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vendredi 15 août 2025

LA PAROLE URGENTE DE NAOMI FONTAINE

J’AVAIS HÂTE de plonger dans le nouveau roman de Naomi Fontaine, cette Innue qui fait son chemin dans le petit monde de la littérature au Québec. Ses livres ont été adaptés au cinéma et au théâtre, ce qui est assez exceptionnel. «Eka Ashate ne flanche pas» nous entraîne dans le quotidien des Innus de la Côte-Nord, qui sont tiraillés entre la vie traditionnelle, les longs séjours dans les territoires de chasse, le Nitassinan, et la vie contemporaine, la société de consommation qui est la nôtre. Déchirés en plus entre leur langue et le français qui s’est imposé avec l’arrivée des Français depuis des siècles. L’écrivaine trouve un écho dans ce récit à ses craintes et à ses angoisses en écoutant ceux et celles qui se souviennent des temps d’avant, des oncles et ses tantes, des gens inspirants, comme sa mère, une femme exceptionnelle, qui lui a montré le chemin en prenant des décisions courageuses.  

 

Naomi Fontaine est née à Uashat et a suivi sa mère quand cette dernière a choisi de quitter la réserve pour s’installer à Québec, où elle pensait avoir une meilleure vie pour elle et ses enfants. Une femme seule qui s’est occupée des siens et qui a fait des études universitaires un peu plus tard. Les enfants ont abandonné l’innu pour le français dans la ville de Québec. Pourtant, sa mère parlait et continue toujours de parler innu à la maison pour leur rappeler leur origine et ce qu’ils sont vraiment, au fond d’eux-mêmes.

 

«Adolescente, je ne saisissais pas l’importance de parler ma langue. Elle me semblait désuète, fragile à l’extrême, en état d’extinction. Pour ne rien arranger, j’étais excellente en français. La meilleure de ma classe jusqu’à la fin de mon secondaire. Mais lorsqu’il s’agissait de bien accorder mes verbes en innu-aimun, de prononcer correctement, c’était de travers que j’y parvenais. Je me faisais reprendre sans arrêt. Je me sentais diminuée… … Ce que je ne savais pas, c’est qu’une langue est plus qu’une langue quand elle est maternelle. Elle offre une vision du monde, au-delà de ce que nos sens peuvent percevoir. En français, on appelle ça la poésie. En innu, c’est nikamun, notre chant.» (p. 129-130)

 

Un roman étonnant où l’on voit l’écrivaine se donner des yeux et des oreilles pour mieux comprendre les membres de sa famille et de son clan; de se rapprocher des aînés qui lui permettent de se réapproprier une histoire et un passé quasi disparus, de ressentir aussi les blessures qui ont marqué la génération de ses parents.

 

ÉCOUTER

 

Se dire en écoutant les gens de son entourage, des amis et des proches, ceux et celles qui ont vécu la terrible tragédie des pensionnats, de ces familles qui se sont brisées sous l’action des dirigeants qui ont littéralement kidnappé les enfants de la forêt pour les enfermer dans les prisons qu’étaient ces collèges. Là, ils devaient renier leur langue, leur culture et tout ce qui faisait leur imaginaire et leur regard sur le monde. Un drame qui a disloqué la communauté innue. Et dire que l’on assiste encore de nos jours à des actes similaires. Les Russes, profitant de l’envahissement de l’Ukraine, ont enlevé plus de 20000 enfants pour les «russifier» et leur faire oublier leur origine. 

 

«Il n’y a pas une journée où nous n’avons pas pleuré en pensant à eux. Ils nous manquaient. Terriblement. Leur absence a creusé un vide dans nos cœurs de mères, dans nos bras de pères, que rien, jamais, n’a pu combler. Ni le travail incessant. Ni les chèques du gouvernement. Ni les journées moins chargées qui nous ont amenés à l’oisiveté. L’oisiveté au désœuvrement. Ni les litres et les litres d’alcool qui nous engourdissaient l’ennui. Nous étions des parents sans enfant. S’il avait été possible que nos cœurs cessent de battre par chagrin, c’est à ce moment précis qu’ils auraient flanché.» (p.161)

 

Naomi Fontaine ressent profondément les propos de ces hommes et de ces femmes blessés dans leur esprit et leur âme, privés de leur pays et de leur art de vivre, de leur progéniture même. 

 

PROBLÈMES


Bien sûr, il y a les problèmes résurgents de l’alcool et des drogues dans la réserve et même quand on tente d’y échapper en s’exilant. On pourrait croire que l’écrivaine est immunisée en connaissant le succès, mais, dans les moments difficiles, des peines qui lui semblent des montagnes infranchissables, des réflexes refont surface. 

 

«Ma mère est revenue de Sherbrooke au mois de février. Quatre mois plus tôt qu’elle ne l’avait prévu. Un soir, je l’ai appelée parce que je n’allais pas bien. Je lui ai dit que je ne savais plus comment m’en sortir. Je ne voyais plus la lumière. L’alcool m’avait enfermée dans l’obscurité. Une fois encore. J’avais mal, donc je buvais pour oublier que j’avais mal. J’avais honte d’avoir bu. Et la douleur revenait. Constante. Plus intense. Je ne lui ai pas demandé de revenir à Ushuat. Je n’ai pas eu besoin de le faire. Elle m’a dit :

Veux-tu que je vienne, ma fille?

Et le simple fait de l’entendre m’appeler ma fille m’a mis les larmes aux yeux. 

J’ai dit :

Oui maman, j’ai besoin de toi.

Elle est arrivée une semaine après.» (p. 155)

 

Tous sont touchés dans leur corps et leur âme en vivant la dépossession. Comment se sentent les Palestiniens actuellement, condamnés à errer dans des ruines?

 

INTERDITS

 

Le Nishimut est interdit, leurs terres ancestrales usurpées par les envahisseurs. Autrement dit, on leur a arraché la raison de leur existence. Et surtout leur façon d’être, des traditions et des rituels répétés depuis des générations qui perdent de leur importance. La chasse, la pêche, la vie en forêt qui devient impossible. Et les plaies du pensionnat encore là, obsédantes et douloureuses. Des hommes et des femmes sans recours bien souvent, mais aussi des figures admirables, comme la mère de l’écrivaine qui ne se laisse jamais abattre et qui a réussi à se faire une petite place dans le monde de maintenant. 

 

«Tout au long de ma vie, j’ai reçu ce qui, selon moi, est essentiel pour créer : de l’espace dans la tête, dans le cœur, dans mes journées. Un espace sûr, plein d’amour, de rires. La sécurité que ma mère m’a offerte m’a permis d’aller au-delà des limites que je croyais possibles. Et dans cet au-delà, dans la création, moi aussi, j’ai trouvé ma voie.» (p.175)

 

Un roman précieux, un récit senti, vrai, humain, émouvant, puisé à même une réalité que les Innus ont vécu et vivent depuis des siècles, avec toutes les Premières Nations de l’Amérique. Je ne peux m’empêcher de songer à ce terrible témoignage, à l’essai «Le génocide des Amériques» de Noema Viezzer et Marcel Grondin qui raconte une histoire d’horreur qui a commencé avec l’arrivée de Christophe Colomb sur une île des Bahamas. 

 

PERSONNE

 

Noami Fontaine se heurte au sentiment de n’être personne, de ne pas avoir de droits, de parler une langue désuète et d’être rejetée par le monde des francophones, où tout est décidé et pensé. Il y a des moments de son histoire qui la hantent.

 

«Ils apprenaient à lire et à écrire avec des crayons et des feuilles de papier blanc. Ils suivaient l’horaire chargé des classes, des repas, des couchers. Ils allaient à la messe tous les jours. Ils récitaient des prières apprises par cœur. Ils ne faisaient rien de ce qu’ils avaient toujours fait dans la forêt. Rien de ce que leur avaient appris leurs parents. Rien de ce qu’ils les avaient vus faire tous les hivers, tous les étés. Mais ils étaient encore méprisés. Ils ont compris que ce qui était méprisable ne devait pas être quelque chose qu’ils faisaient. Ce devait être quelque chose qu’ils étaient. Ils devaient être fondamentalement mauvais. Ils ont commencé à se mépriser les uns les autres. À se mépriser eux-mêmes. À mépriser leurs parents qui les avaient conçus ainsi. Ils ont maudit Dieu qui les avait créés.» (p.33)

 

Tout passe par les mots qui disent la peur, le mépris et le courage qui esquisse une voie vers l’avenir et un futur apaisé. 

La tragédie des peuples autochtones, c’est aussi notre drame, celui des aveuglements et des certitudes qui permettent de nier l’autre parce qu’il est différent. Toutes les horreurs qui marquent l’histoire de l’humanité quand on oublie le partage et le respect se retrouvent dans ce récit troublant. 

L’heure est venue de se dessiller les yeux pour constater l’avidité, la cupidité, la bêtise et la conviction de posséder la vérité des conquérants qui ont tout gâché. L’aventure du Nouveau Monde aurait pu être un tournant et peut-être une manière d’inventer une vie plus harmonieuse avec l’environnement. Je crois qu’il est temps plus que jamais de se taire et d’écouter Noami Fontaine et toutes les voix autochtones qui nous interpellent, de tendre la main à ces opprimés pour apprendre qui ils étaient et surtout ce que nos ancêtres ont fait. Essayer de réparer pour que tous se sentent acceptés et chez eux sur notre bout d’Amérique. Un roman nécessaire qui touche l’âme et l’esprit. 

 

FONTAINE, NAOMI, «Eka ashate ne flanche pas», Éditions Mémoire d’encrier, Montréal, 2025, 192 p., 24,85 $.

https://memoiredencrier.com/catalogue/eka-ashate-ne-flanche-pas/

mercredi 23 juillet 2025

YONG SIGNE UN OUVRAGE IMPORTANT


LE JOURNALISME n’est pas souvent au cœur d’un roman, même si beaucoup de scribes, surtout de nos jours, troquent la plume de l’information pour celle de la fiction. Je pense à Michel Jean, Agnès Gruda. Claudine Bourbonnais, Pierre Tourangeau et Daniel Lessard. Philippe Yong, enseignant, la profession la plus populaire chez les écrivains, s’y risque dans «Les yeux clos». Alex Delcourt, son personnage, journaliste de carrière, travaille dans une agence la nuit. Il surveille le fil de l’actualité, réécrit des textes pour nourrir la bête, qui exige des histoires fraîches et de nouveaux faits constamment. Jamais de contacts avec ceux et celles qu’il dépeint dans des formules neutres et convenues; jamais il n’est témoin direct des événements qu’il décrit. Il pourrait continuer comme ça jusqu’à la retraite, en marge de la société et de ses semblables. 


Alex Delcourt décide de quitter sa tanière et son confort, d’échapper à son quotidien, à la nouvelle courte et lapidaire, la manchette qui accroche le lecteur ou l’auditeur en quelques mots. Il a envie de rencontrer des gens, de raconter leur histoire, les leçons qu’ils tirent de certains moments de leur vie, se rapprochant ainsi de la littérature et du récit. Basculer si l’on veut vers le feuilleton qui va retenir l’attention des abonnés d’un journal pendant une semaine et plus. En d’autres mots, échapper à l’éphémère pour toucher le réel par un témoignage personnel et émouvant.

 

«Elle me dit que tout ce que j’ai fait à l’agence dans les vingt dernières années, c’est rien, c’est du vent, au nom du sacro-saint “devoir d’informer”. C’est un toboggan qui glisse, c’est de la nouvelle au kilo, sans substance, sans permanence. C’est Twitter et ses cent quarante caractères à la con, ses tendances évaporées dans l’heure, ses hashtags débiles, ses followers décérébrés. Et moi au milieu, à produire, à écrire des choses dévorées par l’horloge. Pas de recul, pas de pause. Du nouveau, tout le temps qui devient ancien dans la seconde.» (p.72)

 

Alex Delcourt pense rencontrer des gens, revenir sur des histoires qui ont changé leur parcours. Il aimerait rédiger des textes captivants où l’on échappe à l’événement pour parler du vécu et de l’être. Il se rapproche de la fiction tout en gardant un certain recul, comme le veut le métier de journaliste. 

Je me suis risqué dans ces territoires dans «Le tour du lac en 21 jours» et «Le bonheur est dans le fjord». Une expérience de terrain, des rencontres fascinantes, des gens qui se racontent. Je renouais avec le feuilleton qui avait sa place dans «Le Quotidien» tous les jours, et ce, pendant près d’un mois. Une manière d’aller vers les Jeannois et les Saguenéens, de comprendre leurs occupations, leurs rêves, d’un coin de pays qui devient un personnage. 

Alex Delcourt pense d’abord à Ethel, une femme qui s’est égarée dans le désert américain, échappant de justesse à la mort après que l’auto dans laquelle elle voyageait avec son mari s’est enlisée dans les sables. Ce dernier a péri en tentant d’aller chercher de l’aide. Qui est-elle maintenant après avoir fait les manchettes? Comment s’est-elle remise de cette aventure qui a bouleversé sa vie?

 

TÉMOIGNAGE


Les faits d’abord. Son mari Albert et elle sont partis en auto vers Vegas où ils avaient l’intention d’acquérir une maison. Dans leur Cadillac toute neuve, Albert était particulièrement fier de sa trouvaille, un GPS, une machine qui vous accompagne, vous parle et vous dit quoi faire et surtout où aller. Le bidule indique qu’il y a un raccourci pour se rendre à Vegas, peu fréquenté, mais une manière d’économiser beaucoup de temps. 

Le couple s’aventure sur une piste de plus en plus isolée et qui s’efface peu à peu. Au lieu de faire demi-tour, Albert s’entête jusqu’à ce que son véhicule s’enlise dans le sable, au milieu d’une plaine où les horizons semblent s’être égarés au loin. Les voilà perdus et les mains vides.

Ethel survit grâce à un petit ruisseau tout près, s’abritant dans l’auto, sans nourriture presque. Albert est mort de froid et d’épuisement dans le désert, avec son GPS à la main. 

Cette expérience a transformé Ethel, lui a permis de s’affirmer comme une femme autonome et capable d’assumer sa vie sans obéir aux volontés d’un autre ou de son conjoint. 

 

«— Ça m’a rendue furieuse, oui. Il m’avait entraînée là, comme il avait décidé de beaucoup de choses dans ma vie. Il était parti chercher du secours, sa maudite machine à la main. Seul. Avec ma mauvaise hanche, ça n’aurait pas marché. Je l’ai attendu longtemps, puis j’ai calculé : quatre, cinq, six jours, des nuits glaciales, pas assez d’eau, rien à manger. J’ai compris, et pourtant, comment se faire à l’idée? Alors, quand Fred a parlé, j’ai cru entendre Albert, mais moi je ne voulais plus le voir. Je ne voulais plus de lui. Suffit.» (p.100)

 

SUCCÈS

 

Les reportages d’Alex ont du succès et, après Ethel, qu’il quitte avec regrets, il se rend en Virginie occidentale, dans une zone où toutes les ondes électromagnétiques ont été bannies. Un lieu réel où il n’y a pas d’ordinateurs, de radio, de téléphones, de micro-ondes et de téléviseurs. La vie telle qu’elle était en Amérique au moment où les Européens ont débarqué sur ce nouveau continent. 

Des scientifiques ont construit un immense télescope que l’on a braqué vers l’espace sidéral pour capter des messages d’autres civilisations, pour savoir s’il existe des êtres vivants dans la vastitude des galaxies. Ils ont banni tous les appareils qui brouillent les signaux afin de saisir les missives des extraterrestres qui n’attendent que le moment de nous contacter. 

Cet espace vierge devient un refuge pour ceux et celles qui ne tolèrent pas les ondes et qui développent des maladies dans le monde qui nous entoure. Ils viennent d’un peu partout et acceptent de se priver de tout ce qui encombre notre quotidien pour retrouver la santé et la joie de vivre.

Alex s’intègre à la communauté, s’attache à des gens et à une femme en particulier. Le journaliste, celui qui observe en tentant de garder un certain recul, se voile. Il franchit la frontière, devient un intervenant et provoque une tragédie. 

Le roman se termine avec un reportage en Suisse où l’on a détecté une étrange maladie. Des enfants glissent dans un coma profond. Je me suis retrouvé en terrain connu. Je venais de lire «Les dormeurs de Nauru», le très beau livre de Julie Hétu, qui se penche sur la question du «syndrome de résignation». 

Un ouvrage inquiétant.

«Les yeux clos» permettent de réfléchir à notre monde et à nos manières de le dire et de le raconter. Surtout sur nos façons de nous informer. Ce qui est de plus en plus difficile avec les manipulations et les réseaux sociaux qui donnent toute la place au mensonge, à la rumeur et à la frustration. Philippe Yong nous souffle à l’oreille que ce n’est plus dans les médias que l’on trouve un regard pertinent sur les différents aspects de nos sociétés. 

Et que dire de nos «commentateurs professionnels» qui analysent jour après jour une nouvelle ou une déclaration d’un élu? L’actualité devient l’affaire de quelques spécialistes, d’anciens politiciens de préférence, qui se relaient et étalent leur opinion. J’ai souvent l’impression d’être branché à la chair Raoul-Dandurand pour en apprendre sur les États-Unis à Radio-Canada, par exemple. 

Voilà la grande question : faut-il demeurer insensible, neutre, froid, écraser ses sentiments pour informer ses semblables?

Reste peut-être la littérature pour nous peindre ce qui obsède l’humanité, les récits d’aventures ou les témoignages qui décrivent le monde n’est pas un immense ordinateur qui a réponse à tout. 

Philippe Yong nous «ouvre les yeux» et nous permet de renouer avec la connaissance de soi et des autres, de son milieu par le dialogue et l’écoute. Un texte saisissant qui vient secouer des certitudes et des habitudes mentales. Une manière surtout de bousculer le regard que nous portons sur notre environnement et nos comportements, surtout sur nos façons de le dire.

 

YONG PHILIPPE : «Les yeux clos», Éditions Mémoire d’encrier, Montréal, 2025, 258 pages, 28,95 $,

https://memoiredencrier.com/catalogue/les-yeux-clos/

 

jeudi 3 mars 2022

MÉLIKAH ABDELMOUMEN VIT SA DOUBLE IDENTITÉ

DANS SON ESSAI Baldwin, Styron et moi, Melikah Abdelmoumen aborde des sujets chauds. Née d’un père tunisien et d’une mère saguenéenne, elle a vu le jour à Chicoutimi, dans le Québec des années 1970 avant de déménager à Montréal avec sa famille où elle a fait des études. L’enfant qu’elle était n’a jamais ressenti de différence malgré son nom. Elle se sentait parfaitement chez elle au Québec alors. Ce qui ne l’empêchera pas de migrer en France plus tard où elle se heurte au racisme et au sort terrible que l’on réserve aux gitans. La jeune femme milite aux côtés de ces démunis que l’on confine dans des ghettos, bien que la France soit reconnue pour être l’étendard de la fraternité, l’égalité et la liberté. Un retour au Québec la plonge dans des tensions qu’elle n’avait pas imaginées, surtout avec le débat autour de la laïcité de l’État et de l’appropriation culturelle. Le pays de son enfance montre un visage qui la laisse perplexe. Comment se percevoir en étant la fille d’un Tunisien et d’une Québécoise? Et cette question de racisme qui ne cesse de refaire surface? Voilà des sujets qui secouent le Québec et bien des régions de notre planète.

 

 

C’est en France que Melikah Abdelmoumen découvre James Baldwin, écrivain noir américain, descendant d’esclaves et William Styron, un Blanc dont la famille possédait des esclaves. Ces deux hommes au vécu opposé sont devenus les meilleurs amis du monde. Le Noir, peu accepté dans une société raciste, et l’autre qui cherche à comprendre son pays au passé honteux. Comment établir des ponts, aller vers son semblable, concevoir la situation de l’un et de l’autre? Styron héberge Baldwin et ce dernier l’encourage à éditer un livre racontant l’aventure de Nat Turner, un esclave qui s’est révolté en tuant des Blancs. Cette publication a soulevé un tollé, particulièrement chez les écrivains noirs. On a accusé Styron d’appropriation culturelle. De quoi nous rappeler la tempête faite au Québec autour de Slav de Robert Lepage.

 

ÉTAPES

 

Son témoignage se déroule en trois temps. D’abord la jeune Melikah dans un Québec où elle grandit et se sent parfaitement à l’aise, le séjour en France où elle découvre le racisme et la discrimination. Enfin le retour dans son pays qui vit des tensions provoquées par la mouvance des peuples, les guerres et surtout le terrorisme qui frappe aveuglément un peu partout.

 

Je me rappelle très bien tout ça, mais je n’ai aucun souvenir de m’être posé des questions sur mon identité. Ni sur la place de mon nom de famille ou de la forme de mon nez — mon pif d’Arabe — dans notre vie collective. Je ne me demandais pas ce que c’était d’être québécoise, ni quelles étaient les façons de l’être. (p.23)

 

Certainement que ces questions étaient moins obsédantes dans les années 1970, même si le Québec bouillait et envisageait son indépendance. Elle se sentait une enfant comme les autres à Montréal et retourner au Saguenay, pour des vacances chez sa grand-mère Olivette, était revenir à la maison en quelque sorte. 

C’est en France, dans la région de Lyon, que Melikah Abdelmoumen confronte le racisme et la discrimination. Les ressortissants d’ascendance arabe, avec les agressions de Charlie Hebdo, la situation mondiale, tout cela fait que les gens originaires du Maghreb sont perçus comme des intrus. Tout a basculé avec les attentats contre le World Trade Center à New York en 2001. Tous ceux qui portaient des noms à consonance arabes devenaient des suspects pour ne pas dire des ennemis. J’ai des amis d’origine marocaine qui, pour éviter les tracasseries, ont francisé leurs prénoms. Pas le moment de s’appeler Mohammed au Québec comme ailleurs. 

En France, la jeune femme se heurte au racisme et à la discrimination. Bien naïve devant ces situations au début, elle prendra le parti des «roms» et sera elle-même visée. 

 

J’étais passé d’un petit coin du monde paisible, où il ne se passait pas grand-chose et où les tempêtes se déchaînaient dans des verres d’eau, à une contrée pleine d’agitation et de fureur. Sarkozy élu président et création d’un ministère de l’Identité nationale. Durcissement des mesures et conditions qui régissent la vie des immigrés non européens. Capitalisme effréné. Idéaux républicains piétinés. Liberté égalité fraternité pour la majorité, mais pas tellement pour les minorités. (p.29)

 

Le racisme à l’état pur face aux gitans que l’on traite en parias. Tous maintenus dans la marge et considérés comme des indésirables. Ce sera une révélation pour la jeune écrivaine, une prise de conscience de sa double appartenance qui refait surface avec force. Fini le temps de l’innocence. Pourtant elle est si peu tunisienne, ne comprend pas la langue arabe et ne sait à peu près rien de la famille de son père. 

 

DÉCOUVERTE

 

En littéraire et écrivaine, elle découvre James Baldwin et c’est la révélation. Elle lit en même temps William Styron, l’auteur du succès Le choix de Sophie. La voilà face à un monde déchiré qui a mené à des gestes horribles. Un Noir américain, descendant d’esclaves, ami intime avec un héritier de propriétaires de ces hommes et ces femmes considérés comme du bétail. Comment partager ce patrimoine, discuter et finir par accepter ce passé commun

Elle gobe tout de ces auteurs, de leurs pages troublantes, fortes et dérangeantes. Les deux ont des mots pour dire ce qu’elle ressent au plus profond de son être et ce qu’elle cherche à combattre de toutes ses forces. Surtout, il y a Les confessions de Nat Turner de Styron qui raconte la tragédie de ce révolté, un monstre pour les Blancs et un héros pour les Noirs. 

Dans cet ouvrage, Styron se met dans la peau d’un esclave, soulève la grogne d’une dizaine d’écrivains noirs qui protestent vivement. Comment un Blanc ose-t-il prendre la place d’un Noir? On a vécu ce genre de réactions récemment au Québec. Les esclaves en Nouvelle-France et la situation des autochtones. Qui parle pour qui?

Nous n’avons rien réglé au cours de la grogne qui a entouré Slav de Robert Lepage. On a secoué beaucoup de poussière pendant un temps en oubliant que la culture, la littérature, tous les arts en fait, est tapissée d’emprunts. Que serait Picasso sans l’art africain? Gustave Flaubert avait-il le droit de lancer : «Madame Bovary, c’est moi»? Et nos vêtements fabriqués en Chine et cet ordinateur sur lequel j’écris qui vient d’où. Que dire des musiciens de jazz blancs? Qu’on le veuille ou non, nous sommes une mosaïque et notre pensée a été drainée par toutes ces rencontres et ces métissages. C’est ce que nous nommons la civilisation.

 

RÉCONCILIATION

 

Melikah Abdelmoumen plonge au cœur d’une tourmente en rentrant au Québec. Les gens de la diversité voient tout de suite une porte-parole en elle et je ne suis pas certain qu’elle a pu éviter certains pièges. Métissage, oui, mais il y a sa partie québécoise francophone héritée de sa mère? La moitié Abdelmoumen semble étouffer le côté Babin de La Baie. La réconciliation avec la mère reste à venir et l’écrivaine a répété, dans plusieurs de ses chroniques, qu’elle avait eu des conflits avec elle. Les deux identités sont bien ancrées en elle et l’une est aussi importante que l’autre. J’ai eu l’impression qu’elle penchait un peu plus vers la part tunisienne de son legs. L’émotion est là, à fleur de peau, secouée par les relations intimes de l’auteure avec ses parents. L’un prenant le dessus sur l’autre selon les événements et les circonstances.  

Un sujet chaud et préoccupant, un pas nécessaire vers l’acceptation d’une identité mixte qui demande une formidable ouverture. Surtout, Melikah Abdelmoumen ne doit pas se laisser embrigader dans des causes et des doctrines souvent mal définies. L’écrivaine doit ajouter le patronyme Babin à son nom pour être ce qu’elle est dans son âme et son cœur. Signera-t-elle un jour un ouvrage, du nom de Melikah Abdelmoumen-Babin

Je le souhaite. 

Je salue ce regard franc, honnête, important et bouleversant, cette réflexion nécessaire en ce Québec qui se cherche et n’évite pas toujours les excès idéologiques et identitaires. 

 

ABDELMOUMEN MELIKAHBaldwin, Styron et moi, Mémoire d’encrier, 192 pages, 24,95 $.

http://memoiredencrier.com/baldwin-styron-et-moi/

mercredi 18 septembre 2019

LE TOUR DU POÈME À TAILLON

JE VOULAIS VIVRE QUELQUE CHOSE de particulier avec Les décalages contraires de Mylène Bouchard, son premier recueil de poésie. Parce qu’un texte du genre échappe à la linéarité ou à l’horizontalité. Les mots se dressent à la verticale, s’approchent et vous regardent souvent comme un intrus. J’ai attendu la journée ni trop chaude, ni trop fraîche, pour partir avec le livre, faire le tour du Parc de la Pointe-Taillon à bicyclette. Une randonnée de quarante-cinq kilomètres avec des endroits pour se couper du monde, rêver en pleine forêt. Amorcer la lecture d’un recueil de poésie, c’est se lancer dans une forme de voyage. Il y a le point de départ, un certain itinéraire et l’arrivée après des dizaines d’arrêts ou une course qui vous laisse en apnée. Parfois, on vit la traversée en retenant son souffle, happé par la force du récit, souvent on se demande dans quoi on s’est aventuré et si on va terminer le parcours.

Le jour est juste ce qu’il faut avec des effilochures de brume ici et là sur le lac, au large, entre Roberval et la gorge de l’Ashuapmushuan. Sur la plage, près du pavillon d’accueil, une musique tonitruante. Jour de jeux et de guitares agressantes, de hurlements et de cris. L’impression d’être attaqué par une station de radio spécialisée dans les vociférations et la vente de produits inutiles.
Après un kilomètre, le murmure des vagues me calme, les froissements des feuilles me poussent vers l’arrêt où des plantes carnivores vous attendent. Il s’agit de la sarracénie pourpre qui gobe les insectes dans la tourbière, l’emblème floral de Terre-Neuve et du Labrador.
Des marcheurs envahissent toute la largeur de la piste et je dois les contourner, des cyclistes foncent, comme dans une étape du Tour de France. Le soleil me souffle dans le dos et je marmonne le titre du livre de Mylène Bouchard. Je pense au décalage horaire, quand on perd un morceau de temps en changeant de pays. Le dictionnaire décrit une distance entre deux véhicules lors d’une collision. Je ne connaissais pas. Ça me laisse perplexe et je pédale plus lentement en longeant le lac des castors. Une odeur de fumée flotte entre les trembles, tout  près. Les campeurs s’attardent derrière, à la lisière de l’eau.
Je pensais m’arrêter au kilomètre Six. Là où je surveille les hirondelles des sables. Elles volent face au vent du matin au soir, sans répit. Elles ont déjà pris la direction de l’Amérique du Sud. Cet oiseau effectue le plus long parcours migratoire en Amérique, est en déplacement pendant la moitié de l’année.
Je cherche un banc, la paix. Plein de cyclistes partout, même au relais du Dix. Je continue, le soleil accroché aux guidons. Il semble vouloir se laisser traîner pendant toute la randonnée.

HISTOIRE

Je m’arrête devant un panneau qui raconte la vie des gens de Pointe à la Savane. C’était l’appellation du secteur avant Taillon, qu’on décide d’effacer un pan d’histoire et d’imposer le nom d’un premier ministre. Qui connaît Louis-Olivier Taillon qui a dirigé le Québec de 1892 à 1896 ? J’aime Pointe à la Savane. Tellement plus porteur de sens et évocateur. Nous devons protéger les patronymes d’origines. Serge Bouchard a raison avec Chicoutimi et il faudrait redonner ses lettres de noblesse à ce parc unique.
Enfin une place libre après le douzième kilomètre, tout près du site de l’ancien moulin de sciage à vapeur, un peu en retrait, sous un énorme bouleau qui secoue discrètement ses feuilles. Le lac juste à droite, en bas de la berge taillée à la hache par les grandes tempêtes d’automne. Mélange d’épilobes devant et de verges d’or, de jargeau et d’immortelles. Quelques libellules jouent à s’étourdir.
J’ouvre le recueil après une gorgée d’eau, lisse la page du plat de la main. Mylène Bouchard a écrit une courte préface, une clef que l’auteure offre avant la visite des lieux.

À mes yeux, le poète et le voyageur partagent un mode d’être-dans-le-monde qui se ressemble : tous les deux assurent une présence véritable, pour leur survie. Portés par une inlassable inspiration, ils s’engagent pour capter, lire, sentir, mesurer, traduire le monde. (p.7)

Quand je pédale sur la piste du parc, que je disparais dans la forêt, me réjouis des massifs de fougères qui s’étirent à perte de vue, m’attarde devant l’entaille d’un castor au bas d’un tremble, je « mesure le monde ». Le travail des rongeurs dure depuis des semaines et le grand tronc va basculer dans un fracas de feuilles au milieu de la nuit, tard en septembre. Me voilà dans mon corps et toutes mes dimensions, là en traversant le canal du Plateau ou devant un panneau pour lire l’aventure de Joseph Larouche qui s’est installé à Pointe à la Savane à plus de 80 ans. Un héros qui défrichait pieds nus en été et qui a rangé sa hache à 95 ans.

Pour moi, voyager, c’est sentir. Écrire, c’est se taire. La poésie est un art composé de silences, où l’on dit beaucoup avec du blanc. (p.8)

Dire avec « des silences », avec « du blanc ». Pédaler dans l’espace et le temps, respirer le pays dans le mouvement, surprendre la forêt dans ses odeurs et ses étonnements ; soupirer en basculant dans une éclaircie ou devant le spectacle des brasénies qui dessinent des vitraux sur les étangs au plus haut de l’été. Une plante que j’ai découverte ici, tout près du quinzième kilomètre. Je m’y arrête à chaque sortie, m’attarde aux reflets sur l’eau, aux frémissements qui s’inventent et changent de jour en jour. L’impression de flotter sur un grand vitrail d’Harold Bouchard, maître vitrier et de la lumière.

VOYAGE

Lire de la poésie, c’est oublier la tyrannie du récit et s’imbiber d’un mot, de sa sonorité et de toutes ses rondeurs. Ce n’est plus se tenir au milieu d’un sentier, mais s’arrêter pour trier des images, les faire rouler dans sa bouche lentement, les caresser pour en saisir les multiples facettes. Laisser le poème venir à soi. L’espace disparaît entre vous et ces mots en équilibre. Tous vibrent comme des gongs, longuement, sans fin avec le vol des hirondelles. Je me penche, fais signe au poème d’approcher, cherche sa douceur, le creux qu’il fait dans le monde.

Comment aimer
Décalée
Dans la fin contraire
À tout ce que j’imagine (p.11)

Ces mots « décalés », accrochés au milieu de la page sans jamais perdre l’équilibre. Je lis à haute voix devant les épilobes, les frottements des feuilles du bouleau au-dessus de ma tête. Déshabiller le poème en demeurant immobile, ouvrir les strophes dans toute leur longueur et leur largeur. « Aimer, décalée, fin contraire ». Je ne bouge plus et les mots approchent. 
« Comment aimer ? » La parole de Mylène Bouchard tout près de ce carré de verges d’or, du lac qu’elle connaît si bien et qui fait la planche dans le matin. Son verbe de criquets et de sauterelles pince les cordes de l’air.

Je me presse dans le pré dupe l’élan
J’ai vu percer
Ta voix dans la brume aiguë
Derrière la porte (p.13)

Le texte dans le vol irrégulier de la libellule qui suit le souffle du poème, le je et le toi. Le voyage sur l’horizon, tout près de sa main. Le pré, la voix de l’autre, la brume derrière la porte. Je murmure jusqu’à ce la strophe se fende comme une noisette, laisse la place à la musique. Juste « le bruit des choses vivantes » comme dit si bien Élise Turcotte. La respiration des épilobes me porte et me berce. Un appel du huard m’avale. J’ai l’impression d'effleurer des mots qui pèsent enfin de tout leur poids dans le jour.
Je reprends la piste, lesté de quelques poèmes. Des voix courent dans la forêt où les cyprès s’appuient les uns sur les autres. Je roule dans un tunnel végétal, dans les racines de l’ombre, frôlant les murs de la pinède. La mousse grimpe aux troncs des arbres et s’y fait les griffes. L’air imbibé de résine, des mots de Mylène Bouchard m’attendent dans une courbe. Le poème m’étourdit avec le frappe à bord qui ne me lâche plus.

TOURBIÈRE

Je débouche sur la savane, les étangs boueux à gauche et à droite, les hautes herbes tressées serrées, les iris semés ici et là comme des tâches de couleur, les bosquets qui oscillent et dissimulent l’orignal peut-être. J’ai eu la chance d’en surprendre un à quelques reprises juste un peu plus loin, tout près de la pointe Chevrette. Je ne peux plus échapper au soleil. Il enfonce ses ongles dans mes épaules et va faire la traversée avec moi. Des mots vibrent avec les sauterelles qui rebondissent sur la poussière de pierre.

J’avais du temps
Pour aller nulle part
Je fuyais pour revenir
Trois fois mieux (p.26)

Avancé, recul, poussé et retour. Lire en zigzaguant, chercher avec un geste de la main pour retenir une poignée de vent sur sa poitrine. Je m’arrête et avale un peu d’eau, tends les doigts et effleurent les herbes pour qu’elles existent, pour saluer les canards qui se dissimulent tout près. « Je fuyais pour revenir ». « Du temps pour aller nulle part ». Partir et ne jamais bouger, chanter et se taire, pédaler et être toujours devant le canal Adélard. L’air chaud broute les étangs odoriférants, secoue les crinières qui se bercent dans la patience du midi.

Ça va trop vite
Dans la tête de nos enfants
Qu’adviendra-t-il
Des choses lentes (p.33)

Parole de rêveur qui jongle et s’étourdit dans ses réponses. Chant étouffé dans le creux d’une étroite calvette. Que reste-t-il « des choses lentes », de ce temps qui s’étire sur la galerie ou brûle le sable ? Des jours qui durent des années ? Pourquoi cette hâte de la mort ?

POINTE CHEVRETTE

Je voulais surprendre le silence, près de la rivière Péribonka, ouvrir le poème devant l’église qui luit comme une pierre tombale de l’autre, m’allonger dans mon regard au bout du quai pour flotter sur une page.
Beaucoup de visiteurs, d’enfants qui sondent la plage. Je m’installe en retrait, sur un banc à l’ombre. Une fillette blonde touche l’eau de ses mains et rit. De l’autre côté, les camions se plaignent. Si bruyants. Sacrilège des moteurs, casseurs de silence et de poésie.
Je retrouve mon vélo, m’attarde devant l’histoire des Boulianne qui ont acheté la pointe au siècle dernier et qui accueillaient les voyageurs. Il reste une île grugée par l’érosion qui rappelle leur existence. Deux grues s’envolent en poussant des cris rauques. Je file et trouve un banc dans une courbe de la Péribonka. Que des épinettes autour de moi, rêveuses et patientes. L’eau lisse de la rivière avec des veines plus pâles au milieu. « Des chemins sur le lac », répétait mon père, des fils qui vous tirent vers le grand large, face à Roberval.

On va sous les étoiles
S’embrasser sur la montagne
On va faire des enfants
Sous le nord qui danse (p.76)

Je pense à Louis Hémon qui était peut-être ici il y a plus de cent ans. Il fumait sa pipe devant la rivière patiente comme la vie et les mots qui se bousculaient dans sa tête. Elle est là la grande rivière des Innus, immuable et pourtant si changeante. J’effleure la page en évitant de toucher le poème pour ne pas l’effaroucher.

Les décalages contraires
C’est vivre à l’envers
Marcher sur les mains
Ne pas arriver du même bord
Conjuguer les départs
Se rejoindre au centre du monde (p.50)

« Se rejoindre au centre du monde », au milieu de l’être, en plein coeur de ses mains. Partir de tous les horizons pour se recroqueviller dans un lieu où l’un devient un autre.
Des cyclistes approchent avec des surplus de rires et de cris. Parler pour chasser sa peur du silence, pour éviter la poésie qui vous regarde dans les yeux. Je m’éloigne, roule pendant un kilomètre et m’arrête devant une affiche. Une femme y raconte que la maison voisine, tout près d’ici, était hantée. Les meubles bougeaient dans la cuisine. Les murs geignaient. Cette demeure, madame, était le refuge d’un poète qu’on refusait d’écouter.

Je veux danser marcher sur les crêtes
Être prisonnière de la neige

J’irai là-haut me réfugier. (p.122)

Je m’agenouille devant les fougères et me drape d’un foulard de mousse. Je repars et suis peut-être ce tamia qui s’enfuit, cette forêt de pins alignés comme un escadron de militaires. Il fait trop sombre, je veux la lumière, le plein feu du soleil.

RETOUR

Je grimpe la plus forte pente, descends, m’étourdis sur le dos des collines qui se faufilent entre les marais herbus. Je croise un couple. La femme marche devant et l’homme traîne en arrière. Silencieux, égarés, si loin de leurs mots. Je ralentis. Peut-être que je devrais revenir sur mes pas et leur lire un poème.

Je ne demande pas grand-chose
De l’amour
Du sens
De l’amour et du sens désordonnés (p.141)

Peut-être, que la marcheuse exige de l’amour et lui n’arrive pas à en trouver. Le soleil bascule maintenant. La journée s’écrase dans les comptonies voyageuses. Je m’arrête au milieu de la tourbière. Les cyprès se tordent devant et les longues herbes mordent l’ourlet de la piste. Ma gourde est vide et je termine ma lecture assis sur la table du kiosque. Après, je suis étonné d’être là, partout autour de moi. Comment bouger ou pédaler avec les poèmes qui me possèdent ? Enfouir quelques images ici, dans le sol pour qu’elles germent au printemps et surprennent les passants.
Je touche le livre de Mylène Bouchard et j’ai peur d’éparpiller ses mots sur le gravier. Faudra le retrouver dans le soir, devant le jour qui s’enfonce dans une lueur inquiétante au bout de la plage. La poésie s’apprivoise quand on y revient souvent pour s’imbiber, chanter et écouter, se perdre dans un silence de commencement du monde.
Je m’échappe de la tourbière et file sur la piste, le long du lac qui prend feu dans ses vagues. Je roule et les mots m’étourdissent. Les fougères frémissent et se plaignent de mon impatience. La poésie m’a jeté dans cette grande boucle, la forêt et revenir en moi comme quand on se laisse aller dans le sommeil. Tout ce calme, ce recueillement dans un bel instant de vie, un livre qui ouvre le monde.


BOUCHARD MYLÈNE, LES DÉCALAGES CONTRAIRES,  Éditions MÉMOIRE D’ENCRIER, 2019, 160 pages, 17,00 $.




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