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dimanche 13 décembre 2020

LE RETOUR DE PAUL VILLENEUVE

PAUL VILLENEUVE REVIENT dans l’actualité avec Mon frère Paul, un récit de Marité Villeneuve, la sœur de l’écrivain, paru en septembre 2020 chez Del Busso Éditeur. Un regard percutant sur l’étoile filante de la littérature québécoise des années 1970 que fut ce romancier. Villeneuve publiait son premier ouvrage en 1969 alors qu’il avait vingt-cinq ans. Marie-Claire Blais offrait le premier volet de la trilogie des Manuscrits de Pauline Archange, la même année, tandis que Roch Carrier récidivait avec Floralie où es-tu? après le succès de La guerre yes sir. André Major retenait l’attention avec Le vent du diable et que dire de Trou de mémoire d’Hubert Aquin? Une époque où de grands écrivains amorçaient un parcours remarquable.


La fiction québécoise s’inventait en se diversifiant dans les années 60. Plusieurs de ces écrivains sont à l’origine d’une œuvre originale et sont devenus des figures incontournables cinquante ans plus tard. Je pense à Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Roch Carrier, Jacques Poulin et certainement André Major. On assistera aussi à l’émergence des écrivains des régions à partir de 1970. Je signale Alain Gagnon et Victor-Lévy Beaulieu qui retournera vivre dans son pays des Trois-Pistoles. Il ne faut pas oublier que Paul Villeneuve est originaire de Jonquière.

Quelques-uns, après un départ flamboyant, se sont tus. Hubert Aquin se suicide en 1977. Paul Villeneuve en qui on voyait l’auteur qui permettrait au Québec de se faufiler dans la littérature universelle s’efface après Johnny Bungalow. Il se réfugie dans la plus terrifiante des solitudes, en marge d’un village du Lac-Saint-Jean. 

La parution de Mon frère Paul de Marité Villeneuve m’a donné le goût de retrouver J’ai mon voyage, son premier cri romanesque publié aux Éditions du Jour en 1969, une maison en belle effervescence qui accueillait Jacques Ferron, entres autres, et où je devais publier en 1971. Je me suis procuré mon exemplaire en 1970, en pleine crise d’Octobre. C’était certainement un signe du destin.

 

ŒUVRE

 

Villeneuve restera l’auteur de trois romans et d’un court essai. Réginald Martel, dans La Presse, écrit à propos de J’ai mon voyage : «… un beau livre, vivant, juteux, baroque brillamment bâclé, qu’on aura sans doute envie de relire, ce qui est rare, pour reprendre cette rage de vivre.» Sa deuxième fiction, Satisfaction garantie, arrive l’année suivante, en pleine crise d’Octobre. C’est l’échec. «Une grosse saloperie!» «De la vulgarité» «Paul Villeneuve dans un cul-de-sac. (Mon frère Paul, page 92)

Johnny Bungalow arrivera quelques années plus tard, en 1974, dans la débâcle financière des Éditions du Jour de Jacques Hébert. Une présentation négligée (un caractère d’impression qu’il faut lire à la loupe, des chapitres entassés les uns sur les autres) frustrera beaucoup Villeneuve. Ces deux ouvrages (J’ai mon voyage et Johnny Bungalow) marqueront l’imaginaire par le verbe, l’éclatement du propos et l’ampleur des projets. Une volonté ferme aussi de secouer tous les tabous. Et avec la vie de l’écrivain qui se met entre parenthèses tout de suite après, le mythe peut prendre racine.

On n’a pas beaucoup parlé, en tout cas pas suffisamment, de l’extraordinaire roman de Paul Villeneuve qui est sans conteste l’œuvre la plus importante publiée jusqu’ici cette année. Il s’agit d’une œuvre considérable, — plus de quatre cents pages de texte extrêmement serré — qui, l’éditeur a raison de le prétendre, “fera époque” tant par ses qualités d’écriture que par la vision de la réalité québécoise qu’elle met en forme. (Jacques Pelletier, Liberté, septembre-décembre 1974)

Si certains posaient un regard nostalgique sur leur enfance (Beaulieu et Marie-Claire Blais), d’autres s’accrochaient désespérément au présent en essayant de forger l’avenir. C’est le cas de Villeneuve. 

Dans J’ai mon voyage, le narrateur fonce vers Sept-Îles, traversant tout le Québec dans une vieille voiture déglinguée. Là-bas l’attend Madeleine (ce n’est pas la Madeleine de Brel et elle ne l’attend pas), la fille rêvée, la femme parfaite, le fantasme sexuel, l’amour, celle qui va “grounder” l’ancien étudiant idéaliste qui s’ennuie dans sa vie d’employé de bureau. 

 

J’arrive; il n’y a plus de soleil, non quelques petits trous et des coins de lumière sur la ville et surtout l’ombre des nuages sur la baie, les champs verts qui ont l’air fertiles, ce doit être la ferme de l’hôpital, la grosse bâtisse carrée en briques brunes, une cheminée qui fume, peut-être un moulin à scie; j’aurais dû arrêter au restaurant en haut de la côte et prendre un café en regardant la baie; j’en aurais plein les yeux; un beau paysage c’est presque aussi émouvant qu’une belle femme nue debout près du lit et qui s’avance lentement offerte, émue, câline. La main droite frôlant le duvet, le soupir et les jambes entrecroisées. (J’ai mon voyage, p.105)

 

Une traversée de la nuit et du pays, un grand soliloque pour meubler le temps et surtout ne pas perdre le contrôle de “cette minoune” qui empeste l’essence. Le narrateur risque l’asphyxie, tout comme le Québécois qui cherche à triompher de ses peurs ataviques. Plus il se rapproche de Sept-Îles, plus Madeleine devient évanescente et irréelle.

 

AUDACE

 

Paul Villeneuve dans cette folle logorrhée se moque des tabous, décrit le plaisir sexuel, apostrophe son patron (l’incarnation de l’oppression), s’attarde à l’autoroute 20, au fleuve et aux montagnes, à ses ancêtres et aux échecs de son peuple. L’écrivain s’ancre dans la terre Québec, l’espace physique et géographique qu’il souhaite conquérir en le parcourant comme le corps d’une amoureuse, en le labourant presque.

Long chemin de croix où il combat le sommeil, la faim et une soif obsédante. Il embrasse une partie de l’histoire du Québec qui refuse de se secouer pour s’affirmer.

 

… Québec is le pays des mille clochers, des femmes en tablier et des hommes en robe, guide du petit peuple soumis, grandissant en robe, guide du petit peuple soumis, grandissant en âge et en sagesse comme un bon petit Jésus de nos livres de lecture, nos Jésus efféminés à la peau rose, nous sommes un peuple de Jésus efféminés, invertis et bonasses, donnez-nous notre pain quotidien, ça nous suffit, la prière résout les autres problèmes, notre père pourvoit aux besoins des oiseaux du ciel qui chantent tout le jour. (J’ai mon voyage, p.135)

 

La folie risque de le faire déraper dans les bataillons d’épinettes. Il songe même à en finir en s’éloignant de Tadoussac et du Saguenay. L’esprit du narrateur s’embrouille dans un délire où le réel et l’imaginaire se confondent. Il ne se rendra jamais à Sept-Îles, perdu quelque part. Et on se demande si cette Madeleine existe ou si elle n’est qu’un fantasme. Tout comme l’entreprise de Johnny Bungalow ne pouvait déboucher que sur l’échec. Johnny entraîné dans la crise d’Octobre de 1970 s’en prend au mari anglophone de sa mère. Il ne peut aller au bout de son geste libérateur et dompter la peur qui colle à lui comme une tare génétique.

 

ŒUVRE

 

La vie de Paul Villeneuve se prolongera dans la plus terrible des solitudes, dans une cabane en forêt, couper de tous. Vingt ans de silence en retrait du monde. Il se laissera approcher par sa sœur Marité et sa mère qu’après plusieurs années. Et pour finir dans une résidence de Dolbeau-Mistassini avec une jambe en moins. Il attend là, comme dans une tanière, pendant ses dernières années. 

Un destin hors du commun, une étoile filante que Marité Villeneuve suit à la trace jusqu’à sa mort en 2010. Ses espoirs, ses idées, son intensité, ses études, son désir d’écriture pour changer le monde, tout y passe. Mon frère Paul est un récit bouleversant. Marité Villeneuve a effectué un travail colossal. Elle ose aborder les tragédies qui ont malmené sa famille sans jamais se défiler.

 

Ce n’est pas un chalet, c’est un shack, une prison. Il a placardé les fenêtres avec des planches. Ajouté une double épaisseur de bois à la porte. Nul ne peut voir au-dedans. Lui, de l’intérieur, en approchant son œil entre les lattes, a juste assez de clarté pour discerner celui ou celle qui s’approche. Il vit dans le noir. Je suis assise immobile sur ma bûche et je n’attends plus qu’il m’ouvre. Je sais que toute tentative de secours est désormais inutile. Est-ce la forêt qui m’entoure? Les arbres? Le chuchotement du vent dans les feuilles? Quelque chose murmure en moi : ne reste pas là, agis. De quoi a besoin un homme seul sinon de compagnie? Les chiens de l’enfance me sont revenus en mémoire. (Mon frère Paul, p.219)

 

J’ai relu Johnny Bungalow pour retrouver des thèmes qui traversent une œuvre qui demeure malheureusement d’actualité. Comme si Villeneuve brisait son terrible silence par la voix de sa sœur Marité, cinquante ans plus tard, pour apostropher les survivants du Québec. 

Des pages magnifiques, intenses, un périple que le Québec devait entreprendre à la sortie de la Révolution tranquille, même au risque de se casser la gueule. Mon frère Paul est un récit bouleversant qui nous fait vivre le mal être et la douleur d’un homme qui s’enfonce dans une tragédie incommensurable, à la mesure de ce Québec insaisissable. Marité Villeneuve a mis des années avant de s’approcher de ce frère farouche, se faire « réparatrice de famille » dans un ouvrage qui tient de la biographie et du carnet personnel. 

Un texte d’une densité remarquable, une émotion palpable que l’on ressent à chaque phrase, une quête qui étourdit. Ce travail admirable redonnera peut-être une petite place à cet écrivain qui aura été une météorite dans le ciel littéraire du Québec. 

Le voyage reste à faire cependant. D’autant plus que nous n’avons pas su troquer notre minoune pour une belle voiture électrique qui permettrait la vraie traversée vers soi et en soi. 

 

Villeneuve MaritéMon frère Paul, Éditions Del Busso, Montréal, 2020, 384 pages.

Villeneuve PaulJ’ai mon voyage, Éditions du Jour, Montréal, 1969, 160 pages.

 

NOTE : Une version de cette chronique a paru sous le titre : Le retour de Paul Villeneuve dans le numéro 179 de Lettres québécoises.

 

 

vendredi 14 août 2020

QUI ÉTAIT DONC PAUL VILLENEUVE

PAUL VILLENEUVE DEMEURE un écrivain mythique et fascinant pour plusieurs. Il a effectué une entrée fulgurante en littérature dans les années 70 avec J’ai mon voyage où son narrateur découvre les pays du Québec, l’amour et les territoires du corps. En 1974, Johnny Bungalowenthousiasmait encore plus les lecteurs et les critiques. Nous l’avions notre grand écrivain, celui qui allait secouer les piliers du temple, faire en sorte qu’un Québécois se faufile dans le panthéon de la littérature mondiale. Marité Villeneuve, dans Mon frère Paul, traque son aîné dans ses espoirs, ses craintes et ses écrits. Une plongée émouvante et terriblement exigeante. Un travail incroyable de la petite sœur qui veut comprendre son frère et se rassurer, lui rendre justice aussi. Lui donner également la place qu’il mérite dans notre histoire de la littérature. Surtout, elle parvient à se réconcilier avec son passé et sa famille.


Quels débuts prometteurs que ceux de Paul Villeneuve. Fulgurants même. Dès sa première publication, l’écrivain attire les regards et les commentateurs voient en lui le grand écrivain que tous appelaient depuis des décennies. J’ai gardé précieusement un exemplaire des Éditions du Jour, cette belle collection où tous les romanciers rêvaient de se faufiler dans ces années d’effervescence. Et puis le silence après la parution de Johnny Bungalowen 1974. Un livre que j’avais perdu. Sans doute un prêt qui ne m’est jamais revenu. Je l’ai retrouvé grâce à la générosité de Patrick Guay. Que s’est-il passé? Pourquoi un homme se tait-il après deux publications qui ont retenu l’attention de tous? Est-ce par choix que Paul Villeneuve s’éclipse ou encore est-ce dû à une suite de circonstances qui ont bouleversé sa vie, l’ont touché au corps et à l’âme ? 

Marité Villeneuve mentionne deux événements incontournables. Le suicide d’Hubert Aquin en 1977, celui que l’on avait adoubé avant lui. Jean-Éthier Blais avait écrit au sujet de Prochain épisode, dans le journal Le Devoir, que nous «l’avions enfin notre grand écrivain national». Deuxième moment pathétique : la mort horrible de son frère que Marité Villeneuve raconte dans J’écris sur vos cendres. La petite sœur, comment pouvait-il en être autrement, depuis ses premiers pas en littérature, tente avec un courage incroyable de «réparer la famille» comme elle l’affirme. 

Elle lit et étudie les publications de Paul comme des pièces à conviction. Des lettres, un journal d’enfance, ses romans, quelques inédits pour comprendre. Pourquoi celui qui avait écrit le grand récit américain de langue française, traversé les forêts et les époques pour s’imposer dans une révolution hésitante, dans ce pays que l’on devait inventer à bout de bras, se retire-t-il du monde pour disparaître aux yeux de ses contemporains? Il avait pourtant sillonné le Québec dans ses deux œuvres de fiction. Johnny, dans Johnny Bungalow, est responsable de sa mère écrasée par le chagrin, de son frère fragile et mal équipé pour faire face à la vie. Johnny, la force tranquille, hérite de la lourde tâche de construire la maison familiale et peut-être aussi ce pays que l’on interpelle à grands cris. Il tente de faire jaillir le Québec en passant par la révolte et la crise d’Octobre, n’arrive jamais à aller au bout de sa quête. Il ne peut tenir tête à l’envahisseur et l’exploiteur. Peut-être est-ce une vision du destin qui attendait l’écrivain né à Chicoutimi et de ce Québec qui ne parvient pas à devenir un état. 

Johnny Bungalow, en ce sens, est un terrible échec intellectuel, une blessure de l’esprit et de l’être. Bien sûr, c’est là un regard politique sur ce gros livre présenté dans une facture bâclée. Une œuvre solide, profonde, qui touche tous les aspects de la vie d’un homme qui cherche la justice et le partage. Villeneuve s’impose magnifiquement dans ce roman épique.

Celui qui devait prendre sur ses épaules toutes nos peurs et nos faiblesses, ce «Christ littéraire» qui allait nous donner une présence dans le panthéon mondial coupe tous les contacts avec ses semblables. C’est là que le mythe trouve un terreau fertile et que peuvent naître certaines légendes.

 

ENQUÊTE

 

Marité Villeneuve, dans Mon frère Paul (le titre vient de la sœur d’Arthur Rimbaud qui a écrit Mon frère Arthur), tente de faire la juste part des choses. Elle retourne aux sources, à ses premiers pas pour suivre ce frère qui la hante depuis toujours. Elle a besoin de savoir, de comprendre l’homme derrière la tragédie familiale, ce qui s’est brisé dans la tête de ce héros qui lui a ouvert les portes de l’écriture.

 

Paul était un être complexe, à la fois fascinant et déroutant, sombre et lumineux. Un homme qui avait choisi l’écriture malgré les difficultés du chemin. Un homme intense. Sans compromis. Totalement engagé dans le monde quand il était dans le monde. Et totalement retiré quand il s’en retira. Il avait compris très tôt qu’il fallait dire oui à tout, accepter ses souffrances autant que ses joies, vivre au bout, totalement, l’aventure de sa vie. (p.11)

 

Tâche éprouvante que celle de Marité Villeneuve. Elle ouvre des blessures, se penche sur des cicatrices, des douleurs que l’on étouffe et les malheurs qui ont abîmé sa famille. Elle le fait pour lui et pour elle. Et la voilà en train de scruter les textes de son frère avec une loupe, de soupeser chacun de ses mots et de les retourner pour savoir ce qu’ils dissimulent, si elle peut déceler des signes avant-coureurs ou des propos qui expliquent l’ermitage de Paul, sa réclusion du monde. Il le faut pour juguler ce sentiment de culpabilité qu’elle ressent au plus profond d’elle. Dire, se faire justice en quelque sorte, décrire et faire comprendre l’homme et l’écrivain.

 

ENFANCE

 

La famille, les oncles inventeurs de pays, le père qui a toujours maille à partir avec ce fils idéaliste, sensible et fragile comme du verre. Ce garçon, qui ne tolère aucun compromis, exige tout de lui et des autres. 

 

Paul ne tolère rien de ce que papa dit ou fait. Il déteste sa soumission aux règles, aux conventions, à l’Église, à l’État, à l’Alcan. C’est un homme qui n’a pas de révolte et ça, Paul ne le tolère pas. (p.37)

 

Son enfance à Jonquière, la ferme des oncles, celle du grand-père. Et ce geste stupide, une bravade qui lui fait perdre un œil, en fait un petit garçon et un adulte diminué. Sa passion pour les mots et l’écriture dès ses premiers pas à l’école. Ses découvertes aussi au collège de Jonquière où il croise Roméo Bouchard (le Roméo que nous connaissons et qui prend plaisir à remettre souvent les pendules à l’heure dans ses interventions sur Facebook). Il devient très important dans sa vie et dans le développement de ses idées. 

 

Moi j’étais encore un jeune curé, je venais d’arriver, j’étais le jeune curé qui a passé sept ans à Rome et tranquillement les étudiants me transformaient, et l’étudiant qui m’a transformé par-dessus tout, c’est Paul. Parce que Paul m’a mais au monde politiquement. J’avais lu un peu sur la Révolution tranquille, j’étais très impliqué et très ouvert à ça mais je n’avais pas fait le lien carrément avec la politique. Ni l’action directe. Et Paul m’a amené là. (p.57)

 

Dire que Gilbert Langevin et Alain Gagnon, Gérard et Lucien Bouchard ont étudié au collège de Jonquière, peut-être à la même époque. 

 

L’ENGAGEMENT

 

L’engagement de Paul Villeneuve est total. Il faut transformer le monde. Le jeune homme devient rapidement un phare qui attire ses collègues. Il vit intensément, écrit, voyage, aime la compagnie des travailleurs comme c’était la mode alors. Certains intellectuels avaient du mal à s’éloigner de leur classe d’origine, ces «transfuges de classe» comme le dit si bien Pierre Bourdieu et dont je parle dans L’orpheline de visage

Paul fonce à deux cents kilomètres à l’heure, glisse sur une corde raide. Le moindre faux pas peut être fatal. 

 

L’acte d’écrire me semble l’acte le plus libre qui soit, le moins soumis à des règles qu’on fabrique d’avance, écrit Paul autour de cette époque, dans une longue réflexion sur l’écriture. C’est par cette liberté qu’on peut arriver à rejoindre son cri, ce cri personnel qui pourra rejoindre le cri collectif. Car c’est au plus profond de son cri individuel que l’écrivain rejoint le collectif, affirme-t-il. «Les extrêmes, c’est ça qu’il est bon de crier». La solitude plantée dans son corps comme un poteau au milieu du désert… (p.78)

 

La vie peut être incroyablement cruelle. Elle frappe dans ses amours, sa famille. C’est trop, impossible, irrespirable, inacceptable. Paul n’arrive plus à s’arracher à ses angoisses. Il bascule dans le plus terrible des vertiges. Tout s’effrite en lui. Il sent son échec, son impuissance, toutes ses contradictions. Comment régénérer la société si l’on n’est pas capable de protéger ses proches, de leur tendre la main quand ils vacillent dans leur être et qu’ils s’apprêtent à poser les gestes les plus désespérés

Sa mère le reconduit chez lui, à ce bout de terre qu’il a achetée au Lac-Saint-Jean et où il vivait l’été. Elle n’en peut plus. Là, dans la nature, il saura peut-être se reprendre et se calmer. Il avait accueilli des amis dans ce refuge, son frère avec qui il faisait des projets, des hommes et des femmes qui souhaitaient réfléchir et se donner un espace intellectuel. Le voilà de retour dans sa «république de la tendresse» où il pourra renaître de ses cendres avec Icare. Après des moments difficiles avec les villageois, il se barricade dans sa cabane. Il vit en autarcie, refuse même de voir sa sœur et sa mère qui lui rendent visite régulièrement. Il finira par se laisser apprivoiser un peu, mais il faudra du temps. Il reste le farouche, le distant, s’enfonce dans la plus terrible des solitudes dans ce refuge au fond des bois. Nous sommes loin de Walden et de la découverte heureuse de la nature de Henry David Thoreau. C’est l’enfermement, la réclusion de l’esprit et de l’âme.

 

Ce n’est pas un chalet, c’est un shack, une prison. Il a placardé les fenêtres avec des planches. Ajouté une double épaisseur de bois à la porte. Nul ne peut voir au-dedans. Lui, de l’intérieur, en approchant son œil entre les lattes, a juste assez de clarté pour discerner celui ou celle qui s’approche. Il vit dans le noir. Je suis assise immobile sur ma bûche et je n’attends plus qu’il m’ouvre. Je sais que toute tentative de secours est désormais inutile. Est-ce la forêt qui m’entoure? Les arbres? Le chuchotement du vent dans les feuilles? Quelque chose murmure en moi : ne reste pas là, agis. De quoi a besoin un homme seul sinon de compagnie? Les chiens de l’enfance me sont revenus en mémoire. (p.219)

 

Il entretient un potager en été, coupe son bois de chauffage pour faire face aux terribles neiges de janvier, plonge dans une sorte d’hibernation pendant des mois où il se recroqueville dans ses songes et visite peut-être des territoires que lui seul peut parcourir. Une descente au plus sombre de soi qui s’échelonne sur une vingtaine d’années avant que la maladie le force à partir. Il se retrouve à l’hôpital et survit miraculeusement, vit encore une dizaine d’années en marge de tous dans une résidence.

Marité Villeneuve propose ici un récit formidable d’humanisme, d’amour, de tendresse et d’empathie. Elle plonge au fond d’elle et de la vie de son frère, affronte ses hésitations, ses peurs, ses douleurs. La psychologue et romancière y va avec toute la délicatesse dont elle est capable, une franchise et un courage admirable. J’ai lu ce récit en retenant mon souffle, les larmes aux yeux. La sœur raconte le frère, son parcours intellectuel, ses espoirs et ses terribles déceptions. Elle secoue ses textes, ceux que nous pouvons trouver et aussi des inédits. Des articles, des poèmes, tout ce qui permet de cerner cette existence qui sort des sentiers battus.

Un récit bouleversant qui nous plonge dans le mal être et la douleur de l’âme qui a tordu les jours de cet écrivain. Une tragédie incommensurable, à la mesure de ce Québec instable et insaisissable. L’entreprise d’une vie que celle de Marité Villeneuve. Je sais qu’elle tourne autour de ce projet depuis des années. La petite sœur de Paul lui rend justice, s’approche de ce frère farouche sur la pointe des pieds, se fait «réparatrice de famille» de façon touchante. Elle ne peut calmer sa douleur qu’en secouant les mots, qu’en mettant ses pas dans ceux de ce frère qui s’était accroché aux ailes du vent. 

Un texte d’une densité remarquable, une émotion palpable que l’on ressent à chaque phrase, une quête qui m’a étourdi. Un travail admirable qui redonnera peut-être une petite place à cet écrivain qui est passé comme une météorite dans le ciel littéraire du Québec, dans une époque où tout était possible et où ce beau rêveur a implosé. 

 

VILLENEUVE MARITÉ, Mon frère Paul, Éditions DEL BUSSO, 384 pages, 29,95 $.


http://www.maritevilleneuve.com

vendredi 22 février 2013

Jean Cléo Godin se tourne vers son père


C’était dans les années 70. Je suivais un cours portant sur «La guerre, yes sir» de Roch Carrier à l’Université de Montréal. Pendant une discussion, Jean Cléo Godin, le professeur, a lancé comme ça que pour écrire, d’une façon symbolique, il fallait tuer le père. Cette phrase m’a hanté pendant des semaines est à l’origine de mon second roman : «Le Violoneux», une histoire où le paternel joue un grand rôle. Et voilà que monsieur Godin publie un récit sur le même sujet. Comme si le temps se recroquevillait pour ressusciter une figure marquante.

Dans «Le mal de père», Jean Cléo Godin tente de cerner sa vie, ses comportements, ses manières de faire et de voir. Quels ont été ses liens avec ses étudiants et ses amis? Cette «page blanche», ce père qui a eu la mauvaise idée de mourir si jeune peut-il tout expliquer? Qu’est-ce qui fait que l’on prend telle direction dans sa jeunesse avec les conséquences que l’on peut questionner.
«Dès le début de notre entretien, elle me demande de lui parler de mon père. Je lui dis que, pour moi, mon père est comme une page blanche : je n’avais pas encore mes trois ans lorsqu’il est mort, je ne l’ai donc pas connu. Et nous parlons d’autre chose.» (p.12)
Belle image pour désigner ce père inconnu que le professeur et écrivain cherchera toute sa vie sans en faire un drame ou une obsession. Plutôt un manque, une absence à laquelle il s’est habitué.

«Je suis le fils inconnu, d’un père que je ne connaîtrai jamais. Ça ne m’a pas empêché de connaître l’amour ni le bonheur de fonder à mon tour une famille et de passer des années sans même penser à mon père. M’est-il arrivé, par exemple, de rêver à lui ? Quand j’étais tout petit, peut-être, mais je ne m’en souviens pas. C’est plutôt comme une résurgence profonde. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est que ça devienne de plus en plus envahissant, voir obsédant, au fur et à mesure que je vieillis. Est-ce cela (déjà!) retourner en enfance?»  (p.24)

Enquête
Jean Cléo Godin reconnaît des faits, des comportements, des réactions qui s’expliquent peut-être par ce manque, malgré des frères qui ont remplacé le père. Son frère André, qui le précédait de quelques années, décédé de la tuberculose, restera une autre figure marquante, pour ne pas dire obsédante.
Un récit émouvant, écrit dans une langue magnifique. Jamais d’atermoiements, de complaisance, mais un regard lucide et stimulant. Le regard d’un homme qui, après toute une existence presque, tente de mettre les choses au clair.
Comme quoi on peut passer une vie avant de comprendre « certains réflexes » et des comportements particuliers. Plusieurs ne veulent pas y penser, mais les écrivains ne peuvent s’empêcher de tourner autour de cette figure qui marque par son absence ou son omniprésence.

«Le mal de père» de Jean Cléo Godin est paru aux Del Busso Éditeur.