LIRE DEUX ESSAIS de Nancy Huston, coup sur coup, est une expérience unique. L’écrivaine nous permet dans Les Indicibles de plonger au cœur des malentendus qui entravent nos sociétés. Enragée, engagée témoigne de l’ampleur de son action. Elle regroupe ici des textes parus dans des journaux et des revues, autant au Québec qu’en France. Les deux ouvrages se répondent et se complètent pour ainsi dire. Elle y aborde la violence que les femmes subissent, l’amour, la sexualité, la pornographie, la prostitution, la littérature et les populations migrantes qui font face au racisme et à la discrimination. Le métier d’écrivaine est avant tout pour elle un droit de parole qui permet de dénoncer des injustices, des idées néfastes qui corrodent les rapports entre les hommes et les femmes, l’exploitation, le pouvoir des mâles dominants qui survivent par la brutalité. Et comment fermer les yeux devant la crise climatique provoquée par notre consommation boulimique et l’assujettissement des pays les plus pauvres ?
L’auteure n’hésite pas à pointer des idéologies qui nous ont menés au désastre et que nous continuons d’encenser avec un entêtement inquiétant (les changements climatiques, entre autres), surtout depuis que Donald règne aux États-Unis et qu’il s’est donné comme mission de faire régresser l’humanité.
D’abord, l’écrivaine démontre une évidence : la femme et l’homme sont différents biologiquement. Si le mâle peut satisfaire son besoin d’éjaculer en quelques minutes, la femme, par le contact sexuel, amorce une aventure qui la mobilise pendant des années. Il y a la période de gestation, puis la venue au monde prématurée d’un petit qui exige des soins et une attention constante avant de gagner en autonomie. Cette sexualité distincte (brève chez les mâles et longue pour les femelles), a été nié par les hommes qui ont tout fait pour imposer la leur au cours des étapes de leur parcours.
« Aujourd’hui, j’ai moi-même presque soixante et onze ans et demi. Et même si, pour l’instant, j’adore être vieille, je frémis d’imaginer le monde que connaîtront mes petits-enfants à la fin de ce siècle. Alors en attrapant ma plume pour écrire ce livre au cours d’une retraite hivernale à Arles, je voudrais tenter de dire ceci qui, sans être politiquement correct, me semble potentiellement utile : nier les différences entre les sexes nous empêche de comprendre les catastrophes qui nous pendent au nez, et donc de faire ce qu’il faut pour les éviter… … Voici en vrac les “indicibles” que je me propose d’évoquer dans les pages qui suivent : l’érection intempestive, la beauté du travail ménager, la noblesse du travail sexuel, les excès du female gaze, le sens de la pornographie et de la guerre, la puissance des mères. » (Les Indicibles : p.13)
L’être humain a la fâcheuse manie de s’inventer des concepts ou des fables pour calmer ses peurs et ses angoisses. Cette capacité a comme effet de l’éloigner de la réalité et de sa nature même. Une sexualité éphémère, violente, insouciante chez le mâle et une obligation pour la femelle de porter la vie et de perpétuer l’espèce.
Les grandes religions au cours des siècles ont tenté de juguler la sexualité de l’homme en la réduisant à la reproduction dans un contexte social contrôlé. La femme devait se soumettre aux désirs du mari, qui décidait de la fréquence des rapports sexuels jusqu’à tout récemment dans le catholicisme et autres croyances qui s’imposent encore. Une sexualité mâle qui nie celle de la femelle.
QUÉBEC
Le Québec a connu la dictature du phallus pendant des centaines d’années. Le clergé (la police de la sexualité) assurait la domination du mâle en expropriant le corps des femmes qui devenait la propriété exclusive du mari. L’épouse devait se consacrer à la perpétuation de l’espèce. Gérard Bouchard en parle magnifiquement dans Terre des humbles, où il décrit dans le quotidien la vie sexuelle des couples, le droit des hommes sur le corps des femmes. La sexualité féminine était un bien d’État dans le Québec ecclésiastique.
Nancy Huston s’attarde à cette pensée qui a « normalisé » des violences pendant des siècles, surtout en temps de conflits où les femmes deviennent butin de guerre.
Le célibat des prêtres, par exemple, à l’origine de tant de sévices. Nancy Huston s’adresse au pape François pour dénoncer cette mesure contre nature. La lettre a paru dans les journaux Le Monde et Le Devoir en 2018.
« Ces jours-ci, le monde tangue sous le choc d’un nouveau scandale de pédophilie qui, en Pennsylvanie cette fois, vient “éclabousser” l’Église catholique : sur une période de soixante-dix ans, mille enfants abusés ou violés par des prêtres, et, compte tenu de la célérité des intéressés à escamoter les preuves et de la honte des victimes à témoigner, on peut être certain que ce chiffre est encore inférieur à la vérité. » (Enragée, engagée p.47)
Madame Huston pointe cette pensée guerrière qui mène aux viols et aux meurtres légalisés. Pourtant, la nature nous offre bien des manières différentes de se comporter et surtout de vivre ensemble. Et les femelles, chez les mammifères, savent très bien contrôler les excès des mâles dominants.
J’ai abordé, en 1996, « cette guerre permanente » entre les hommes et les femmes dans Le réflexe d’Adam, une violence que l’on imposait dans mon enfance comme un idéal aux jeunes garçons, mais je me suis buté à un mur d’indifférence. Qui remet en question les actes du conquérant, ces héros qui tuent et violent et qui ont droit à leurs statues sur la place publique.
Bien sûr, il y a des mesures et des lois dans les pays occidentaux qui permettent des avancées vers l’égalité des sexes, même s’il reste énormément à faire. Le « buck » dominant est toujours prêt à défendre son territoire et surtout à protéger son accès aux ventres des femmes. Les luttes féministes ont fait beaucoup pour faire entendre les voix des femmes. Heureusement. Et elles ont sensibilisé quelques hommes.
LIBÉRATION
Nancy Huston n’hésite pas à dénoncer aussi certaines « libératrices » qui réclament une égalité qui se résume à imiter le comportement des hommes. Est-ce souhaitable, par exemple, de porter l’uniforme et des armes pour tuer et agresser ? Une « parité néfaste », une violence dont elles ont été les victimes depuis des millénaires. Est-ce cela la libération et l’égalité ?
« Une des conclusions que j’en tire, après d’autres recherches et réflexions, c’est que les besoins sexuels des mâles humains sont et seront toujours “politiquement incorrects”. Oui — car, ne figurant pas dans le génome, les notions de droit, d’égalité et de dignité ne peuvent être génétiquement transmises. Est transmis depuis la nuit des temps, en revanche, le besoin d’éjaculer dans le plus grand nombre possible de ventres féminins. » (Les Indicibles p.88)
Je ne peux qu’admirer le courage et la franchise de Nancy Huston qui, en plus d’une œuvre de fiction remarquable et imposante, n’hésite pas à intervenir dans les revues et les journaux pour dénoncer des abus et des faussetés que l’on présente toujours pour des vérités. Les luttes des femmes, certaines dérives, la dictature du « je » qui règne maintenant et qui arrive à nous faire prendre des vessies pour des lanternes avec la désinformation systémique. Pire, une sexualité mâle et femelle mal comprise a eu comme résultat de mettre la planète en danger. Et avec Donald, encore lui, nous avons peut-être franchi la ligne rouge et nous allons devoir faire face à des soubresauts climatiques et des migrations massives qui vont bouleverser nos façons de faire.
Nancy Huston renoue avec la tradition des grands écrivains humanistes qui, par leurs propos et leurs prises de position, tentaient de faire évoluer leurs contemporains en dénonçant des politiques et des comportements nuisibles. L’écrivaine donne des conférences, participe à des colloques, écrits dans des collectifs pour permettre de réfléchir, même si elle soulève l’ire souvent des « professeurs de désespoir ». Elle n’hésite pas à témoigner aussi en puisant dans sa vie pour montrer qu’elle n’échappe pas à certaines contradictions.
« Voilà le paradoxe : en déclarant impertinente la différence sexuelle, nous écartons l’apport possiblement spécifique des femmes à la vie du monde. Oui car d’autres valeurs existent — des valeurs qui, pour des raisons biologiques et non seulement historiques, ont été incarnées en transmises par les femelles de notre espèce (et beaucoup d’autres) parce qu’elles étaient mères. » (Les Indicibles : p.175)
Nancy Huston reste avant tout un regard lucide qui questionne une société qui n’arrive que maladroitement à se réinventer et qui perpétue la domination d’un sexe sur l’autre, glorifie la tyrannie du pénis sur le corps des femmes. Parce que l’écrivaine et l’écrivain ont l’obligation, dans la pensée de madame Huston, de prendre la parole et de se faire entendre quand elle le juge à propos. Les plus grands n’ont jamais hésité à le faire. C’est pourquoi je lis Nancy Huston, son œuvre, mais aussi l’intervenante, la dérangeante et la fatigante qui met le doigt où ça fait mal. Une écrivaine nécessaire et fascinante.
HUSTON NANCY : Les Indicibles, Leméac. Actes Sud, Montréal, 2025, 224 pages, 27,95 $.
HUSTON NANCY : Enragée, engagée. Leméac, Actes Sud, Montréal, 2025, 232 pages, 29,95 $.
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