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mercredi 5 juin 2019

LA VÉRITÉ SUR JACK KEROUAC

JACK KEROUAC A SOUVENT mentionné ses origines bretonnes, répétant que ses ancêtres étaient des nobles écossais qui avaient migré en Bretagne pour y prospérer. Il a tenté plusieurs fois de retrouver celui (surtout lors d’un bref séjour en Bretagne) qui serait venu en Nouvelle-France pour combattre aux côtés du marquis de Montcalm. Tout comme les Kérouac d’Amérique, l’écrivain a entretenu une légende où il était question d’un trésor caché ou perdu qui appartenait à sa famille. C’est cela que Léo, le père de Jack, racontait à son fils quand il était encore un tout petit garçon qui s’émerveillait du monde à Lowell. Était-ce un fantasme ou un mythe que le temps avait magnifié après bien des versions ? La verve des conteurs, on le sait, transforme la réalité et permet d’inventer les plus belles fables.

Comme dans toutes les familles francophones d’Amérique, il a fallu qu’un ancêtre s’embarque dans un bateau pour traverser l’Atlantique pour s’installer sur les rives du Saint-Laurent, épouser une femme et s'occuper de nombreux enfants comme le voulait l’époque. Patricia Dagier et Hervé Quéméner ont eu la bonne idée, pour souligner le cinquantième anniversaire de la mort de Jack Kerouac, de réactualiser leur ouvrage qui révèle les origines bretonnes de cet écrivain mondialement célébré. Une enquête difficile et patiente qui devient rapidement une aventure singulière en Nouvelle-France. La première mouture de ce livre remonte à 1999 et une version enrichie paraît en 2009. C’est cette recherche que les deux auteurs ont choisi de rééditer.
Lors de fouilles minutieuses et que l’on devine ardues, ces limiers se sont transformés en Sherlock Holmes pour réussir à retrouver l’ancêtre de Jack Kerouac dans les archives et reconstituer si l’on veut les tribulations de Urbain-François le Bivouac, le jeune garçon qui a traversé l’océan pour s’installer au Canada où il laissera une descendance.
La famille d’Urbain-François vivait à Huelgoat en Bretagne et pratiquait le métier de notaire depuis plusieurs générations. Le père, plutôt ambitieux, entendait faire sa place dans la bonne société de son époque et ne dédaignait pas les marques de reconnaissance de son milieu.
J’adore ces personnages qui font la grande et surtout la petite histoire. Et comme je m’intéresse à Jack Kerouac depuis fort longtemps, je ne pouvais rater cette recherche, même en retard. Qui n’a pas rêvé au Québec, pendant les années soixante-dix, de prendre la route comme le célèbre romancier et d’aller au jour le jour sans se soucier de l’avenir ? Un idéal qui nous faisait voir un seul aspect des choses, masquant une réalité que l’on découvre quand on se penche un tant soit peu sur l’œuvre et les tribulations de Kerouac. Son alcoolisme, son incapacité à gagner sa vie, sa relation trouble avec Gabrielle, sa mère, son irresponsabilité et sa fuite de tout engagement sauf envers sa passion des mots. Devenue veuve, sa mère travaillera dans une manufacture de chaussures à New York pendant que Ti-Jean malmenait une machine à écrire pour inventer ses histoires. On pourrait aussi s’attarder longtemps à son ambiguïté sexuelle, ses beuveries quotidiennes même quand la popularité a fini par le rattraper.

NOTABLES

La famille des origines était constituée de notables bien établis dans leur ville, et le père François-Joachim Le Bihan de Keroac cherche par tous les moyens à faire sa place dans la société de son époque. Ses fils doivent suivre ses traces et avoir une conduite irréprochable. Nous sommes en 1720, quarante ans avant la Conquête ou la Défaite qui fera basculer la Nouvelle-France dans le giron de l’Angleterre.
Urbain-François sera notaire comme son père et son grand-père et doit faire des études en droit. Il reçoit une éducation stricte avec ses frères plus âgés et tous doivent travailler dans l’entreprise familiale, faire un long apprentissage avant de pouvoir parapher les contrats et autres documents, acquérir du prestige dans le milieu et devenir de bons bourgeois qui courtisent les gens d’influences, les nobles et le clergé. Rien qui ne destine le plus jeune des Le Bihan de Keroac à partir sur un bateau et à aller s’installer en Amérique, ce pays de forêts et de moustiques où un homme de loi a très peu à faire.

ACCUSATIONS

Tout va comme dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où Urbain-François est accusé de vol par des proches. Il a dix-huit ans. C’est là la pire des infamies pour le notaire et pour ceux qui doivent œuvrer dans une entreprise qui doit être irréprochable. Pour laver sa réputation, François-Joachim, plutôt orgueilleux et têtu, intente un  procès qui se terminera mal.

Le scandale du 23 septembre 1720 vient contrecarrer toutes les ambitions que le père d’Urbain-François nourrissait pour lui. Défrayer ainsi la chronique n’est pas chose commune pour un jeune homme de bonne famille. Surtout dans une petite ville comme Huelgoat où il convient de filer droit. (p.25)

Les Le Bihan de Keroac sont éclaboussés même si les témoignages restent un peu flous et peu précis en ce qui concerne les délits qu’aurait pu commettre le garçon. La réputation des gens de loi est entachée et la carrière du jeune homme est compromise. Il faut faire quelque chose et frapper un grand coup pour rétablir la bonne renommée de la famille.

Pourquoi ne pas envoyer Urbain-François au Canada et mettre un terme à toutes ses frasques ? Cap sur la Nouvelle-France ! Contraint à l’exil, forcé de prendre le large, obligé de se faire oublier quelque temps à Huelgoat, « Monsieur Urbain » a ainsi embarqué et traversé l’océan Atlantique. (p.61)

On le retrouve en Nouvelle-France en 1727. Dès son arrivée au Canada, le nouvel arrivant se comporte de façon plutôt étrange. Le jeune homme fait tout pour se perdre dans la nature en quelque sorte. Comme s’il voulait effacer au fur et à mesure ses déplacements sur les rives du Saint-Laurent. Autrement dit, il prend un malin plaisir à multiplier les identités pour brouiller les pistes et se faire oublier. On peut le retracer dans certains actes notariés de l’époque où il signe différemment chaque fois. Il change de noms selon les endroits et les circonstances.
Il se fera coureur des bois et voyageur d’abord pour s’adonner au commerce des fourrures et s’enrichir le plus rapidement possible comme nombre d’arrivants cherchaient à le faire. Il apprend les langues indiennes et se déplace souvent pour ses affaires, ne semble vouloir s’installer nulle part jusqu’à ce qu’il croise Louise Bernier.

Mais il n’était pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que la famille de Louise finirait bien par le retrouver et le ramener sur les lieux de son crime. C’est en effet un crime que d’engrosser une jeune mineure. Et c’est traité comme tel par les autorités judiciaires qui donnent le choix aux criminels soit d’épouser les pauvres filles qui se sont laissées prendre soit de servir à perpétuité comme forçat dans les galères du Roi. Lorsque les victimes sont très jeunes et disent avoir été abusées sous promesse de mariage, le fautif se voit jugé pour crime de rapt. Il peut être condamné à mort.  (p.90)

Un mariage forcé avec cette jeune fille qui sort à peine de l’adolescence. Urbain-François a l’art de se mettre les pieds dans les plats si on peut dire et il n’a guère le choix s’il veut calmer son nouvel entourage. Nous sommes à Cap-Saint-Ignace. Il aura trois garçons avec Louise et disparaîtra au début de la trentaine, de mort naturelle à ce qu’il semble.
Il laisse sa veuve et ses enfants dans la misère. Urbain-François est cousu de dettes, a filouté un peu tout le monde et dépensé l’argent des autres. La pauvre Louise ne peut rien faire, surtout pas garder la propriété que son mari avait acquise et jamais payée. Elle doit retourner chez ses parents et les orphelins vivront chichement.

PARODIE

Pourquoi cette parodie et cette kyrielle d’identités qu’emprunte le Breton ? Comme s’il cherchait à semer tous ceux qui auraient eu l’intention de le retrouver. Il voulait brouiller les pistes et faire en sorte que son passé ne puisse le rattraper en Nouvelle-France, certainement. Il avait peut-être aussi l’idée de faire fortune rapidement et après avoir accumulé un bon magot, de disparaître pour retourner en Bretagne et prendre sa revanche sur une société qui l’avait banni. Avec ses multiples patronymes, il pensait échapper à toutes les poursuites et son épouse Louise ne pourrait jamais le retracer. Sauf que la mort lui a joué un vilain tour.
Les fils de Louise et d’Urbain-François donneront la grande lignée des Kérouac d’Amérique. Le frère Marie Victorin, très connu au Québec pour ses travaux scientifiques et ses écrits, est l’un des descendants de ce personnage singulier.
Les Kérouac entretiendront des légendes autour d’un héritage et d’un trésor, faisant plusieurs voyages en Bretagne pour mettre la main sur ce qui leur est dû, ciblant des Bretons qui n’a rien à voir avec eux.

Les descendants d’Urbain-François Le Bihan de Kervoac ne vont désormais avoir de cesse de se pencher sur leurs origines, leur but étant évidemment de pouvoir accrocher leurs branches généalogiques à celles des illustres familles bretonnes desquelles ils sont présumés descendre… … Et comme il n’y a évidemment pas de famille « Le Brice de Kéroack » dans les nombreux nobiliaires, ils vont faire le grand écart et jeter leur dévolu sur une famille portant à leur goût un nom suffisamment ressemblant, susceptible de faire illusions : la famille de Kerouartz. Un second mythe est né. (p.137)

Urbain-François a tellement bien brouillé les pistes que les chercheurs n’arriveront jamais à faire des liens. Même les Le Bihan de Kervoac s’arrangeront avec la loi lors du décès de celui-ci, établissant des documents pour le rayer de la liste des héritiers et usurper les orphelins et la veuve du Canada. Tout pour garder la fortune entre les mains de la branche bretonne et ne rien partager. Pour des notaires, on aurait pu attendre beaucoup mieux que ces manœuvres indécentes et discutables. Il semble bien que tous dans la famille avaient un appétit démesuré pour l’argent.

ENQUÊTE

Le travail de Dagier et Quéméner est jumelé aux grandes étapes de la courte vie de Jack Kerouac en Amérique. Les auteurs s’attardent à son comportement, ses agissements et on peut presque faire des parallèles entre l’ancêtre lointain et l’écrivain qui refusait toutes responsabilités. Je pense à Yan, sa fille, qui aurait bien eu besoin de son attention quand il a commencé à avoir du succès parce qu’elle a connu des moments difficiles. Jamais il n’a voulu la reconnaître malgré toutes les preuves de sa paternité. Il fera en sorte qu’elle ne touche pas un sou et que tout revienne à Stella qui gérera l’oeuvre de Jack qui reste bien vivante.

La fortune de Kerouac, les droits sur toute sa production littéraire qui continue de se vendre dans le monde entier, est entre les mains de la famille Sampas puisque Gabrielle Lévesque, qui a hérité de son fils, a elle-même légué l’héritage à Stella Sampas, la dernière épouse. (p.172)

La seule descendante de Jack a été privée de son héritage, de son trésor, par l’entêtement de son père tout comme ses lointains ancêtres, les garçons de Louise et Urbain-François l’ont été par la famille bretonne. L’histoire se répète. Quand on sait que le manuscrit original de Sur la route a été vendu plus de deux millions de dollars, on reste dubitatif.
Une recherche fascinante que Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne qui complète la biographie de Gerald Nicosia, Memory Babe qui s’attarde à la vie de l’écrivain au jour le jour, tout comme le Jack Kérouac de Victor-Lévy Beaulieu qui tente de rapatrier le fils de Gabrielle et Léo pour le mettre bien au chaud dans le corpus de la littérature québécoise par ses thèmes, sa pensée et ses croyances religieuses. Voilà qui permet de mieux comprendre les légendes que Jack entretenait sur ses ancêtres et qui prouve qu’il touchait un certain fond de vérité. À lire pour ceux qui s’intéressent au père de la Beat Generation.


JACK KEROUAC, DE L’AMÉRIQUE À LA BRETAGNE de PATRICIA DAGIER ET HERVÉ QUÉMÉNER vient de paraître aux ÉDITIONS LE MOT ET LE RESTE, 2019, 186 pages, 29,95 $.