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vendredi 19 juin 2020

TROUVER LE MYSTÈRE DE LA VIE


ANDRÉE LABERGE rompt le silence après huit ans. C’est peu et en même temps c’est une éternité dans la vie d’une écrivaine. Surtout dans une époque où il faut demeurer dans l’actualité, capter l’attention des médias qui aiment s’étourdir autour des mêmes vedettes. Peut-être que les véritables écrivains, ceux de la nécessité du dire, les pisteurs de sens évitent ce jeu et la course aux clics sur Facebook. Andrée Laberge est de celle qui publie après avoir fait le tour de son sujet, quand son projet est parvenu dans les dimensions qu’il doit prendre. Et certains textes demandent du temps pour arriver dans «leurs grosseurs» comme le répète Victor-Lévy Beaulieu. 

Je lis Andrée Laberge depuis 2001. Cette écrivaine, qui veut voir au-delà de l’événement et du maintenant, bouscule quand elle tente de toucher l’essentiel, ce qui compte dans nos jours et donne un équilibre. Ce genre de fiction est toujours venu me chercher et me conforter dans ma vie de dévoreur de livres et de souffleur de mots. Jamais le propos n’est banal avec madame Laberge qui s’attarde à nos étranges comportements. C’était le cas particulièrement dans La rivière du loup où elle nous enfermait dans un monde de fureur, secouait les liens qui unissent un fils et un père dans leur catastrophe familiale. Un roman bouleversant, parfaitement maîtrisé qui méritait amplement le prix du Gouverneur général en 2006.
Dans L’espoir de la beauté, elle m’a entraîné dans une réalité que je connais mal même si le sujet fait les manchettes régulièrement. Les droits des handicapés, des gens à mobilité réduite qui n’ont pas accès aux édifices publics ou encore qui se butent à des situations souvent insurmontables. Le quotidien de ceux et celles pour qui chaque geste est un exploit qui exige un effort de volonté incroyable. Des femmes et des hommes atteints de maladies dégénératives, qui demandent l’aide à mourir comme l’ont fait récemment Nicole Gladu et Jean Truchon. Des individus brillants, articulés qui deviennent prisonniers de leur corps qui se referme tel un étau. Chaque mouvement relève de l’aventure et leurs jours dépendent des intervenants qui s’occupent d’eux pour le meilleur et le pire. J’ai eu le privilège de côtoyer des amis touchés par l’ataxie de Friedreich. Après avoir fait des efforts terribles pour rester autonomes, ils ont dû se résoudre au fauteuil roulant, de plus en plus incapables de subvenir à leurs besoins essentiels. Des vivants condamnés par une génétique déficiente qui couraient derrière des désirs qui sont souvent demeurés inaccessibles. 

COUPABLE

C’est le cas du personnage d’Andrée Laberge. Très tôt, il a compris qu’il ne serait jamais comme les autres. Son corps lui obéissait mal et rapidement il a eu de la difficulté à marcher et à garder son équilibre. Il s’est évadé dans le rêve, la poésie, se faisant troubadour pour jongler avec les mots, tromper la réalité et attirer l’attention. En plus de se noyer dans les excès et l’alcool pour oublier ses angoisses, la peur qui le hantait dès qu’il retrouvait un moment de lucidité. 

Tu éclates en sanglots. Comment peux-tu continuer à vivre comme ça, coincé dans ce corps de limace? Un corps flasque qui se traîne, qui dégénère, qui fuit de partout, qui laisse ses traces humides malodorantes. Tout ça à cause d’un gène défectueux qui a transformé tes jambes en bois mort, tes bras en faibles branches qui ploient sous le poids de quelques feuilles, tes poumons en minces sacs d’air qui te font une respiration asthmatique. (p.27)

Le voilà donc confiné à son appartement, entre un lit et un fauteuil roulant, attendant des intervenants qui se succèdent pendant le jour. Incapable de bouger, de marcher, à la merci des autres pour ses soins corporels, d’une voisine à l’oreille fine qui devine rapidement quand quelque chose ne va pas. «Le son voyage», ce qui permet à la femme de se glisser doucement dans l’intimité de ce dernier. 
Il a pensé en finir, mais il y a ses rêves, l’imagination, son esprit que personne ne peut dompter et qui se moque des forces gravitationnelles pour filer dans l’espace à la vitesse de la lumière, remonter le temps, toucher l’élan premier de l’univers. Il peut s’attarder dans le déclic du big bang, assister au premier hoquet du cosmos. Une manière de chercher un sens à ce qui est, de se griser de cette extraordinaire beauté qui échappe souvent à l’entendement humain. Peut-être même, se retrouver devant Dieu, à la frontière, au commencement et à l’aboutissement de tout. Andrée Laberge nous lance dans un voyage qui coupe le souffle.

Alors tu fonces, tu plonges, en plein cœur du big bang, dans l’immense purée chaude de l’Univers primordial. Tu remontes jusqu’au chaos originel, à la source du Grand Tout, à une nano poussière du temps zéro. Si Dieu existe, c’est ici qu’il se trouve. Sinon où? Tant pis pour la crainte de ne pas en revenir, la peur qu’il n’y soit pas et d’être happé à tout jamais par le vide existentiel. Tant pis pour l’effroi de le dénicher, terré là-haut comme un coupable, un irresponsable qui s’en lave les mains. S’il existe, il est plus que temps qu’il rende des comptes, décides-tu. Il y a des limites à ce qu’un homme peut supporter. (p.19)

Voilà une formidable manière d’échapper aux forces gravitationnelles, à l’implosion de ce corps qui se détruit lentement. Il y a aussi des moments du passé qui reviennent comme des météorites. Les folles nuits de sa jeunesse, ses cuites avec les amis, ses jeux de ménestrel, ses poésies quand il revêtait sa cape de chevalier du rêve et de la parole. Il a connu l’amour, mais la maladie et son angoisse l’ont fait fuir. Sa vie sociale se réduit à la visite de son frère hanté par l’argent, d’un ancien copain qui débarque sans prévenir. Parfois, sa voisine qui voit tout à travers les murs comme Dieu peut le faire s’il existe quelque part dans un recoin de l’univers. Il écoute de la musique, regarde les informations, retient son souffle devant le cadavre d’un petit garçon échoué sur une plage, en Méditerranée, mort avec sa famille qui tentait de fuir la folie meurtrière des hommes. 

RETOUR À SOI

Un jour ou l’autre, il faut revenir vers soi, cesser de s’étourdir et de se mentir surtout. Notre rêveur fait face à ses dépendances, à sa lâcheté qui a fait fuir cette femme qui était prête à tout pour lui. Il la retrouve et la vie lui accorde une dernière chance peut-être. Les astres parcourent des circonvolutions précises dans l’espace et finissent toujours par visiter les mêmes lieux. Le temps se recroqueville et il est peut-être possible de réparer ce qui a été gâché, de faire la paix avec soi et ceux qu’il a blessés. Voilà une terrible leçon d’humanité, une belle manière de toucher le vrai et de répondre aux grandes questions qui hantent les hommes et les femmes depuis la naissance de la conscience de soi et des autres.

Quand la conscience est-elle apparue dans l’univers? Qu’est-ce que la vie? Comment a-t-elle évolué, ailleurs, dans l’Univers? Si la vie surgit de l’Univers, l’Univers est-il vivant? Si la vie est conscience, l’Univers est-il conscient de lui-même? Et si l’Univers est conscient, l’Univers est-il Dieu? (p.182)

Les questions que secoue Andrée Laberge ne font jamais les manchettes de l’actualité. Pourtant, ce sont des sujets qui donnent une direction à l’existence, permettent de se connecter à la beauté qui nous cerne.

ESSENTIEL

L’espoir de la beauté est un roman formidable qui nous place devant l’essentiel et nous permet de démonter les pièges que nous inventons pour contrer nos angoisses et nos peurs. Pourquoi sommes-nous toujours en fuite dans cet univers en expansion? Pourquoi la réalité, l’intelligence nous pousse souvent à nous étourdir dans des occupations futiles et destructrices
Ce roman est un trou noir. 
J’ai suivi cet homme dans ses grands et terribles problèmes existentiels. J’ai aimé cette quête de sens dans une vie qui s’impose comme un véritable châtiment. Il faut échapper à son moi, franchir les horizons et s’évader dans l’immensité du cosmos pour se pencher sur des images captées par les puissants télescopes pour abolir les frontières, prendre conscience de l’incroyable beauté du monde, faire oublier nos lubies et nos dépendances. S’appuyer sur la poésie qui est la clef du rêve et permet d’aller au-delà du langage, de parler à l’âme et au cœur. 
Un roman formidable qui cherche du sens dans une époque qui a perdu la boussole et nous pousse irrémédiablement vers la catastrophe. Étrangement, il semble que ce soit une pandémie qui va retarder un peu l’implosion de la planète que nous saccageons avec une joie féroce. Un travail nécessaire qui bouscule nos références et déstabilise. Et les véritables handicapés ne sont peut-être pas ceux qui se déplacent en fauteuil roulant et attendent les proposés aux bénéficiaires qui sont souvent leurs seuls contacts avec la société et leurs semblables. 

LABERGE ANDRÉE, L’espoir de la beauté, Éditions de la Pleine Lune, 224 pages, 22,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/515/lespoir-de-la-beaute

dimanche 18 janvier 2009

L’identité porte plusieurs œuvres québécoises

La lecture de «Mon pays métis», l’essai de John Saul à peine terminée, je plongeais dans «Le fin fond de l’histoire» d’Andrée Laberge. Ce roman suit «La rivière du loup», un ouvrage qui permettait à l’écrivaine de Québec de rafler le prix du Gouverneur général en 2006 et de flirter avec plusieurs prix littéraires prestigieux. Une plongée dans un univers trouble où un fils et un père se confrontent sans jamais se quitter. Un lien filial que rien ne peut briser, pas même les interventions de la société bien pensante. 
Si John Saul affirme que les Canadiens nient leur ascendance métisse dans son dernier ouvrage, Andrée Laberge, elle, entraîne le lecteur dans la ville de Québec, présente des personnages qui cherchent un ancrage qui mettrait fin à leur errance identitaire.
Une jeune femme fouille ses origines. Malgré toutes les négations de sa mère, elle possède des traits amérindiens qui ne mentent pas. Cette mère, au bout de son âge, réalise qu’elle a été flouée par les fables de l’Église catholique. Elle entend tout changer avant qu’il ne soit trop tard. Un itinérant lui donne la réplique dans un chant d’amour improbable, empruntant les mots du «Cantique des cantiques», ce poème d’amour et de sensualité biblique. Un infirmier, orphelin sans lien de famille, éprouve une compassion démesurée pour ses patientes âgées, ce qui ne manque pas de lui attirer bien des embêtements. Le tout sur fond d’affrontements violents entre policiers et manifestants lors de la tenue du Sommet des Amériques à Québec. La capitale nationale est alors une ville occupée où les déplacements sont surveillés et contrôlés.

Débat politique


La question identitaire hante le monde politique québécois depuis des siècles. Après deux référendums, les Québécois hésitent entre l’idée de faire du Québec un pays et le vaste territoire canadien où se mélangent les cultures. Si John Saul effleure cette réalité dans son essai, il se garde bien d’aller au bout de ce questionnement. Son «grand cercle inclusif», l’idéal canadien d’obédience autochtone qui le fascine, aurait vite fait de broyer les minorités et de les assimiler. Dans la réalité, il y a toujours polarisation. Les majorités imposent toujours leur culture aux minorités plus vulnérables.
Cette question, plusieurs écrivains l’ont fouillée. Ying Chen, une écrivaine d’origine chinoise, ira jusqu’à nier ses origines. Dany Laferrière en fait la trame de fond de «Je suis un écrivain japonais». Pensons aussi à Sergio Kokis, à son personnage ballotté entre l’enfance et un présent instable dans «Le retour de Lorenzo Sanchez». Daniel Castillo Durante, dans «Un café dans le Sud», nous décrit un fils tiraillé entre une vie qu’il a construite en s’installant au Québec et l’autre, celle qu’il a quittée, pensant l’oublier à jamais.
Louis Hamelin dans «Le joueur de flûte» suit Ti-Luc Blouin, un jeune homme instable qui part à la recherche de son père sur la côte ouest. Dans «Cowboy», Blancs et Autochtones se côtoient pour le meilleur et le pire, illustrant une cohabitation difficile sous plusieurs aspects, contredisant les propos de Saul.

Une constance

La question de l’identité continue d’imprégner l’univers de plusieurs écrivains. Certains la placent au cœur même de leur projet d’écriture. Victor-Lévy Beaulieu étonne avec des personnages mutilés et handicapés qui illustrent de façon pathétique cette question. Tous sont victimes de cette incapacité à se doter d’un pays. Le pays rêvé adviendra peut-être avec le geste de ces mutilés qui prennent d’assaut l’Assemblée nationale à la fin de «La grande tribu», menés par Bowling Jack.
Et comment expliquer l’omniprésence de l’enfant dans notre littérature sinon par cette carence? Il faut se tourner vers cette question d’identité, d’incapacité à s’ancrer dans la société, de perte d’innocence pour comprendre le refus de vieillir de Bérénice dans «L’avalée des avalés» de Réjean Ducharme.
Dans «Le fin fond de l’histoire», Andrée Laberge présente un roman exigeant où forme et sujet se confondent. Les personnages se bousculent sans pouvoir emprunter une même direction, comme s’ils étaient marqués à jamais par cette carence identitaire qui a fissuré leur vie. Le puzzle est fascinant, l’écriture complexe, mais le lecteur s’attache à ces figures, particulièrement à cette vieille femme qui se croit enceinte et s’invente un amour d’adolescente pour tout recommencer, même si le corps flanche.

«Le fin fond de l’histoire» d’Andrée Laberge est paru chez XYZ Éditeur. 
http://www.editionsxyz.com/auteur/196.html