J’AI DÛ PARCOURIR des chemins que je ne fréquente guère avec Pour que cela se taise d’Anne Peyrouse. Une femme, l’écrivaine (elle ne s’en cache pas), reçoit un appel de sa mère. Son père est à l’agonie et souhaite voir ses filles. Que faire devant cet homme qu’elle a cherché à extirper de son existence ? Christian n’a cessé de la bafouer, de la violenter tout au long de son enfance et au début de son vécu d’adulte. Elle ira à son chevet. Comment faire autrement ? L’approcher, le regarder, ressasser des moments de sa vie qu’elle espérerait effacer. Anne Peyrouse propose un livre saisissant.
L’auteure ne pourra résister après la mort de son père « des mots veulent te commencer. Les retenir ne sert à rien. » Elle va rédiger des biographies, celle du père et aussi la sienne, effleurer des souffrances encore présentes, malgré ses frayeurs et ses hésitations. « À quel âge puis-je écrire ma vie ? Ai-je le droit de tout dire ? Vais-je blesser quelqu’un ? Dois-je me censurer ? Est-ce une écriture thérapeutique juste pour moi ? Quel est le devenir de tous ces mots, de tant de mots ? » (p.14) Peut-on s’arracher à son passé et faire en sorte que tout « se taise » ? Comment se libérer des traumatismes de l’enfance ?
Les ambitions de Christian ont broyé son frère Stéphane, avec sa sœur qui a eu du mal à s’en sortir. Raconter le père… Tout dire de son histoire, avec un peu d’espace où l’auteure s’attarde à ses angoisses qui surgissent devant un homme qu’elle a refusé de voir pendant des années. « Je vais t’écrire. Te livrer. Te molester. Te tuer. Je le ressens ben profondément. T’arracher comme cette carie que je devrai inévitablement réparer. » (p.15)
PASSÉ
Né en France, architecte, entrepreneur, doué pour les projets qui tournent mal et les échecs, il a tout détruit autour de lui. Et le voilà à l’hôpital, agonisant, encore capable de provoquer la douleur et le ressentiment. Doit-on tout pardonner à un père sur son lit de mort ? C’est la question qui m’a suivi tout au long de la lecture de ce récit. « J’ai peur des revenants-e-s, néanmoins je ne me tairai pas ! J’écrirai les choses horribles où Christian joue le premier rôle et où il m’impose le bonnet d’âne. Sans appel pour lui et pour moi : ce sera vrai. Pas de mains tendues, pas de rondes d’enfants, pas de guimauves à partager. Pas de temps alambiqué, pas d’eau de rose. Un épanchement à dégueuler : la totale ! » (p.20)
L’homme cherche à réaliser de grandes choses sans tenir compte des autres, capable de toutes les extravagances, exploitant sa famille et particulièrement sa mère qu’il ruinera.
Voilà. Anne Peyrouse va écrire ce que personne ne souhaite entendre. Tout cracher, même ce qui se cache d’habitude. « Oublierai-je un jour toutes ces marques ? Qui est-il pour mourir ainsi en éveillant des ineffaçables ? Comment taire le glas de son abandon pour mieux m’enfuir ? Je ne veux pas de lui, mais arriverai-je à m’en détourner ? » (p.31)
LE PÈRE
Manipulateur, extravagant, mégalomane, je pourrais aligner tous les qualificatifs négatifs pour décrire cet homme. Après ses études, il se prendra pour une sorte de Gaudi, voulant laisser sa marque dans différents projets. Il ira de catastrophe en catastrophe, ne respectant jamais ses employeurs, dépassant les coûts, n’en faisant qu’à sa tête et poussant des gens à la ruine.
« Égoïste, sans considération pour les demandes et restrictions et réalités des personnes qui t’engageaient. Combien de fois t’ai-je entendu dire que tu t’en balançais d’entraîner dans la faillite les petites entreprises et les modestes créanciers ? De toute façon, rien n’était de ta faute, c’était toujours à cause des autres. » (p.57)
Il devra quitter la France et finira par aboutir aux Escoumins, pour tout reprendre à zéro et se refaire une vie. Ce qui aurait pu être une chance de muter ne sera une fois de plus que projets de mégalomane et de rêveur impénitent. Il se lance dans le tourisme, organise des excursions sur le fleuve Saint-Laurent pour voir « ses » baleines. Comme toujours, il se moquera de tout. Pas question de se tenir à une certaine distance des cétacés. Il ira jusqu’à saboter les embarcations de ses concurrents pour être seul à accueillir la clientèle.
Tout échouera bien sûr après avoir ruiné sa mère, perdu sa femme et ses enfants. Il se retrouvera dans un motel avec des chiens qu’il maltraite de toutes les façons imaginables.
COURAGE
Anne Peyrouse fait preuve d’un courage incroyable en écrivant son histoire. Cette tâche a dû demander tout ce qu’elle avait d’énergie. On le sent à la lecture. « À chaque regard que je pose sur toi, j’ai l’espoir que tu meures. L’envie de jeter une pierre pour ouvrir ton front, pour te saigner et passer à autre chose. Pour que je puisse enfin quitter ta chambre. » (p.42)
Si elle hésite parfois, jamais elle ne recule. L’écrivaine fonce et se donne le droit de tout dire pour ne pas laisser d’ombres, ne pas succomber à la pitié. Surtout ne pas se laisser envoûter par le magouilleur, même sur son lit de mort, dans ses derniers moments.
Une tentative de rupture unique avec son enfance, un calvaire qui marque au corps et à l’âme. Comment déchirer les images qui sont siennes pour devenir une autre, muter en une adulte sans histoire ?
« Je rédige mon père dans la littérature à brûler, à ne pas primer, à censurer. Les mots frémiront à mes lèvres sirupeuses. Y a-t-il plus triste qu’une fille expurgeant son père ? Y a-t-il plus triste qu’une femme noyant ses amours ? Y a-t-il plus fervents que des enfants heureux de la mort paternelle ? Avais-je appréhendé sa mort ? Avais-je imaginé la fragmentation de ses membres dans un quelconque accident ? Avais-je assez d’énergie et de haine pour ça ? Ou demeurais-je une indomptable philanthrope ? Et trouverais-je la force du pardon ? De l’oubli ? » (p.67)
Pour que cela se taise, broie l’esprit et le cœur. Ça grince, à chaque phrase, ça fausse, ça hoquette et dépasse les limites du possible. Ce monstre qu’était le père devient quasi fascinant par son délire et sa démesure.
Terriblement inquiétant.
Un récit qui attaque les fondements de notre société, cette famille que l’on a sacralisée au cours des siècles. Ce milieu béni, qui souvent se transforme en enfer, devenant le refuge où des fous peuvent régner en toute impunité, blesser leurs proches à l’âme. J’ai connu de ces hommes qui se permettaient tout dans leur maison, même de violer leurs filles. Si on a beaucoup reproché aux écrivains du Québec de mettre en scène des hommes silencieux, Anne Peyrouse, elle, a été emportée par une avalanche de mots et ce n’est guère mieux. Un témoignage où chaque phrase fait avaler de travers. Oui, il y a des guerres qui se livrent dans les familles et les enfants en sont toujours les victimes. À lire en retenant son souffle.
PEYROUSE ANNE, Pour que cela se taise, Éditions Somme Toute, 112 pages, 17,95 $.