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jeudi 3 avril 2008

Katia Belkhodja enchante à son premier roman

 Parfois, on reste étourdi, incapable de trouver les mots en refermant un livre. Les phrases se défilent. C’est ce qui m’est arrivé avec «La peau des doigts» de Katia Belkhodja, une écrivaine née en Algérie.
Je suis devenu frénétique, moi qui souligne au marqueur jaune les passages que j’apprécie de mes lectures. Un peu plus et toutes les pages de Belkhodja devenaient un parterre de printemps engorgé de nouveaux pissenlits.
«Je t’ai reconnue à cause de tes boucles, sur l’esplanade de la Place-des-Arts. Il ne pleuvait pas. Il ne faisait pas, non plus, tout à fait beau. Pas vraiment. La moitié du ciel en nuages, sentinelles de lumières et d’ombres. Je me suis dit, comme ça : les nuages nous surveillent, avec dedans le visage des oubliés.» (p.9)
Un feu, une présence, une manière qui envoûte. Du début à la fin.

Nomades

Celia a quitté l’Algérie pour rejoindre un jeune homme à Paris. Un amoureux qui sentait le noisetier et avec qui elle a fait l’amour une seule fois.
«D’abord les lèvres, et puis les vêtements qui s’enlèvent et qui glissent, les robes et les sarouals, les jupons, les ceintures, les foulards, les bijoux, et il ne reste plus que la peau pour habiller le corps. Il ne reste que soi. Et l’autre, en face, si terriblement différent et si semblable. Et ils se fabriquent des soupirs. Explorations interrompues, tâtonnantes, cambrures, courbures d’amour et de douceur et le moment où il n’y a plus rien à explorer de là, aussi, le moment où il entre où c’est la première fois.» (p.17)
Paris et Montréal plus tard. Et cet amoureux qu’elle ne retrace jamais. Toute l’histoire devient une quête, de multiples errances. Impossible de trouver un lieu où il est possible de calmer cette frénésie. Des rencontres étonnantes, des amours qui soufflent l’âme et le corps, des folies qui poussent les jumeaux Gan, un autiste et Fril, le peintre, ou Dona à partir sans jamais se retourner. Ils sont des migrants de l’âme. Ils marchent sur une lame de rasoir, oscillants entre la folie et la lucidité; ils vont, transis, illuminés, trouvant un peu d’apaisement dans ce mouvement. Ils fuient, ne trouvent jamais, qu’importe.

Envoûtement

Katia Belkhodja entraîne le lecteur dans une ronde fantastique, avec, comme des oasis ici et là, où il est possible de reprendre son souffle. Et cette écriture qui envoûte telle une phrase de Marguerite Yourcenar qui obsède Gan.
«Attendre Marguerite Yourcenar, comme ça, en deux mille cinq, la femme prophète. Viens et libère-nous du non-sens. Et éloigne Beckett comme un diable en boîte. Je n’ai même jamais su ce qu’elle écrit, Marguerite Yourcenar. (Non, pas ce qu’elle a écrit : il paraît qu’on écrit toujours au présent, même ce qu’on a déjà écrit. Je ne savais pas, un poète me l’a dit au détour d’un chemin, il y a longtemps, avant de ne plus m’aimer. Mes amours toujours au présent, même ce qu’on a déjà aimé. Même quand on a arrêté d’écrire, arrêté d’aimer.)» (p.32)
Et dire que Katia Belkhodja a vingt ans, qu’elle est étudiante en littérature, qu’elle présente une œuvre formidable à sa première tentative. Une véritable magie emporte ce roman et les personnages.
«Et elle prend dans sa main très vieille et puis toute brune, sa main avec des taches, lézardée comme un mur, la peinture qui s’écaille, sa main, la peau comme de l’art abstrait. Elle prend la main de la cousine, Celia. Elle retourne sa main et sur chacun des doigts, pulpes brûlées, la peau. Chacun à tour de rôle posé sur sa bouche. Crevassée, ramassée, rentrée, tirée vers l’intérieur. Celia embrasse Celia, lui dit : toi non plus, tu ne seras jamais un saumon.» (p.92) 
Katia Belkhodja nous pousse à la limite de l’apnée. Ça sent le sable, la peau gorgée de miel, le soleil, le bleu du ciel si cela se peut. Tous les personnages se croisent, se perdent et se retrouvent dans une incroyable pérégrination. Ils s’aiment, se blessent, n’arrivent pas à calmer la douleur qui les possède. Des pages étonnantes de beauté, une écriture très singulière. Un enchantement. Une belle découverte.

«La peau des doigts» de Katia Belkhodja est publié chez XYZ Éditeur.

Une maison livre grands et petits secrets

Lise Bissonnette voulait une manière de chalet en ville, un lieu où elle pourrait se retirer, faire venir les mots et les phrases.
Au cours d’une promenade, il y a eu un regard sur une petite maison bleue abandonnée dans la neige. C’était près de la rivière des Prairies, du rapide du Gros-Sault. Deux mondes venaient de se heurter. Achat, rêves, projets, discussion avec l’architecte Pierre Thibault. Le refuge deviendra une maison qui accueillera tous les livres que Lise Bissonnette et Godefroy Cardinal collectionnent avec passion. Le présent et l’histoire se souriaient.
Lise Bissonnette a rapidement voulu tout savoir de cette maison construite par Pierre Gagnon et Marguerite Corbeille en 1811. Une demeure plus que modeste occupée par les descendants du couple jusqu’à une époque récente. Il n’en fallait pas plus pour plonger dans l’histoire de cette famille et les suivre sur presque deux siècles. C’était aussi faire revivre ce coin de pays. Moulin à farine et tailleurs de pierre, cageux et petits ouvriers se côtoyaient. Les Gagnon se sont débrouillés comme tous les Québécois peu lettrés de l’époque. Ce pourrait être le vécu de bien des familles.

Architecture

Regard aussi sur l’architecture et évocation de ces maisons défigurées par les vendeurs de matériaux. Pierre Thibault, l’architecte, a dû concilier passé et présent dans cette aventure.
«Cette maison aurait dû mourir. Au cours des grands massacres des années cinquante et soixante, quand le maire Jean Drapeau se fait fièrement le destructeur en chef des plus beaux bâtis de Montréal, quand la partie nord de l’île, dernière frontière, perd ses champs et chalets aux bungalows en rangée d’une génération d’enfants de locataires qui découvrent l’accès à la propriété, le quartier Bordeaux n’échappe pas aux tronçonneuses, niveleuses et autres machines. Les curés ouvrent eux-mêmes la marche, avec zèle.» (p.51)
Rénovations sauvages et démolitions ont marqué l’histoire du Québec Cette maison qui a résisté au temps par miracle devient le legs de la famille Gagnon au Québec contemporain.

Amour et parfum

Pour la fin, madame Bissonnette a imaginé une discussion entre Balzac et Théodore Banville. Une histoire d’amour et de parfum qui tourne autour de la flouve, ce foin d’odeur qui pousse comme du chiendent au Québec. Pourquoi pas! Ce projet, après tout, s’est échafaudé autour des livres. La petite maison bleue avait bien droit à sa fiction.
Édition soignée, très belles photos agrémentées de plans et de dessins. Véritable hommage à l’architecture et plaidoyer pour ces demeures modestes qui retiennent l’attention de bien peu de gens. Un bonheur pour ceux qui aiment l’histoire, l’architecture et les maisons.

«La flouve, le parfum de Balzac» de Lise Bissonnette est paru aux Éditions Hurtubise.