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vendredi 4 décembre 2020

LES PREMIERS PAS DE BEAULIEU

J’AI ACHETÉ Mémoires d’outre-tonneau de Victor-Lévy Beaulieu aux Éditions Estérel, dirigées par Michel Beaulieu, à la librairie Déom de Montréal en novembre 1969. Le prix? Seulement 2,75 $. Aujourd’hui, il faudrait débourser plus de vingt dollars pour ce roman de 190 pages. Un ouvrage d’une belle simplicité, format de poche presque, tout gris comme une maladie d’automne. Les temps changent. Je me souviens aussi qu’un verre de bière en fût coûtait 0,10 $ l’unité. Avec un dollar, on glissait dans les abysses de l’ivresse et du rêve. Je ne connaissais pas Beaulieu alors, et je ne me rappelle pas ce qui m’a attiré vers cette publication (peut-être les journaux). Il deviendrait un ami important quelques années plus tard, un guide, pour ne pas dire un mentor dans ma vie d’écrivain.


Mémoires d’outre-tonneau lançait la carrière de Victor-Lévy Beaulieu en 1968. Une époque où toute une nouvelle génération de jeunes s’imposait en bousculant notre univers littéraire et notre imaginaire. Roch Carrier publiait La guerre, Yes sir, la même année. Marie-Claire Blais en était déjà au premier volet des Manuscrits de Pauline Archange, une trilogie que j’ai happée sur le bout de ma chaise tellement elle est venue me chercher. Elle avait fait un malheur avec Une saison dans la vie d’Emmanuel, remportant les prix Médicis et France-Québec en 1966.

Je devais faire la connaissance de Victor-Lévy Beaulieu en 1970. Il devenait mon éditeur aux Éditions du Jour avec L’octobre des Indiens, mon unique recueil de poésie qui me plongeait dans l’écriture et peut-être aussi dans la vie de l’écrivain que je voulais être depuis l’âge de douze ans. Il restera un directeur attentif pour plusieurs de mes publications malgré des bouleversements et ses migrations à l’Aurore, chez VLB éditeur et enfin aux Éditions Trois-Pistoles.

«Je porte en moi un monde étrange, silencieux et impersonnel.» Son incipit indique bien l’aventure qui attend le lecteur de Victor-Lévy Beaulieu. Il lance une sorte d’avertissement. Et, une phrase un peu plus loin qui revient tel un leitmotiv ou une forme de cri. «Je n’ai rien ni personne. Je suis seul. Je m’appelle Satan.» Nous touchons là les assises d’une œuvre gigantesque, la naissance peut-être de Satan Bellhumeur, ce personnage qu’il fera mourir et ressusciter en cours de route, les prémices de l’épiphanie télévisuelle que sera Race de Monde et son extraordinaire téléroman L’héritage. Et que dire de ses embardées dans l’univers d’écrivains mythiques comme Herman Melville, Nietzsche, Victor Hugo, Yves Thériault et Voltaire.

 

MYTHE

 

Dès son premier ouvrage, Beaulieu emboîte le pas de Diogène, ce philosophe vagabond, élève de Socrate, qui hantait la ville d’Athènes. Lanterne à la main, il cherchait un homme, un vrai, pas une pâle copie d’un citoyen qui se laisse avaler par la quotidienneté. Un cynique, semble-t-il, penseur revenu de tout, ne croyant en rien, pas même à la mort. Il crache sur la vie et toutes ses séductions. Beaulieu aimera se coltailler avec ces écrivains qui ont marqué l’histoire littéraire de leur époque. Toujours dans l’envers du monde, dans ce «non-Québec» comme le dira si justement Jean-Pierre Guay dans son journal qu’il commencera à publier en 1985 et qui restera un phénomène à nul autre pareil dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays». 

Je trouve dans ce premier roman la marginalité, le mal, la déjection, le refus et la colère qui caractériseront une partie de l’œuvre de Beaulieu. «Un écrivain doit pouvoir tout dire», répétera l’auteur de Jack Kerouac en entrevue. Tout circonscrire, même l’impossible, révélant des secrets et peut-être aussi pillant l’héritage familial, tordant le cou aux mensonges que nous prenons pour des vérités.

 

PROPOS

 

On se bute dans Mémoires d’outre-tonneau à des propos que bien des «milices de la rectitude politique» dénonceraient dans notre époque où l’on monte aux barricades pour la moindre insignifiance et où l’on apostasie ceux qui ne respectent pas la ligne. Les cahiers Victor-Lévy Beaulieu (le numéro 4 en particulier) montrent bien la misogynie de certains héros de l’écrivain de Trois-Pistoles. 

 

Oui. Satan est misogyne : il hait dans la femme tout ce dont il pourrait se passer parce cela lui ressemble trop, ou parce que cela ne lui apprend rien, ou parce que cela, plus simplement, l’ennuie.

 

Tout est là ou presque. Les côtés de cet écrivain incroyable qui m’ont fasciné et des aspects qui me feront titiller, surtout quand il s’enfonce dans la fange avec Absalon mon garçon où le personnage se traîne dans la boue, se roule dans ses excréments, ronge les pattes de la table. Beaulieu est capable des pages les plus lumineuses comme des plus repoussantes. Il est à prendre ou à laisser. 

Serait-il possible de publier un tel roman maintenant avec notre peur des mots? Il semble bien que nous ayons régressé. Cinquante ans plus tard, il est interdit de prononcer certains termes sans risquer la potence des réseaux sociaux? Plusieurs sujets sont tabous. Les accusations de racisme pleuvent à gauche comme à droite. 

 

PRÉSENCE

 

Cet affrontement, entre le bien et le mal, vient peut-être de l’enfance de Beaulieu et de sa famille. Comment échapper à ce cocon qui nous laisse dans le monde avec nos qualités et aussi de terribles défauts dont nous cherchons frénétiquement à nous déprendre. Ses parents étaient très croyants, les deux ayant flirté avec la vocation religieuse. 

 

PERSONNAGES

 

Les personnages de Beaulieu sont guettés par le néant, rongés par une absence d’identité nationale, la petitesse de l’être et sa grandeur, l’êtreté comme le dit si bien le poète Carol Lebel, dans Carnet du vent.

Tous veulent se dépasser dans la laideur, la misère, recherchent une forme de sainteté dans la débauche. Je pense à Héloïse, ce personnage de Marie-Claire Blais qui aspire à la béatitude et se retrouve au bordel dans Une saison dans la vie d’Emmanuel. Toutes les obsessions de Beaulieu sont latentes dans Mémoires d’outre-tonneau

L’écrivain autodidacte et formidable lecteur tentera de repousser les frontières de la norme et de dire tout ce qui peut être dit. On peut affirmer même que Beaulieu avait déjà un côté trash qui tranchait radicalement avec les prosateurs de son époque. C’est pourquoi l’auteur de L’héritage restera marginal malgré sa grande renommée. Il se plaira à répéter qu’il ne vendait pas plus de 600 exemplaires de ses livres, les tirant à 666, le fameux nombre de la bête. Une belle manière d’amadouer le diable et de faire une chiquenaude à la postérité. C’est peut-être aussi pourquoi il regroupera ses ouvrages dans une collection luxueuse aux Éditions Trois-Pistoles qui n’a rien à envier à La Pléiade. Cette aventure comprend l’ensemble de son œuvre.

 

FENÊTRE

 

La première publication d’un auteur est souvent une fenêtre qu’il ouvre, pour nous permettre de jeter un coup d’œil dans sa maison, surprendre ses frères et sœurs. Pour certains, la visite est écourtée. La résidence ne compte que quelques pièces et tous les membres de la famille ont pris la route de l’exil. Victor-Lévy Beaulieu nous invite dans un vaste manoir, face au fleuve qui glisse vers la mer océane, devant les côtes de Charlevoix qui s’aplatissent vers l’embouchure du Saguenay, par où est venue Samm, l’Innue de Mashteuiatsh, l’inspiratrice qui accompagnera l’écrivain dans nombre de ses ouvrages. Un château qu’il ne cessera d’agrandir et de modifier selon les aléas des saisons, traînant des centaines de ses pairs avec lui, devenant un éditeur incontournable. C’est là, dans ces chambres, caveaux, sous-sols, greniers, trappes, puits et recoins, armoires profondes et coffres bombés que nous attendent des personnages qui se moquent des diktats et n’hésitent jamais à tout casser.

C’est même émouvant de s’attarder à ce texte dans sa présentation première, ce tout petit livre qui sera la pierre d’assise d’un immense édifice. J’ai tout lu de Victor-Lévy Beaulieu, après ce premier contact, fasciné par un univers foisonnant, une certaine parenté (nos origines campagnardes et forestières) que j’explore à ma manière en inventant bien des raccourcis. Un diable d’homme qui marquera son époque et beaucoup de ses collègues avec ses prises de position, ses polémiques, ses sorties à «l’épormyable» et ses présences souvent étonnantes sur la place publique. On le devine, dès son premier opuscule, que nous avons là un écrivain qui ne s’en laissera pas imposer et qui refusera toujours de suivre les sentiers que tout le monde lui conseille d’emprunter. De quoi méditer en se berçant devant sa fenêtre, surveillant ce pays qui n’arrive pas à devenir un pays dans toutes ses grosseurs.

 

Beaulieu Victor-Lévy, Mémoires d’outre-tonneau, Éditions Estérel, Montréal, 1968, 192 pages.

 

Une version de cette chronique est parue sous le titre Les premiers pas de Victor-Lévy Beaulieu dans le numéro 178 de Lettres québécoises, page 84. 

 

PERDRE UN ENFANT ET SURVIVRE

VIVRE UN DEUIL EST toujours un drame épouvantable, surtout quand il s’agit de son enfant, d’un bébé qui n’a que quelques semaines. Paul était le premier fils de Typhaine Leclerc. L’avenir s’annonçait plein de promesses pour le couple et ce poupon bien en vie. Pourtant, le malheur est arrivé après vingt-huit jours, comme ça, dans un claquement des doigts. La mère commençait tout juste à s’habituer à ce petit après une naissance difficile et voilà que le pire se produit. Le choc est terrible pour les parents, on le comprend. Comment vivre cet événement impensable? La vie du couple est bouleversée. Madame Leclerc raconte avec une justesse émouvante, dans Le marcassin envolé, la perte de cet enfant qui n’a pas eu droit à l’avenir.

 

Un marcassin est «le petit du sanglier, âgé de moins de six mois, au pelage rayé horizontalement de noir et de blanc qui ne quitte pas sa mère». On comprend ici que l’écrivaine utilise ce terme affectueux pour son fils nouveau-né. 

Ce n’est pas là un sujet que l’on aborde souvent en littérature. Les gens qui vivent un tel drame se taisent habituellement et ravalent en silence sous le regard compatissant des proches qui ne savent comment se comporter et quoi dire. Qui peut trouver les mots pour parler d’une blessure au cœur et à l’âme?

Typhaine Leclerc prend tous les risques et plonge dans ce récit où chaque phrase touche un point sensible. Que devient sa vie après la disparition de son fils? Vingt-huit jours, c’est peu et en même temps, c’est une incroyable présence dans l’existence de la mère. Le petit Paul meurt subitement, comme cela peut arriver chez les bébés, sans qu’il y ait des signes avant-coureurs ou de maladie. L’humain est fragile à la naissance, vulnérable. Mais même en disant cela, on n’explique rien. Madame Leclerc cherche à comprendre et à se faire une vie après la disparition de cet enfant qu’elle chérissait et qui lui a arraché un pan de vie.

 

Je ne sais que faire sans toi, mon petit marcassin. Je sais que c’est dans l’autre sens que les choses devraient aller. C’est moi qui devrais être là pour toi. Je veux croire en ce que je t’ai dit pendant tes dernières heures, tes dernières minutes. Nous serons toujours là pour toi. Tu seras avec nous pour toujours. Je veux m’en tenir à ces paroles, les rendre chaque jour réelles, mais le défi est immense. (p.17)

 

Comment accepter la fatalité qui a ouvert ce gouffre sans fond? Comment vivre, se faire une famille, tout en se souvenant de ce petit qui n’a pas eu la chance de prendre son envol pour découvrir le monde? À quoi servent les gestes du quotidien devant cette absence ou cette présence qui hante l’écrivaine? La vie, surtout en ses débuts, alors que tout n’est qu’une esquisse, est faite pour le futur et non pas pour cet atterrissage brutal. 

 

J’ai survécu. Je survis. Je pleure encore. La plaie me semble parfois aussi à vif qu’à la mort de Paul. À d’autres moments, je sens que la cicatrice a pris. Elle est là, bien présente, elle me tiraille, mais elle ne me fait plus souffrir autant. Elle fait partie de moi, déjà. Elle me constitue, me laisse avancer malgré la blessure. (p.31)

 

Les remords et le terrible sentiment de n’avoir pas été à la hauteur secouent la mère. Tout se confond et madame Leclerc s’impose le devoir de se souvenir. Là aussi, ça pourrait devenir un fardeau. La mémoire est oublieuse dit-on, mais pas pour Typhaine Leclerc. Le petit Paul, le garçon promit à toutes les expériences, reste dans sa vie malgré les bousculades qui ne manquent pas de surgir, même la présence d’un autre fils qui n’est pas venu combler le vide laissé par l’aîné.

 

TSUNAMI

 

La mort s’est longtemps tenue loin de moi. Il y a eu celle de mon père. La maladie de Parkinson ne fait pas de quartier et c’était une fin annoncée depuis quelques années. J’avais vingt-cinq ans, il en avait soixante-cinq. Et après, la famille a été épargnée. Je la pensais devenue invulnérable, pendant une décennie et encore plus. Et ce fut l’hécatombe. Mon frère Paul d’abord, un cancer, et les autres en rafale. Six membres de ma famille en quelques années. Tous frappés. Le cœur qui n’en peut plus après les excès de mes aînés, je peux comprendre. Un accident d’auto aussi. La mort a bien des manières de mettre son nez dans une famille. Et le cancer de ma soeur ? Je devais annoncer à ma mère qu’un membre de la tribu flanchait. Comment dire qu’un autre de ses enfants venait de basculer? Peu importe les mots que l’on trie, ça reste difficile. Je suis devenu «le messager de la mort». Et longtemps après, ce fut ma mère de quatre-vingt-quatorze ans. J’ai pu l’accompagner pendant des nuits à l’hôpital de Roberval, l’écouter me raconter les jeux de son enfance. Elle était redevenue une petite fille sourde aux questions que je n’avais jamais osé lui poser et qui sont demeurées sans réponse. Un moment de vie unique où l’on voit la mort avancer sur la pointe des pieds, le corps de celle qui a toujours été là fléchir à chaque respiration, à chaque battement des paupières.

 

LA VIE APRÈS

 

La fin, quand c’est une personne qui a beaucoup vécu, ça peut s’accepter même si c’est toujours une partie de soi qui s’en va. Voir mourir un proche, c’est perdre un chapitre de sa vie. C’est tout soi qui est secoué dans ses gestes, ses projets, ses décisions, ses rencontres ratées et aussi ses fuites et ses petites lâchetés. Mais un fils de moins d’un mois, encore au quai, avec tous les espoirs et les possibles, c’est une absurdité. Rien ne peut expliquer ce qu’a vécu Typhaine Leclerc. 

Des photos lui rappellent sa présence, certains objets. Pas question de s’en défaire. Surtout, elle doit se débattre avec les remords. Peut-être qu’elle n’a pas su trouver les gestes qui s’imposaient, qu’elle n’a pas été assez attentive au moment où le drame s’est produit. 

 

J’essaie de cheminer là-dedans. Lentement. Mais je ne réussis pas à croire que je n’y suis pour rien. J’essaie d’apprendre à vivre avec ce sentiment de culpabilité. À l’apprivoiser jusqu’à le laisser me quitter, éventuellement. Mais je n’arrive pas à remettre en question son bien-fondé. (p.38)

 

Culpabilité, honte, douleur, l’impression d’avoir peut-être été une mauvaise mère pendant quelques minutes. Tous ces moments qu’elle ressasse dans sa tête et qui ne peuvent être changés.

Elle s’accroche et s’invente des rituels, décore un arbre sur une montagne qui rappelle le petit Paul, devient son lieu de pèlerinage. Les amis sont attentifs et patients, présents et rassurants. Le psychologue aussi, bien sûr. Et les anniversaires restent des plaies qui s’ouvrent sur tout ce qui n’a pas eu la chance d’être vécu. 

 

Demain, tu aurais eu trois ans. Je voudrais te connaître à trois ans. Je voudrais découvrir qui tu serais, qui tu aurais été, qui tu es. Je voudrais t’entendre. Te voir jouer. T’emmener, toi aussi, au bord de la mer. T’apprendre à aimer l’eau bleu-gris, le ciel bas, le vent dans les cheveux, les marais salants, les coquillages trouvés, les rochers, les algues qui éclatent lorsqu’on les presse entre les doigts. Je voudrais partager avec toi une galette des rois au bord de l’eau. Je voudrais tant. Je voudrais tout. (p.103)

 

Et il y a l’après, un Aimé et une Maloue qui bondissent avec leurs cris, des peurs, des questions et des larmes. Toujours l’ombre de Paul cependant, ce grand petit frère si vite éclipsé.

L’écrivaine met des mots sur ce qui échappe habituellement au langage, exprime la douleur qui coche le corps et l’esprit, l’absence qui ne s’explique jamais. Un texte tout en nuance et en retenue malgré la gravité. Une finesse remarquable. 

J’ai souvent arrêté ma lecture, avalant de travers, happé par la justesse de ces propos, retrouvant tout ce qui a été fait avec mes disparus et surtout tout ce qui n’a pas été fait. Un sujet difficile, exprimé avec une délicatesse unique. J’en suis encore remué. 

Et la mort, personne ne s’y habitue, même si elle fait partie de la grande course des vivants. Elle se place sur votre chemin un jour ou l’autre, qu’on le veuille ou pas. Autant tenter de l’amadouer, ce que Typhaine Leclerc réussit de façon magnifique.

 

LECLERC TYPHAINELe marcassin envoléÉDITIONS de LA PLEINE LUNE, 160 pages, 21,95 $.

 

 https://www.pleinelune.qc.ca/titre/530/le-marcassin-envole