DIMITRI NASRALLAH présente un nouveau roman plutôt dérangeant.
J’ai encore en tête les scènes de Niko, sa
deuxième publication, qui suivait un jeune garçon qui fuit le Liban. Le père et le fils deviennent
des errants dont on ne veut nulle part. Un roman d’une profonde humanité et
d’une justesse criante. Toujours d’actualité, malheureusement. Avec Les Bleed, j’ai eu l’impression de
devenir le confident de Vadim et Mustafa Bleed, des despotes qui font la pluie
et le beau temps dans une dictature établie par le grand-père Blanco. On est
dictateur de père en fils dans certains pays. Des élections sont déclenchées et
ce qui devait être un bon spectacle pour les dirigeants tourne à la tragédie.
Le peuple vote massivement pour l’opposition. Est-il possible de renverser la
vapeur ?
Mahbad, un petit
pays, sous la tutelle des Britanniques pendant des décennies, a fait son
indépendance et Blanco, le libérateur, a imposé sa
volonté. Son fils Mustafa a hérité du pouvoir. C’est au tour de Vadim de s’imposer
et de tirer le plus de redevances possible de l’uranium, un minerai recherché
par toutes les grandes puissances. La seule richesse du pays.
Vadim exerce le
pouvoir en dilettante, plus passionné de course automobile où il excelle et les
fêtes. Se restreindre à prendre des décisions au jour le jour, diriger un pays
ne l’excite guère. Le père et le fils se détestent. Les deux s’espionnent, se
surveillent, se tendent des traquenards. L’opposition, incarnée par Fatma
Gavras, une militante de longue date, une femme proche des gens a réussi à
mobiliser la population. Si l’héritier pensait pouvoir dormir sur ses deux
oreilles et continuer sa vie de dandy, rien ne va plus. Une situation si
souvent illustrée par les médias. Ces présidents sont réélus lors de scrutins
truqués avec quasi cent pour cent des suffrages. On n’a qu’à penser aux
élections où Vladimir Poutine rafle presque la totalité des votes.
Mais ce message ne
laisse plus aucun doute dans mon esprit. Nous sommes en guerre, lui et moi,
nous l’avons toujours été. Le sang que nous partageons aurait dû calmer nos ardeurs,
mais au contraire, il n’a qu’accentué l’antagonisme. (p.59)
La situation
risque de dégénérer au grand dam des puissances étrangères. La guerre civile n’est
jamais bonne pour les affaires et les répressions sanglantes paralysent toutes
les activités.
Ce qui était une
formalité pour la garde rapprochée des Bleed tourne à la tragédie et au chaos.
Vadim tente de fuir sa destinée, cette malédiction héréditaire qui l’oblige à
endosser l’uniforme du dictateur. Son père Mustafa songe à reprendre du service
et les stratagèmes se multiplient. Mahbad bascule dans une véritable course
contre la montre.
Mustafa cherche
une façon de manipuler les résultats de l’élection, discute avec le Général qui
lui a toujours été fidèle et de bons conseils.
Le soir précédant
les élections, j’ai passé du temps avec le Général. Lui et moi avons enfilé les
verres de cognac et, quand le jour s’est levé, nous avons constaté avec
tristesse que le moment tant redouté était enfin venu. Nous ne pouvions plus
repousser ce vote bâclé, pas après les émeutes au centre-ville, pas après
l’attentat à la bombe près du secteur des ambassades. Après le lever du soleil,
les gens sortiraient de la maison en masse pour aller cocher leur petite case.
Nous savions que l’intimidation ne fonctionnerait pas cette fois — peu importe
le nombre de jeeps qui errent dans les rues, remplies de jeunes soldats
débridés, le nez poudré de cocaïne, peu importe le nombre d’arrestations
nocturnes de cousins des chefs de l’opposition — rien n’empêcherait les gens de
voter contre mon fils. (p.106)
La population
s’impatiente et les manifestations se multiplient sur la place de la Révolution.
L’armée intervient et le sang coule.
PRÉTEXTES
Mustafa et le
Général cherchent à contrer les demandes de l’opposition, à ménager les humeurs
des puissances étrangères qui hésitent et peuvent larguer les dictateurs afin
de protéger leur accès aux ressources. Vadim a fait l’erreur de tenter de
conclure des ententes commerciales avec les Russes et les Chinois. Les
Occidentaux le prennent mal, il va sans dire.
Notre territoire
est minuscule, une province reculée de l’Empire ottoman qui s’est transformée
en obscure colonie britannique et qui l’est restée jusqu’en 1961. L’histoire
officielle raconte que Blanco Bleed — père de Mustafa et grand-père de Vadim —
serait parvenu à négocier à lui seul un traité d’indépendance pour son peuple
lorsque les autorités britanniques ont cessé de vouloir payer pour maintenir
l’équilibre dans la région. Ce que l’on oublie de mentionner la plupart du
temps, c’est que Blanco a alors été couronné en tant que premier président.
Appartenant à une rare élite formée à l’extérieur par une éducation
internationale, il dirigeait les développements miniers des montagnes
Allégoriques que les Britanniques ne voulaient pas abandonner. (p.127)
Dimitri
Nasrallah nous plonge dans la tête des Bleed. Le père et le fils se confient et
je me suis surpris à les suivre dans leur pensée, leur manière d’envisager la
situation, à comprendre leurs hésitations, leurs frustrations, surtout du côté
de Vadim qui ne s’est jamais senti aimé par son père et qui a été abandonné par
sa mère. Très particulier d’avoir la sensation de partager la vision de certains tyrans
et leur réalité.
Il y a aussi la
version des journalistes et des opposants. Une lecture a l’envers et l’endroit
de la situation qui devient explosive. Les réseaux d’information nous ont
habitués à ces descriptions neutre et froide des tensions qui déchirent certains
pays, se contentant souvent de montrer les attentats et les larmes des victimes.
Le journal La Nation, un organe
longtemps dirigé par le président, prend ses distances. Et il y a aussi le
blogue de Kaarina Faasol qui va au fond des choses. Nasrallah
pense peut-être que les médias traditionnels ne suffisent plus à la tâche ou
qu’ils sont dépassés par les événements qui secouent la planète. La liberté de
penser et de dire doit trouver d’autres canaux pour atteindre les gens et les conscientiser.
OPPOSITION
Mustafa et le
Général tentent de minimiser les gestes de Vadim qui reste rongé par ses peurs,
ses craintes et ses frustrations. L’homme est un émotif qui ne sera jamais à la
hauteur de son père qui a gouverné comme un animal à sang froid qui calcule
tout, n’hésite jamais à commettre les pires atrocités. Tout comme Mustafa n’a
jamais été capable de se mesurer à Blanco, son père. Dans une dictature, le
fils ne se sent jamais à l’aise dans les habits du père.
Les dirigeants
tentent de sauver leur peau. Le chef de l’armée organise l’enlèvement de Mustafa
pour accuser l’opposition et justifier la décision de ne pas donner les résultats du scrutin. Fatma Gavras doit fuir en Angleterre pour ne pas être
assassinée ou pire, emprisonnée et torturée. Des conseillers interviennent, des
ambassadeurs tentent de calmer la donne. Le vrai pouvoir n’est pas dans les
mains de ceux que l’on pensait. Les dirigeants sont interchangeables et le
Général n’hésite jamais à sacrifier ses alliés quand la situation l’exige.
HORREUR
Beaucoup de
dirigeants peuvent être cruels, sanguinaires, fourbes, obsédés et capables des
pires atrocités pour se maintenir au pouvoir et s’approprier toutes les
richesses d’un pays. La vie des individus dans ce grand puzzle ne compte pas. Les
despotes, on peut les larguer s’ils nuisent aux affaires et n’arrivent plus à
servir les intérêts des multinationales. On l’a vu avec Kadhafi en Libye. Les
jeux politiques et les intérêts financiers sont d’une férocité qui donne des
frissons dans le dos.
L’écrivain fait
de nous des confidents de ces despotes. Nous finissons par les comprendre et les
aimer presque. C’est ce qui m’a le plus inquiété dans ma lecture. Je me suis
souvent demandé ce qui se passait, surtout avec Vadim qui s’oppose à son père
et fonce vers la mort dans son bolide, défiant tous les dangers pour se prouver
peut-être qu’il est libre et capable de diriger sa vie comme une automobile. Le
dénouement est difficile à tolérer. Une scène d’une barbarie sans nom. Le
Général est l’incarnation du mal, du mensonge et de la traîtrise. Le véritable
monstre, ce ne sont pas les Bleed, mais bel et bien ce militaire anonyme et
sans visage.
Le roman de
Dimitri Nasrallah perturbe parce qu’il rend la pensée des fous acceptable et
qu’il nous entraîne dans la logique de la cruauté. L’écrivain arrive presque à
nous faire accepter les pires horreurs.
On ne peut aimer
ce roman, on le subit comme un fléau, coincé dans un étau où respirer devient un cauchemar.
Il faut imaginer que des millions de gens doivent résister aux décisions
d’illuminés qui se croient investis d’une mission, aux manœuvres des grandes
entreprises qui s’appuient sur les despotes pour mâter des populations et s’approprier
leurs richesses. La politique n’est qu’un terme poli pour masquer les
tractations des exploiteurs et de ces multinationales qui jouent à la bourse
pour satisfaire une poignée de privilégiés qui cherchent encore et toujours des
profits. Dimitri Nasrallah m’a souvent fait perdre pied et croire qu’il pouvait
y avoir de la graine de dictateur en moi. C’est toute la force de ce récit
singulier et troublant. Il touche le côté sombre qui dort en chacun de nous.
LES BLEED, un roman de DIMITRI NASRALLAH, Éditions LA
PEUPLADE, 2018, 272 pages, 23,95 $.