ÇA NE M’ARRIVE PAS souvent de refermer un roman en ayant l’impression d’avoir combattu à chaque page. Je parle ici de Noir métal de Sébastien Chabot, une histoire sombre, fangeuse où il faut oublier ses références et plonger dans une intrigue qui nous pousse dans l’envers du monde. J’ai résisté à cette écriture envoûtante comme le chant d’une sirène lépreuse et syphilitique. Sombre, avec la musique qui secoue les décibels jusqu’à l’agression, où la voix devient hurlements et râles. Le titre ne trompe pas. Voilà un univers tentaculaire qui aspire tout ce qui y surnage, des personnages estropiés dans une société en lambeaux et livrés à des mégalomanes. Une véritable expérience de lecture.
Le village de Sainte-Florence en Gaspésie, municipalité de 400 habitants environ, situé à l’intérieur des terres, à une centaine de kilomètres de Matane, la ville la plus proche, le lieu de naissance de Sébastien Chabot. Tout croupit dans cette agglomération. Un homme, qui se fait appeler le général, dirige la paroisse qui plie à ses moindres désirs. Son usine de fabrication de pelles donne du travail à tout le monde et il s’est approprié tous les droits.
Des tarés errent partout, un peu fous et hallucinés. Le despote se prend pour Dieu avec tous les dictateurs, ceux qui s’arrogent la gouvernance d’un pays comme d’un village.
Je vais te dire une bonne chose ; mon personnage est la syntaxe même de la vulgarité. Je suis un grand esthète et — suis bien mon raisonnement — c’est cet amour absolu de l’art qui fait de moi un dieu. (p.189)
Chabà le policier lui obéit et doit marcher sur sa conscience et ses remords. Ce mégalomane cherche constamment la limite, la ligne où tout peut basculer. Il est persuadé que ses ancêtres étaient des Vikings arrivés sur les côtes de la Gaspésie en l’an 1000 pour s’accoupler avec des Micmaques réduites en esclaves sexuelles pendant tout un hiver. La question des origines et de l’identité est au cœur du roman de Sébastien Chabot encore une fois. C’était présent dans Le chant des mouches et L’empereur en culottes courtes. Nous y retrouvons des mêmes lieux et des personnages qui se croisent d’une certaine façon. Une nouvelle race peut-être est née en Gaspésie avec la venue de ces étrangers.
Revenons à Listuguj, les épouses d’hiver des hommes d’Erikson auraient accouché, quelques mois plus tard, d’enfants aux yeux bleus et à la blondeur louche. Le sort aurait voulu que l’une de ces femmes soit la fille d’un puissant sorcier qui proféra une terrible malédiction sur l’homme qui avait touché à la prunelle de ses yeux. Dès lors, un dieu mineur et affamé s’occuperait personnellement de la lignée issue du marin nommé Sebastian Sebastiansen, dit le Boiteux ; ou, pour le dire en termes plus modernes, le sorcier aurait introduit dans l’ADN du premier Sebastiansen né en Amérique la fameuse tare génétique qui ferait bouillir les hormones de nous tous, ses descendants. (p.142)
À noter que l’auteur s’inclue dans cette généalogie. Ce n’est pas sans me rappeler la filiation de Victor-Lévy Beaulieu qui fait remonter l’origine du peuple québécois à un ancêtre qui tenait plus du cochon que de l’humain.
RETOUR
Sébastian Andersen rentre à Sainte-Florence après avoir été libéré par la Direction de la protection de la jeunesse. Il a été recueilli enfant, a vécu d’importants traumatismes et reste un solitaire. Muet, peut-être volontairement on ne sait trop, il revient pour se venger et détruire ceux qui l’ont marqué au cœur et au corps. Son père l’a vendu comme objet sexuel à Petersen alors qu’il n’était qu’un tout petit garçon. Il interprète des chants et des musiques qui tiennent de l’incantation et de la prière, attirant les adolescents qui lui vouent un véritable culte. Une sorte de poète sans mots né de la lie et de la dépossession, du désespoir et d’un monde sans avenir.
La pollution est telle à Sainte-Florence que les poissons mutent et que les animaux en font autant dans la forêt et la campagne. Il en est ainsi des humains, certainement, du moins mentalement. Un dépotoir, dans les hautes terres, est responsable de cette catastrophe. Bien sûr, le général s’amuse avec des poisons comme s’il effectuait une expérience dans un laboratoire.
MALAISE
L’envers du monde que je disais où tout croupit, pourrit et tombe en ruines. On tue, on viole, on se livre à toutes les pulsions quand on a vendu son âme au diable ou au général. L’église abandonnée devient le lieu d’étranges cultes et de messes noires. Tout ne peut finir que dans le sang.
Sébastien Chabot ne fait qu’appuyer cependant sur des constats qui font souvent les manchettes. La planète se meurt et le climat se révolte de toutes les façons imaginables. Même les saisons se mélangent et tournent à l’envers. Nous sommes à deux doigts de nous détruire au nom du progrès et de la prospérité.
Ça reste quand même difficile de s’accrocher à Sébastian Andersen qui traverse la mer de toutes les démences avec Eva la fascinante rebelle. Sébastien Chabot mise toujours sur l’enfant pour changer l’état des choses et bousculer une société en train de crever.
J’ai souvent l’impression qu’on est seuls sur la vieille terre. Comme si on était les derniers d’une longue lignée de perdants. Dans ma jeunesse, je croyais au petit Jésus. Dieu veillait sur nous, et je sentais une chaleur dans le ciel. Là, c’est le grand vide. Y a plus de Dieu et on est là pour en témoigner. (p.109)
C’est dur, insoutenable et c’est plus que cette décadence qui heurte. Comme si le mal s’était introduit dans l’ADN de ces descendants des Vikings et des femmes micmaques. Une génération de Sebastiensen croupit dans le village marqué par un passé terrible et des tares qui se sont accentuées avec le temps.
FILIATION
L’écrivain joue avec son prénom pour s’inventer une mythologie marquée par la folie et la démence, l’échec et les carences qui ne sont pas sans rappeler encore une fois les psychoses qui touchent les héros de Victor-Lévy Beaulieu dans la grande saga des Beauchemin.
On retient son souffle devant autant de démesures, de dérapages et de bassesses. Même l’inspecteur Chabà (on reconnaît Chabot) devra se transformer en justicier pour mettre fin au cauchemar. Comme si l’auteur décidait d’en finir avec son personnage.
Peut-être que, malgré tout, il y a des jours meilleurs qui peuvent naître de ce magma. C’est à souhaiter parce que ce roman pourrait facilement nous faire basculer dans la désespérance.
Pleurantes ombres sorties des forêts et plaintes d’animaux insomniaques se répandaient sur le voile étendu en brouillard ; chaque étoile punaisée au ciel brillait comme un ostensoir, tandis que se levaient des enfants au visage arraché, aux côtes dégarnies, au sang pourri en traces sinueuses jusqu’aux bières d’où ils étaient sortis, venus questionner les adultes indifférents à leur sort ; comme de sinistres colombes échappées de leur froide prison, leurs visages troués pourtant rêveurs et leurs membres affamés et le creux de leurs yeux où brillaient de pâles flammes, comme si leurs cerveaux étaient en feu. (p.259)
On dirait que Rimbaud et Baudelaire rôdent dans cet extrait et qu’ils nous regardent avec des sourires inquiétants. Sébastien Chabot possède une langue et un souffle unique que j’aimerais bien voir s’éloigner de cette destruction qui nous laisse sans mots, comme Sébastian qui n’a que ses hurlements pour décrire l’horreur de sa vie, les mutations des bêtes et la démence des humains.
Noir métal m’a secoué, même si je pensais être à l’épreuve de ce genre de réaction. Pour les cœurs solides qui n’ont pas peur de s’aventurer dans un monde qui donne un aperçu de l’enfer.
CHABOT SÉBASTIEN, Noir métal, Éditions ALTO, 272 pages, 25,95 $.
https://editionsalto.com/catalogue/noir-metal/?v=3e8d115eb4b3