ÉTRANGE DE LIRE un roman de plus de 500 pages et de chercher ses mots pour décrire ce que vous venez de vivre. C’est le cas avec Les marins ne savent pas nager de Dominique Scali, une écrivaine qui n’aime pas les sentiers battus, ignore les balises et nous propose un monde bien à elle. J’avais été émerveillé par À la recherche de New Babylone, paru en 2015, une aventure dans l’Ouest américain mythique. Et comme si c’était possible, l’auteure va plus loin encore avec ce nouvel ouvrage qui apparaît dans notre actualité comme un ovni. J’ai pensé bien sûr aux fresques de Bruegel l’ancien, à ces tableaux qui cumulent les alcôves pour retenir le temps et marquer l’espace. L’ensemble décrit la cité, les années 1550 et a valeur ethnologique, s’attarde à des scènes intimistes qui illustrent le quotidien des gens dans leur entreprise de survie. Dominique Scali partage cette manière de voir, brosse un univers avec sa langue, ses mystères, ses malheurs et ses coutumes, ses manies et ses passions. Voilà un projet de haute voltige.
Les marins ne savent pas nager, nous entraîne dans l’archipel d’Ys, un monde figé quelque part dans l’Atlantique-Nord, à mi-chemin des continents, avec l’obsédante vague qui fouette les côtes, se lance à l’assaut des berges, se montre accueillante ou encore hargneuse et vindicative lors des grandes marées d’automne. Toutes les activités des agglomérations disséminées le long des rives dépendent de la mer océane. Il y a la pêche bien sûr, le commerce avec les autres îles et les pays lointains, la récupération des débris des navires qui échouent pendant les tempêtes et qui permettent souvent aux gens de se procurer des objets et des denrées peu accessibles même si les autorités interdisent ce genre de recel. Comme on s’en doute, la contrebande et le pillage des épaves se pratiquent avec la complicité de tout le monde.
« Le contrebandier, c’était le ratisseur de plages souffrant de rhumatismes qui priait la fureur océane de lui envoyer quelques débris de sciage pour se chauffer et ainsi mieux dormir l’hiver. C’était le cabaretier qui arrivait à couvrir ses pertes d’équinoxe qu’en se procurant quelques futailles de genièvre à moitié prix. C’était le maître-coq qui devait remplacer une partie de l’eau-de-vie de sa cambuse pour l’avoir lui-même bue avant l’appareillage. C’était le matelot en escale qui achetait des bijoux en échange de l’or obtenu d’indigènes dans un paradis en perdition afin d’éblouir une bien-aimée qui ne l’attendait plus. C’était le citoyen au bord de la banqueroute qui devait malgré tout fournir tabac de Virginie et vin de Porto à ses convives et regarnir la garde-robe de son invitée chaque saison. » (p.177)
Il y a aussi la cité avec son aristocratie commerçante et militaire qui régente la population qui vit éparpillée sur la côte et doit se débattre avec les caprices du climat. Le rêve de tous est d’être acceptés comme ressortissants de la ville, ce qui ne se produit que rarement. Et, ils doivent gagner leur appel par des gestes de bravoure avant de faire partie des élus. Ce n’est pas sans suggérer l’attrait que les métropoles exercent sur les gens des régions et la césure qui existe toujours entre les périphéries et les capitales. Cette tension, il faut croire, dure depuis la nuit des temps.
La cité de l’art, de la culture, des grandes fortunes, des militaires qui n’ont jamais à se salir les mains pour survivre. Sur les côtes, (il suffit de se référer à la carte des débuts pour bien se situer) dans un milieu rude, sans pitié, les activités se moulent aux saisons. Un monde d’analphabètes opposé à celui des lettrés et du raffinement.
« Dans ces hameaux, l’autorité des femmes se logeait dans l’absence des hommes et la vie y était régentée par les patronnes des hangars à salage qui supervisaient l’habillage du poisson et en négociaient le prix. Les autres s’occupaient des tâches jugées secondaires : surveiller les bambins, éplucher les oignons, tresser les paniers et compléter les travaux de petite couture. » (p.25)
DANAÉ POUSSIN
Pour se faufiler dans l’archipel, Dominique Scali s’accroche à une femme qui possède des aptitudes exceptionnelles. Danaé Berrubé-Portanguen dit Poussin, une orpheline, nage comme une sirène et ne craint pas les vagues et les vents. Elle réussit avec ce don à faire le lien entre le monde marin et la terre. Assez éduquée pour lire, ce qui n’est pas le cas de la plupart des gens, Danaé rencontrera des hommes qui lui permettront d’aller en haute mer, de plonger et d’atteindre des épaves que les autres maraudeurs ne peuvent piller, de sauver un poète de la noyade et de devenir une belle de la cité qui se tracasse de ses souliers et des froufrous de ses robes.
Cette audacieuse se moque des marées, des tempêtes, suit des têtes fortes qui s’imposent et sont des chefs de file. Danaé vivra toutes les épreuves et tous les soubresauts de son époque. « Selon nos archives, elle est née cinq ans avant le Massacre des Premiers hommes et décédée quatre ans avant la Grande Rotation. On nous dit qu’elle a été enfant du rivage, naufrageuse sans scrupules, secoureuse sans limites, fille de pilotes, mère d’orphelins, héritière d’une arme dont elle ne sut jamais se servir à temps. » (p.10)
Elle débutera dans la vie en s’attachant à Énoc Martel, un citoyen qui ne sait rien faire de ses mains sinon manier l’épée et tenir de beaux discours. Il finira par se faire enseignant itinérant, apprenant à lire et à écrire aux enfants.
Danaé est notre guide même si nous la perdons de vue de temps en temps entre deux marées. Elle nage et plonge dans les vagues les plus affolantes et revient sur terre avec des images et des connaissances que nul ne possède.
Sa véritable aventure débutera quand elle devient la compagne de Renaud Bertiz, un pilleur d’épaves. Les deux feront équipe. Mais comme la vie est fragile, cette union durera le temps de quelques saisons. Il y aura aussi le poète de la cité Artimon Phélan qui lui permettra d’apprendre les convenances et les bonnes manières, surtout l’art de ne rien faire de ses jours. Enfin, elle vivra un lien solide avec Jacques Duval, son dernier amoureux, un pilote qui guide les vaisseaux entre les écueils de la côte pour les empêcher de faire naufrage. Danaé passera ainsi de pilleuse d’épaves à compagne d’un capitaine qui sauve nombre de navires du désastre.
PERSONNAGE
Pourtant, le cœur de cet ouvrage n’est nul autre que l’océan avec ses humeurs, ses caprices, les folles marées qui prennent le continent d’assaut et tente de tout emporter dans ses ressacs. Dominique Scali renoue avec les grands romans du XXVIIIe qui nous entraînaient dans des univers où les humains devaient confronter les forces de la nature pour survivre. Je pense à Victor Hugo et ses Travailleurs de la mer où Gilliat s’acharne à sauver une épave afin d’épouser la femme de ses rêves.
Dominique Scali a le don d’esquisser des fresques où des dizaines de personnes vibrent et réagissent aux humeurs de l’océan qui leur offre tout et qui peut les laisser nus au milieu des débris. Une véritable initiation à la navigation à la voile, à l’univers des marins qui finissent presque tous par périr lors d’un naufrage. Tout cela en n’oubliant pas de s’attarder au sort des femmes qui restent sur les rives et qui attendent en surveillant l’horizon en silence.
C’est époustouflant.
Madame Scali a fait des recherches incroyables pour créer ce monde et surtout lui donner des ancrages solides. Impossible d’échapper à ses héros qui s’arrachent du quotidien et tiennent tête au destin et à la fatalité. Souvent subjugué, je me suis laissé porter par un vent auquel nul ne peut résister. Elle semble tout connaître des tempêtes, des bourrasques, des squares qui surprennent les marins, des marées et des trombes des changements de saison, les réactions des bâtiments dans la vague et la tourmente. On le vit, on le sent dans son corps et son esprit.
« Les équinoxes étaient des épreuves auxquelles aucun riverain ne s’accoutumait. Ce qui mettait les nerfs à vif, c’était de savoir qu’on ne pouvait jamais savoir ce qui allait arriver. Un moment vous étiez au sec et à l’autre, vous nagiez au milieu des bouillons. Les novices évaluaient le rythme des giclées et finissaient pas se dire “bon, ça devrait aller”, tandis que les riverains expérimentés n’étaient plus dupes. La montée de la mer n’est pas comme le gonflement de la rivière ; elle ne progresse pas, elle gifle. Elle se donne des élans, elle se replie pour mieux attaquer. Elle arrache des bouts à la terre pour mieux les lui relancer. On dirait parfois que la mer veut jouer. » (p.318)
Une avancée dans un siècle révolu où les gens allaient à pied, empruntaient surtout des embarcations pour passer d’un lieu à un autre. Un monde bien avant le bruissement des moteurs et des grandes villes éclairées la nuit. Un espace où les hommes et les femmes pouvaient rêver devant l’horizon, profiter d’un naufrage ou du malheur d’un marin, survivre en ne ménageant jamais ses efforts et atteindre une certaine aisance matérielle quand ils possédaient une habileté particulière pour la navigation et la pêche.
Un univers qui maintient des rites, des chants, des fêtes, des rencontres et des cérémonies funèbres où l’on rend les corps à la mer. Surtout, Dominique Scali a inventé une langue qui colle au français du XVIIIe et nous fait entendre une musique qui vient peut-être du parler de nos ancêtres qui n’hésitaient jamais à forger des mots pour mettre la main sur la réalité.
Le type de livre que je cherchais en sortant de mon adolescence, quand je rêvais de partir sur les routes, de foncer dans des forêts inexplorées et troublantes. Des personnages qui savent affronter leur destin et vivre pleinement le moment présent et les surprises de la vie. C’est pourquoi j’ai tant aimé Victor Hugo alors parce que ses fictions m’emportaient loin, dans le mystère et le dépassement.
Dominique Scali est certainement l’une des écrivaines les plus singulières de maintenant. Elle n’hésite pas à se confronter aux grands récits et à foncer dans l’inconnu. Ça permet de croire que le rêve est possible malgré l’avenir qui se défait et bouche les horizons. La lecture peut être une expérience formidable quand une romancière comme Scali prend la barre et met le cap sur l’aventure, réinventant l’univers, l’art de respirer et de s’exprimer.
SCALI DOMINIQUE. Les marins ne savent pas nager, Chicoutimi, La Peuplade, 2022, 526 pages.
https://lapeuplade.com/archives/livres/les-marins-ne-savent-pas-nager