraîne sur des fleuves fiévreux où tous attrapent les maladies
africaines, basculent dans le délire et les fantasmes. Tous les interdits, les
codes qui « civilisent » l’Europe tombent dans ce pays sans foi ni loi.
L’écrivain décrit le monde des ténèbres, des pulsions, des plaisirs
inavouables comme des douleurs insoutenables. Nous nous avançons dans l’espace
des instincts, de l’irrationnel et de la démence. Il faut oublier les
découvertes, l’émerveillement devant un continent que l’on surprend dans toute
sa beauté et sa richesse, ses séductions et ses attraits.
C’est impossible, c’est impossible… Il ne pouvait le croire,
autant de tristesse. De la mélancolie à en vomir. Chaque inspiration tuait ce
qui avait été bon, chaque expiration étouffait ce qu’il aimait. Rien à faire,
la fièvre seulement, à délirer à l’extrême pointe de la douleur, un corps
misérable, frissonnant. Jamais Pierre Claes n’avait senti aussi proche la présence
obscène de la mort, réelle, ici, là, maintenant, vraie, il allait bien finir
par mourir de soif dans cette couchette dégueulasse. Intolérable, impossible,
présente, l’unique solution. Il paniquait. Se tournait de nouveau sous la
moustiquaire. De nouveau se recroquevillait. (p.67)
On pourrait en dire autant des envahisseurs qui se sont pointés en
Amérique et qui ont développé une haine féroce contre les Indiens, cherchant à
les éliminer et à les réduire à l’état de bétail avant de les enfermer dans ces
enclos que sont les réserves.
Tout ce que la société tente de maîtriser et de dompter par des mesures
et des codes devient obsolète dans ces territoires où la loi du plus violent
s’impose. Les pulsions meurtrières, la haine, la rage et la démence permettent
d’aller au-delà de toute morale. L’écrivain décrit une dimension de l’humain
qui affole et que l’on ne veut surtout pas voir.
VOYAGE
Paul Kawczak nous propose un voyage au bout de l’horreur, de la
violence, de la folie et de la jouissance qui connaît son spasme ultime dans la
mort. Claes succombe rapidement aux fièvres de la dysenterie. Xi Xiao devient maître
de son corps qu’il découvre comme ce continent que l’on démembre avec des frontières
factices. Même ceux qui tentent de changer le cours des choses comme le couple Sweeny,
des religieux qui veulent inventer un Nouveau Monde et une société différente, basculent
dans la démence. Véritable piège que ce roman de désacralisation. L’aventure de
Claes ne se fera pas dans ce pays fascinant, sur les fleuves et les rivières, par
la découverte de cette végétation luxuriante, mais en plongeant dans les
dimensions obscures de son esprit et de son corps.
Les bourreaux agissaient alors avec tant de douceur et d’habileté
que non seulement ces découpés ne ressentaient aucune douleur, mais ils étaient
en outre en proie à une excitation érotique des plus violentes, qui ne pouvait
se résoudre qu’en une extase fabuleuse, sans partage possible. Les suicidés
affichaient devant l’assemblée réunie pour l’événement — ces mises à mort
étaient intimes mais se tenaient toujours en présence de proches, d’amis et de
parents — l’expression silencieuse et parfois étonnée d’orgasmes tendres et
inédits. (p.102)
Paul Kawczak confronte deux mondes pour faire éclater les pires pulsions
des colonisateurs et des envahisseurs. Les Noirs enchaînés et oubliés dans des
cachots insalubres, amputés pour donner des leçons de productivité subissent
toute cette haine sans pouvoir réagir. Violence entre les Européens aussi qui
se savent mortellement atteints par la maladie et qui savent que leur fin
approche.
Nous découvrons le côté sombre de l’humain, des
pulsions bestiales, la souffrance, le plaisir de caresser la mort. J’ai eu
souvent du mal à respirer en plongeant dans cette jungle où les Blancs se
transforment en fauves féroces qui hument le sang et qui ne sont jamais
rassasiés.
Une démence difficile à qualifier parce que nous sommes au-delà des mots
et de la raison. Une poussée vers la destruction qui gruge nos civilisations et
met la planète en danger de nos jours, menace même l’aventure de ces êtres dits
intelligents et capables du pire et du meilleur. Des pages intolérables et
hallucinatoires.
KAWCZAK PAUL ; TÉNÈBRE, ÉDITIONS
LA PEUPLADE, 320 pages, 25,95 $.
http://lapeuplade.com/livres/tenebre/