jeudi 9 janvier 2020

THIERRY DIMANCHE VA TRÈS LOIN

Photo Justine Latour, LE DEVOIR
TROIS AMIS PRENNENT la parole tour à tour dans Cercles de feu de Thierry Dimanche. Le trio nous plonge dans un monde fascinant où le meilleur et le pire s’imposent. Ce suspense m’a entraîné dans les brûlés, les cendres et la suie, une chaleur étouffante, les délires de la coke et de l'alcool, la solitude et la fièvre avec ces petits champignons qui jaillissent du sol comme des pépites d’or dans la forêt boréale. Un retour dans des territoires que j’ai fréquentés une grande partie de ma vie, mais que cet écrivain me révèle sous un autre jour. Plonger dans l’odyssée des cueilleurs de morilles n’est pas sans danger. Personne n’en sort indemne.

Certains romans surprennent parce qu’ils nous poussent dans des univers que nous pensons bien connaître. Cercles de feu de Thierry Dimanche me ramène dans des lieux où les incendies de forêt font rage au nord du Lac-Saint-Jean. Des sites que j’ai sillonnés pendant des années. Même que certains protagonistes font escale dans mon village de La Doré, s’arrêtent pour faire la fête à Dolbeau-Mistassini et s’installent à Péribonka, lieu mythique de la littérature québécoise. Comme quoi les endroits les plus connus peuvent garder leurs secrets et les écrivains, ces chercheurs de trésors, arrivent toujours à vous surprendre. Une réalité que je n’avais pas imaginée et des événements qui se déroulent dans ma cour pour ainsi dire.
Thomas Thériault traverse le Québec par l’Abitibi pour retrouver des amis au Lac-Saint-Jean. Les trois vont partir en territoire inconnu, chercher les lieux brûlés, les feux qui marquent l’actualité tous les printemps, quand la pluie tarde à venir. Il y a une saison des incendies de forêt au Lac-Saint-Jean et rares sont les années où je n’ai pas vu les avions jaunes de la SOPFEU dans le ciel de mon coin de pays.
J’ai même vécu « mon feu de forêt », il y a longtemps, pas très loin de Chibougamau. Tous les travailleurs avaient été mobilisés comme sapeurs. Je n’ai pas connu souvent des moments aussi impressionnants dans ma vie. Voir des épinettes flamber comme des allumettes est inoubliable. J’imagine l’enfer que vivent les Australiens depuis des jours. Un feu de forêt, c’est l’horreur et comme une vengeance de Dieu. L’impression que l’air s’enflamme et que le moindre coup du vent va vous cerner et devenir fatal. Je pense aussi à cette déflagration qui a soufflé la région du Lac-Saint-Jean en 1870, faisant plusieurs victimes et détruisant des villages entiers avant d'aller mourir aux abords du fjord du Saguenay. Cet événement a bousculé notre imaginaire. Tout comme ces immenses incendies qui constituent la trame de Il pleuvait des oiseaux, le si beau roman de Jocelyne Saucier. Ces catastrophes marquent le vécu du Québec.
J’ignorais pourtant que l’année suivant un brasier assez intense, les morilles poussent en abondance. Particulièrement la morille de feu, une variété qui apparaît dans les terrains sablonneux, les pinières rasées par les flammes. Un délice pour les gastronomes qui vient directement de l’enfer.

La saison des morilles communes était déjà bien avancée, mais je ne pouvais m’empêcher de l’étirer. La période de fructification des morilles communes - morille conique, morille blonde, etc. - se termine début juin, moment où les morilles de feu apparaissent en plus grand nombre, comme si les espèces se passaient le relais. Les cueilleurs d’agrément se concentrent sur les premières. Mais l’avènement de la morille de feu ouvre une seconde saison qui, si la nature se montrer favorable, accapare les junkies de la cueillette et les entrepreneurs de brousse jusqu’en juillet. (p.23)

Thomas, Paul-Marie et Claude ont des cartes, des GPS, tout l’équipement pour traquer la morille qui attirent des marginaux qui se disputent les brûlés. Un peu comme les cueilleurs de bleuets faisaient avant l’arrivée des immenses bleuetières commerciales. La ramasse en forêt a perdu beaucoup de son importance. Rares sont ceux maintenant qui s’exilent dans les montagnes pour chasser ce petit fruit bleu pendant des semaines.
Les trois empruntent des chemins à peine tracés, traversent des rivières et des cours d’eau pour trouver le site idéal, là où les morilles surgissent comme par magie après un orage. Ils ont l’équipement pour faire sécher leur cueillette et la préserver avant de croiser l’acheteur. Autrement dit, il faut certaines connaissances pour amasser un pécule intéressant. Ce serait même fort rentable quand la saison est bonne. Et il y a le bonheur de se retrouver en forêt, au milieu du monde, tout seul et vivant.

Les outardes volaient en carrousel à cinq mètres au-dessus de ma tête. Leurs ombres mouvantes découpaient les nappes de soleil qui filtraient dans la clairière, où de rares arbres avaient en partie survécu à l’incendie. Trois hauts pins blancs bordés de quelques peupliers avaient conservé leurs cimes vertes. Je répondais aux cris des outardes en tournant sur moi-même, hilare et finalement très heureux de me trouver seul. (p.347)

Étrangement, je ne savais rien de cette activité, encore moins l’existence de Morille Québec qui commercialise ce champignon et qui a son siège social à Chicoutimi.
Thierry Dimanche emboîte le pas de ces chercheurs d'eucaryotes pluricellulaires qui se dispersent au nord du Lac-Saint-Jean, travaillent de l’aube à la brunante et cueillent la petite perle convoitée. Tous pensent y faire fortune, du moins amasser un bon magot s’ils ont un peu de chance. Tout dépend de la saison, de la chaleur, de la pluie et de l’intensité des feux.

AVENTURE

Il faut bien connaître le terrain pour trouver le lieu parfait où les morilles surgissent un matin comme par magie.

Depuis deux ans que je m’intéressais aux champignons sauvages québécois. J’étais tombé sur quelques cèpes  et autres bolets, de même que sur un bon petit secteur de chanterelles, mais la découverte des morilles blondes était d’un autre ordre. J’avais l’impression d’avoir trouvé des météorites vivantes, juchées sur des pieds blanchâtres musculeux, ou des organismes issus des fonds marins. (p.36)

Les amis vivent des années de vaches maigres, jurent de ne plus se laisser prendre, reviennent la saison suivante et cherchent l’endroit où la morille jaillit des plis du sol et se multiplie à une vitesse effarante.
Tous sont happés par une véritable fièvre, une passion qui rend aveugle et sourd. Ils ne pensent qu’à trouver les plus beaux spécimens, perdent toute prudence et risquent des blessures ou encore de s’égarer quand le fameux GPS s’éteint et qu’ils ne savent plus où aller. Tous oublient le temps et l’espace pour cueillir dans une sorte de frénésie qui les laisse au bord de l’épuisement.

Je fumais ma dernière cigarette en regardant le feu mourir. J’écoutais couler la rivière Trenche pis je revoyais mes casiers, pis plein d’autres casiers pleins de morilles partout, à terre, dans les arbres, jusque dans le ciel. Sur le dos dans la roulotte, les yeux fermés, je continuais à les voir. Un tapis d’alvéoles défilait sans fin à l’intérieur de mes paupières. Comme quand tu reviens du parc d’attractions pis que tu continues à descendre les montagnes russes. Comme quand tu passes la journée à jouer à Tetris pis que les morceaux continuent à s’emboîter, les lignes à disparaître, le score à augmenter. Je m’efforçais de susciter d’autres images mentales, et des séries de nappes à carreaux et de paires de seins m’accompagnaient dans le sommeil. (p.308)

Une folie, une passion, une obsession, un délire que les excès d’alcool et de substances hallucinogènes aggravent. Tous deviennent irascibles, paranoïaques, se méfient de tout le monde et tentent de tirer profit de la manne. Il vient enfin le « grand kaboum » comme dit Paul-Marie, l’année d’abondance où la cueillette dépasse tout ce qu’ils avaient pu imaginer. Ce dernier s’égare, avec son mal de dos, sa mauvaise humeur, Thomas se fait une entorse. Les deux n’arrivent plus à s’orienter et à rentrer au campement. Paul-Marie passera quelques nuits dans le brûlé, respirant la cendre et la suie. Claude, happé par la fièvre de la morille ne fera rien pour le retrouver.
Un roman d’obsessions, d’amitiés trahies qui pousse certains hommes à commettre les pires gestes, à s’abandonner au délire où le réel et l’imaginaire se confondent. Thierry Dimanche m’a fait vivre une épopée formidable qui m’a rappelé mes étés en forêt à cueillir des bleuets. Il nous entraîne dans les territoires d’une passion qui permet de tout oublier et qui titille des pulsions inavouables. La fièvre de l’or, on connaît, mais il faudra parler maintenant de celle de la morille de feu après ce roman où la nature, sa dureté, son immensité et sa fascinante beauté pousse des hommes et des femmes dans les dimensions les plus sombres de  leur individualité. Surtout dans des gestes où ils risquent leur vie. Un récit époustouflant, une langue riche et touffue qui jaillit comme ces champignons dans les grands espaces que les incendies de forêt dessinent chaque printemps. Une révélation.


DIMANCHE THIERRY ; CERCLES DE FEU, ÉDITIONS LE QUARTANIER, 444 pages, 28,95 $.

https://www.lequartanier.com/catalogue/cercles.htm