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mercredi 25 octobre 2023

CAROLINE VU PLUS TOUCHANTE QUE JAMAIS

CAROLINE VU présente un gros roman, une brique comme on dit, un troisième ouvrage à la Pleine Lune. Boulevard Catinat nous ramène au Vietnam, en pleine guerre, alors que les soldats américains sont omniprésents à Saigon. Deux mondes se côtoient, se confrontent, s’opposent et tentent de vivre les uns à côté des autres pendant cette période trouble. Une jeune étudiante, Mai, d’une famille à l’aise (le père enseigne les mathématiques), fréquente des G.I. américains, flirte avec ces garçons qui incarnent le pouvoir et la liberté. Avec une amie, elle ose des gestes très mal vus dans sa communauté. La guerre détraque tout, les conflits permettent des actions que l’on ne fait pas en temps habituel. Les soldats circulent avec leurs dollars et tout le monde tente d’en profiter d’une manière ou d’une autre. Tout ça avec des conséquences fâcheuses souvent, on s’en doute. Des drames, oui, mais peut-être aussi des histoires extraordinaires.


Ce qui m’a étonné au début, c’est la voix narrative. Un garçon, difficile de dire son âge exactement, raconte la vie de sa mère Mai, de sa famille, de son père, et de cette époque trouble où il a vu le jour. À Saigon, la présence française est encore visible, malgré la guerre d’indépendance et la libération en 1955. Dix ans plus tard, les Américains sont là, s’aventurant dans la jungle lors de raids hallucinants, croisent des jeunes filles à Saigon quand ils sont en congé. Ils sont en Asie pour combattre les communistes qui règnent au Nord et qui tentent par toutes les manières possibles de s’infiltrer au Sud, dans la capitale en particulier. Mais il y a toujours la vie, la tendresse, l’amour peut-être qui ne demande qu’à s’épanouir.

Le récit sonne un peu bizarrement, comme si le narrateur avait du mal avec sa langue et qu’il s’accrochait à tous les détails de son quotidien, aux événements pour se constituer une mémoire et un passé. Il est difficile de ne pas être envoûté par cette musique si particulière.

 

«La famille de ma mère ne rejetait pas complètement la modernité. Mes grands-parents croyaient à la science, à la médecine et à la technologie. Ils ne juraient que par leur radio et leur téléviseur en noir et blanc. Ils avalaient chaque jour un comprimé de multivitamines. Si elle avait eu plus d’argent, Grand-mère se serait ruée chez le plasticien pour faire corriger ses yeux bridés. En attendant, elle n’hésitait pas à couvrir ses cils tombants de mascara pour les recourber. Et elle adorait son rouge à lèvres Revlon, qui ajoutait de la couleur à ses lèvres brunes et charnues.» (p.33)

 

Un roman magistral où se heurtent deux peuples, deux idéologies, deux civilisations avec leurs qualités et leurs défauts. Une société millénaire, celle des Vietnamiens qui a été sous la domination française de 1887 à 1954. Ils ont l’habitude des étrangers, savent comment se comporter et tirer toutes les ficelles. Même si les Américains sont là pour les protéger de la menace communiste, ils finissent par s’imposer comme de véritables envahisseurs.

 

LIBERTÉ

 

La prostitution est omniprésente. Mai flirte avec une liberté dangereuse, prend des risques avec les soldats et joue avec le feu. Elle s’éprend d’un militaire, un noir, Michael. L’inévitable se produit. Elle se retrouve enceinte et accouche chez les nonnes françaises, au grand dam de sa famille, y laissant son bébé sans même le regarder. Il a la peau de son père, c’est tout ce qu’elle sait. Un bambin qui grandit avec les religieuses, surtout avec la supérieure de la communauté qui le garde dans sa chambre, à cause de sa couleur, certainement. Il est la cible de tous les enfants quand il se joint à eux. 

Nous avons notre narrateur, cette voix originale qui voit tout et entend tout même s’il est d’une discrétion exemplaire. Un obsédé, oui, par sa jeune mère qui s’est envolée aux États-Unis lors du départ précipité des Américains qui ont dû céder devant la poussée des forces communistes. Et il y a ce quotidien, ce manque de vie chez les sœurs, ce cocon où il est retenu.

 

«Ils pensaient que j’avais oublié. Non, je me souviens de tout. Que devais-je leur dire? Que pendant des années, tu avais emprisonné mon corps dans une couverture? Que tu me mettais dans un sac de plastique doublé et m’accrochais à une poignée de porte pendant ton absence? Que tu me faisais boire du vin de serpent dilué pour me garder dans un état de douce somnolence? Personne ne me croirait. Ils se diraient que, même doublé, le sac de plastique se serait fendu et je serais tombé au sol. Ils seraient convaincus que mes pleurs auraient ensuite alerté les autres sœurs. Grave erreur!» (p.195)

 

Le garçon imagine celle qui l’a abandonné dans ce couvent qui est un reliquat d’une autre époque. Il note tout ce que fait la religieuse, ses manies, la télévision, l’alcool, cette femme qui lui sert de mère sans pour autant lui démontrer la moindre affection.

Le fils de Michael, le Noir américain et de Mai, la Vietnamienne, se crée une vie, raconte son inexistence, en invente des bouts, certainement. Peut-être pas non plus, comment savoir

Il tente de tout dire de ses parents, de son grand-père qui aimait trop les étudiantes, de sa grand-mère. Il élabore une fresque terrible de ce conflit, évoque May Lay en 1968, ce hameau rasé par les forces américaines lors d’une attaque. Les 500 résidents de l’agglomération ont été tués. Le village brûlé au napalm, cette arme horrible. Un crime de guerre, certainement. Mai, sa mère, mais aussi l’autre, l’amie, la victime de son grand-père qui l’a séduite. Elle reste au Vietnam et se faufile dans la hiérarchie communiste. Nous avons là les deux facettes de ce moment inoubliable.

 

ENFANCE

 

Caroline Vu raconte les premiers moments du garçon chez les sœurs, ses difficultés d’apprentissage, sa lenteur et ses retards qui en feront un enfant singulier et silencieux. Alors qu’il est devenu un jeune homme sans trop savoir ce qui lui est arrivé, les autorités organisent le rapatriement des rejetons des soldats américains qui ont été abandonnés et qui sont restés des marginaux dans la société communiste. Nat (c’est son prénom) peut partir aux États-Unis pour rejoindre son père et retrouver Mai peut-être. 

Une nouvelle vie, une langue différente, un monde où il n’est jamais facile de s’installer et d’oublier. Michael l’accueille chez lui, s’en occupe sans vraiment communiquer avec ce fils silencieux. Nat parle peu, quasi jamais. Mai, sa mère, a ouvert un restaurant à San Francisco et se débrouille plutôt bien. Pourtant, le passé ne s’efface pas dans une pirouette et il trouve toujours une manière de rebondir. Mai en est consciente.

 

«Qu’est-ce qui avait changé? Le temps. Le temps avait tout changé. Son instinct maternel. Sa culpabilité. Deux choses qu’elle avait refoulées et muselées à l’adolescence. Deux choses qui, à l’âge adulte, s’étaient mises à pousser comme de la vigne en plein été. Mai ne pensait qu’à retrouver l’enfant qu’elle avait rejeté. Elle avait passé des heures à écrire des cartes postales au gamin avant de les déchirer.» (p.310)

 

 

AVENTURE

 

Caroline Vu est une magicienne et l’écrivaine envoûte encore une fois avec son souci du détail et des événements qui traumatisent Nat, une guerre qu’elle a connue et qu’elle a dû fuir. Un conflit, oui, mais surtout les effets collatéraux comme on dit sur des individus dont on ne parle jamais ou si peu. Ces enfants abandonnés, ces jeunes femmes marquées à jamais et bannies de leur famille. Ou encore toutes les difficultés qu’elles affrontent en se retrouvant dans une terre étrangère où elles resteront toujours des marginales.

Un roman magnifique, bouleversant, magnétique, je dirais. Une fois ma lecture amorcée, je n’ai plus été capable de m’arrêter. J’ai sombré dans ce roman pendant des jours. Le temps d’aller au bout, de refermer ce gros livre avec un pincement au cœur. J’aurais tant aimé suivre le personnage, le voir s’épanouir et devenir l’écrivain que l’on soupçonne à la fin. Je me suis surpris à plusieurs reprises à y revenir, pour l’ouvrir au hasard, me plonger dans un passage et reprendre le fil de cette épopée unique. Un peu obsédé, je pense, happé par la voix particulière de Caroline Vu. 

Un page d’histoire comme on dit, la présence des Américains au Vietnam et malgré tout ça, des êtres humains attachants, souffrants qui tâchent de se trouver une raison d’être malgré de terribles blessures. Tous tentent de comprendre et de se situer dans le récit des peuples. Autant Michael, le Noir américain qui a été marqué par son enfance et cette expérience de la guerre, que le garçon de couleur qui parle le vietnamien et se sent en marge du monde. Toutes ces barrières qu’il faut franchir, à commencer par celle de la langue, pour se faire une vie, devenir quelqu’un dans une société, être tout simplement à la bonne place. 

Caroline Vu, que j’ai bien aimée dans ses romans précédents, atteint ici un nouveau sommet. Boulevard Catinatmet en scène des personnages fascinants, étranges aussi, singuliers dans leurs travers et leurs côtés lumineux. Une narration efficace qui ne vous laisse jamais le temps de reprendre votre souffle. Que dire de plus? Juste qu’il faut s’abandonner au plaisir de la découverte et de la lecture avec une écrivaine originale et particulièrement sensible à ses semblables. La magie opère. 

 

CAROLINE VUBoulevard Catinat, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 440 pages.

 

 https://www.pleinelune.qc.ca/titre/669/boulevard-catinat

 

vendredi 6 octobre 2017

CAROLINE VU REVIENT SUR SA VIE


CAROLINE VU, dans Palawan, revient sur la période difficile de son enfance. Comme plusieurs de ses concitoyens, elle a fui le Vietnam après le départ des Américains en 1973. Un voyage risqué sur des bateaux en mauvais état. En plus, il y avait toujours la hantise des pirates qui abordaient ces embarcations, violaient les femmes après avoir dépouillé tout le monde. La mort rôde. Kim est poussée sur un bateau par sa mère et navigue vers l’ailleurs. Elle veut se rendre en Californie où vit une tante, se retrouve à Palawan, dans un camp de réfugiés, doit se débrouiller avec la famille de tatie Hung, survivre dans des conditions terribles. La rencontre avec un médecin français va changer sa vie.  

Le père est parti avec les Américains. La petite Kim est certaine de l’avoir vu s’accrocher au dernier hélicoptère à s’envoler. Sa mère travaille sans arrêt à son restaurant pour nourrir tout le monde. Une cuisinière hors pair qui n’a pas de temps pour la tendresse. La vie est rude avec l’arrivée des communistes. Un peu tout le monde rêve de partir en Amérique. Des gens peu scrupuleux entassent les réfugiés sur des rafiots. Ils vivent souvent les pires sévices ou encore disparaissent sans laisser de traces.
Kim se retrouve sur une de ces embarcations qui pourraient couler à la prochaine vague. Sa mère l’a confiée aux soins d’une voisine qui migre avec sa famille. Elle se retrouve dans un camp de réfugiés et doit trouver à manger, des brindilles pour le feu, aller chercher de l’eau. La vie est difficile, mais il y a l’espoir de partir dans le paradis des Américains. Tous rêvent de se rendre là-bas et de faire venir leurs proches pour tout recommencer, toucher enfin au bonheur.
Kim devient traductrice auprès des autorités médicales puisqu’elle parle français. Une solide amitié se noue entre le docteur Jacques et la petite fille qui fait tout pour venir en aide aux siens.

MENSONGE

Et arrive la chance de partir. Kim ment, se fait passer pour une autre et migre aux États-Unis. Elle répète le geste de son père, ce qu’elle a cru voir à la télévision. Il a repoussé une vieille femme, a pris sa place dans l’hélicoptère.
Kim débarque à Derby au Connecticut, dans une famille qui la dorlote et fait tout pour la rendre heureuse. Une mutation, un changement de corps presque.

Une femme joyeuse et volubile se détacha du groupe. Elle gesticulait, toute excitée, en venant à ma rencontre. Elle portait des lunettes fumées orange, des boucles d’oreilles roses, ballantes, et un chapeau rouge. Une écharpe violette s’ajoutait à son manteau bleu vif. Cette femme haute en couleur se présenta elle-même ; Mary Thompson. Elle serait ma mère d’accueil en Amérique. Sa gentillesse apaisa quelque peu mes inquiétudes. Mais sa tenue vestimentaire excentrique me fit un peu peur. Et si c’était une sorcière ? (p.136)

Son adaptation à la vie américaine se fait bien, même si elle sait qu’elle a pris la place d’une autre qui est peut-être morte de faim. Cette question la hante malgré des études, la vie facile et l’attention de sa nouvelle famille. Qui est-elle ? Une Américaine ou une Vietnamienne ? Une tricheuse. Cette question obsède bien des immigrants. Les enfants de ces réfugiés ne se souviennent de rien et ne veulent souvent rien savoir de leur pays d’origine. Ils font tout pour passer inaperçus.
Kim Thuy a bien fait ressentir ce malaise dans son roman Vi où elle retourne au Vietnam, ressentant un étrange malaise dans le pays de ses origines. Elle sait qu’elle est une étrangère et tout le monde lui fait ressentir qu’elle n’est plus des leurs malgré les apparences. Un choc, un refus de ce qu’elle croyait être profondément.

QUÊTE

Kim cherche à savoir ce qui est arrivé à ceux et celles qui attendent encore, gardent espoir, tente de mettre des images sur sa traversée dont elle ne se souvient pas. Une véritable hantise. Après avoir fait médecine à Montréal, elle tente de retrouver cette tante mythique en Californie, se rend compte du subterfuge de sa mère. La tante américaine n’existe pas. Elle retourne à Palawan comme médecin pour démêler des fils.

Oui, je renonçais à Claude pour un projet dans le Sud-Est asiatique. J’échangeais l’amour d’un homme contre la poursuite de ma destinée. Ou peut-être pour suivre les traces d’un autre homme ? Comme une criminelle qui revient sur la scène de son crime, cela me démangeait de retourner sur les lieux qui m’avaient transformée en menteuse. Derrière mon masque de médecin se cachait une jeune immigrante illégale qui aurait pu être déportée. Je devais l’assumer. (p.265)

Et la voilà dans le rôle du docteur Jacques qu’elle n’oublie pas. Elle écoute les histoires des réfugiés qui ne demandent qu’à raconter leurs pérégrinations. Certains disent la vérité, d’autres inventent une histoire pour se rendre intéressants, pour réussir peut-être à partir. Elle retrouve un garçon, son premier amour qui est devenu proxénète. Un choc. Dans la misère, il y a toujours quelqu’un pour exploiter les plus misérables. Elle se rend au Vietnam pour boucler la boucle, retrouve sa mère dans sa ville d’origine. L’infatigable, la travaillante souffre de la maladie d’Alzheimer et ne reconnaît pas sa fille.

Dans la chambre qu’elle partageait avec cinq autres patients, ma mère me regarda, déroutée. Ses cheveux en broussaille, sa bouche qui bavait et l’odeur de sa couche qui n’avait pas été changée me prirent complètement au dépourvu. Ce n’était pas de la dépression. C’était de la démence précoce. (p.327)

Une rencontre pénible. Kim ne retrouve pas la mère volontaire, celle qui décidait de tout dans cette vieille femme qui la regarde étrangement. C’est le choc. Et peut-être aussi que pour survivre, pour oublier son malheur, il vaut mieux oublier.
Kim se rend compte de la futilité de sa démarche. Les histoires qu’elle écoute ne changeront jamais son passé. Elle a beau compatir avec cette petite fille forcée de se prostituer, rien ne peut la rassurer, rien ne peut changer dans sa vie, dans ce qu’elle a fait et est devenue. Le passé est tout autant une fiction que la réalité et l’avenir.  Elle apprend que son père n'a jamais quitté le Vietnam. Son imagination a tout fait. Peut-être qu’il vaut mieux ne pas se souvenir, tout effacer comme sa mère afin de mieux respirer. Il y a des vies si lourdes, si terribles, qu’il vaut mieux fermer les yeux et s’éloigner tout doucement.

SOUVENIR

Kim finira par se rappeler du voyage qui l’a fait passer du Vietnam à Palawan. Elle a connu l’horreur. Le capitaine a violé tatie Hung à répétition devant tout le monde pendant cette traversée. Des gestes d’une barbarie incroyable. Devant tous les réfugiés pour les humilier. Son mari faisait semblant de dormir pendant ces agressions sauvages. Des souvenirs douloureux. Comment tatie Hung a-t-elle pu survivre à cette horreur ?

Pendant toutes ces années, j’ai ressassé ma perte de mémoire. Je me rends compte aujourd’hui que cela n’a plus d’importance. Me rappeler mon trajet en bateau n’aurait rien ajouté à ma vie. Vous, vous avez oublié une vie entière ; que sont mes deux semaines d’oubli en comparaison de vos cinquante années d’amnésie ? (p.337)

Cette question d’identité m’a touché particulièrement. Qui on est quand on vit au Canada tout en croyant appartenir au peuple du Québec ? Bien sûr, nous n’avons pas connu l’horreur de ces Vietnamiens qui ont fui en risquant leur vie et en subissant toutes les humiliations. Kim comprend que l’on survit en acceptant sa vie, en la racontant pour le meilleur et le pire. L’écriture sert à ça peut-être, se donner une mémoire, une autre mémoire. Ce qui est important, ce n’est pas tant la vérité que ce fil qui permet d’avancer et de trouver sa place.

« Vivez l’instant présent. Ne regardez ni en arrière ni en avant. Ne regrettez pas le passé et ne craignez pas l’avenir. Ce sont les paroles du Bouddha. » (p.355)

La quête de Caroline Vu m’a beaucoup touché même si on hésite tellement à parler d’identité au Québec. Le passé est ce qui constitue un individu et tous nous devons avoir une histoire pour respirer dans le moment présent. Nous devenons celui que nous voulons être, celui que nous cherchons en se faisant médecin ou encore écrivain. C’est peut-être la meilleure façon de se réinventer que de s'attarder à une phrase, raconter son histoire pour se dissimuler et changer de peau.
Un roman qui en dit beaucoup sur ces gens qui doivent fuir pour ne pas mourir, qui s’installent dans un pays tellement différent de celui qu’ils ont quitté. Ils restent souvent coincés entre deux mondes, ne sachant trop qui ils sont. Ils changent leur histoire, oublient leur passé ou tentent de le secouer pour avancer sans trop claudiquer. La vie exige ça. La vie d’un humain demande une histoire, un récit. Celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va. Et c’est peut-être la plus étrange des fictions qu’une vie, particulièrement pour ceux et celles qui partent par une nuit particulièrement sombre, sur une embarcation où les pires atrocités peuvent arriver. Caroline Vu n’oublie pas, écrit pour respirer, être, se tenir bien droite. Elle y réussit parfaitement.


PALAWAN de CAROLINE VU est paru aux ÉDITIONS de LA PLEINE LUNE.

                                                                                                                                          

http://www.pleinelune.qc.ca/titre/459/palawan

jeudi 22 décembre 2016

Caroline Vu offre une véritable fresque vietnamienne

LES VIETNAMIENS ONT VÉCU bien des pérégrinations avec la guerre d’indépendance contre la France et aussi ce conflit qui a scindé le pays en deux. Plusieurs familles du Nord, surtout les plus nantis, ont quitté Hanoï pour migrer vers le Sud en espérant retrouver la vie d’avant avec l’intervention des Américains. On sait ce qui s’est produit avec la victoire des troupes communistes. Des milliers de personnes ont pris la fuite pour s’installer dans différents pays. Plusieurs sont venus au Canada et au Québec. La famille de Kim Thuy est peut-être la plus connue avec la célébrité de l’écrivaine. Caroline Vu raconte son périple, l’histoire d’une famille étonnante.

Bien des réfugiés vietnamiens ont fui les communistes, trouvé des bateaux, souvent en très mauvais état, pour migrer en Amérique où ils pensaient trouver la paix. La famille Vu était bien nantie à Hanoï avant la guerre. Le grand-père avait fait des études en Europe, était devenu médecin et avait participé à la guerre contre l’Allemagne. Il ne jurait que par la France et comme l’écrit la narratrice, sa petite-fille, il était parfaitement aliéné. À son retour au pays, il a vite fait de s’installer et de s’enrichir malgré un penchant pour l’opium. Plusieurs Vietnamiens choisissaient la drogue pour oublier les affres de la vie et cette guerre fratricide. Des familles entières quittèrent les zones de combats, se réfugièrent à la campagne. Des jeunes hommes s’enrôlèrent dans un camp comme dans l’autre pour participer à l’histoire, créant des tensions.
La famille Vu vit des moments singuliers avec la guerre contre les Français d’abord et ce conflit où les Américains régentent tout.

Les livres d’histoire appelleraient ce nouveau conflit une « Guerre par procuration » entre les deux superpuissances de l’époque : les États-Unis et l’Union soviétique. Ils la classeraient habilement dans la rubrique « Guerre froide ». Les médias occidentaux, quand ils feraient allusion à cette sanglante période, l’appelleraient Guerre du Vietnam. Mais au Vietnam, les gens l’appelaient Guerre américaine. Pour eux, la guerre n’était pas froide ; elle était brûlante. (p.20)

La famille finira par quitter le pays pour venir en Amérique, aux États-Unis d’abord, et à Montréal ensuite. Après tout, on parle français à Montréal et c’est l’endroit idéal pour plusieurs qui connaissaient la langue. La famille aura tout perdu dans cette aventure.

La cité que nous quittions puait le diesel qui montait de ses sordides  ruelles dans lesquelles à tout moment on risquait de se faire tuer ou au contraire d’avoir de la chance au jeu, de trouver l’amour ou le plaisir dans la drogue. Saïgon ne dormait jamais, malgré le couvre-feu et les missiles. Partis d’un tel endroit où tous les excès étaient possibles, nous fûmes parachutés du jour au lendemain dans une petite ville de Nouvelle-Angleterre, paralysée le soir où nous arrivâmes par la première tempête de neige de la saison. (p.31)

Le grand-père, perdu dans les volutes de l’opium, devient de plus en plus absent et perd contact avec la réalité. La grand-mère, une femme autoritaire, s’accroche aux traditions qui ont toujours régi la famille. Les mariages des filles, par exemple, qui sont organisés par les parents pour créer des alliances entre des clans et améliorer leurs conditions matérielles. Elle forcera ses filles à épouser des hommes qu’elles n’aiment pas alors qu’elles sont encore des adolescentes. Ce sera le cas de la mère de la narratrice, une femme de tête, une rebelle qui entend faire sa vie et vivre ses émotions.

En ces temps troublés, l’amour importait peu. Tomber amoureuse de quelqu’un avant de l’épouser était devenu une idée farfelue. Comme beaucoup d’hommes de sa génération, grand-père n’imaginait pas que les femmes soient capables de prendre seules soin d’elles-mêmes. Oui, les jeunes filles avaient effectivement besoin de maris pour les protéger ! Ce furent donc les soldats japonais qui scellèrent le destin de ma mère. Mes grands-parents arrangèrent les mariages de leurs trois filles plus âgées en quelques mois. Ma mère se révolta mais sa rébellion ne la mena nulle part. (p.44)

Elle aura des aventures hors mariage et même des enfants avec un cousin. Un frère étudiera en France, épousera une Française et reviendra au Vietnam. Cette Européenne n’arrivera pas à s’adapter et abandonnera son fils. Des enfants mal-aimés, perdus et cette grand-mère qui réussit, la plupart du temps, à imposer ses diktats. Elle m’a fait penser à un personnage de Gabriel Garcia Marquez qui vit plus de cent ans.

SAGA

Véritable fresque qu’esquisse Caroline Vu avec cette tribu où des femmes résistent aux traditions et aux perversités des hommes. Elles vivent leur vie comme la mère de la narratrice qui devient femme d’affaires au Vietnam, dirige un restaurant français très fréquenté avant de migrer à Montréal, de faire des études en médecine pour devenir indépendante matériellement. Elle s’impose, mais d’autres seront brisées par ces mariages qui ressemblent plus à des condamnations.
Des oncles, des cousins, des coureurs de jupons qui agressent les femmes du clan, finissent par les mettre enceinte sous le regard complaisant de l’aïeule qui fait tout pour protéger sa réputation. Il y aura aussi un mari qui se faufile dans les chambres le soir pour caresser les petites filles. Et Daniel, le mal-aimé, vivra son homosexualité en prenant tous les risques. Il sera victime du sida qui commence à faire des ravages dans la communauté gaie même si son père et la grand-mère nieront toujours cette réalité.

Puis elle ajouta rapidement : « Il n’y a pas d’homosexualité dans ma famille vietnamienne. Je ne sais pas ce que c’est et je n’en ai jamais entendu parler ! » Grand-mère aimait opposer une fin de non-recevoir à certaines choses. Elle prenait plaisir aussi à critiquer les autres. Elle ne s’accusait bien sûr jamais, ne remettait jamais ses propres actes en question. S’il s’avérait que Daniel s’était avili, grand-mère en rejetait la faute ailleurs. Dans son esprit, les problèmes de Daniel trouvaient leur origine dans les gênes médiocres de Catherine. Ces gênes français de bas-étage, qui avaient donné naissance à un individu lascif et narcissique, n’étaient assurément pas de qualité « Champs Élysées », mais semblaient sortir tout droit des catacombes de Paris. (p.124)

Véritable saga qu’esquisse Caroline Vu avec ses drogués, ses prédateurs, ses femmes fortes, ses victimes et surtout cette terrible grand-mère qui s’accroche à des traditions malgré la vie qui ne peut plus être la même avec les migrations.
Je pensais en savoir beaucoup sur le Vietnam après avoir lu Kim Thuy qui a raconté un parcours similaire. Caroline Vu va plus loin en dressant un portrait sans compromis, décrivant des hommes et des femmes dans leur grandeur et leur petitesse, dans des vices que l’on tente de dissimuler pour sauver sa réputation. La grand-mère n’hésite jamais à sacrifier un membre de sa tribu pour garder son pouvoir et son image. Un monde qui s’effrite avec ses fous, ses irresponsables, des incompris, des rebelles qui réussissent à faire des études et à faire leur chemin dans leur nouvelle société.
Un roman formidable qui présente des figures inoubliables comme celle de cette grand-mère séduisante malgré ses travers. Il a fallu beaucoup de courage à Caroline Vu pour ouvrir les coffres de sa famille et tout mettre sur la table. Elle en sentait le besoin, surtout l’obligation. Il fallait dire certaines vérités à ses enfants.

En Amérique du Nord, mes enfants mènent une vie plutôt normale. Ils suivent les drames des vedettes des émissions de téléréalité. Ils passent des heures sur Facebook, photoshoppent ce qui leur arrive tous les jours. Dans leur quête d’identité, ils se googlent. Mais les identités ne se trouvent pas sur Internet. Elles se trouvent dans les mots transmis d’une génération à une autre. Les récits familiaux, tout à la fois dérangeants et fascinants, hurlent pour se faire entendre… Cette histoire d’un pays dont tout le monde parlait naguère, mais qu’on oublie aujourd’hui, mérite d’être racontée. C’est pour eux que je la raconte, pour les enfants de la prochaine génération. (p.178)

Un récit qui m'a laissé le souffle court et le cœur en chamade. Un moment de l’histoire qu’il faut connaître, ne jamais oublier. Une tragédie qui ne cesse de se répéter avec tous les conflits, les millions de réfugiés qui ne savent où aller pour arriver à respirer tout simplement. Un livre brûlant d’actualité.

UN ÉTÉ À PROVINCETOWN de CAROLINE VU est publié aux ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.


PROCHAINE CHRONIQUE : LES YEUX TRISTES DE MON CAMION de SERGE BOUCHARD, paru chez BORÉAL ÉDITEUR. 

http://www.pleinelune.qc.ca/titre/443/un-ete-a-provincetown