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jeudi 20 octobre 2022

L’ÉTRANGE RECHERCHE DE FANIE DEMEULE

JE ME DIS SOUVENT que Fanie Demeule est complètement tordue. Voilà une romancière qui m’étonne, me dérange et me perturbe. Je ne rate jamais l’un de ses livres pourtant. Elle aborde des sujets que jamais je n’oserais effleurer dans mes aventures de souffleur de mots. L’auteure la plus originale et intrigante que je connaisse. «J’aime croire que de me tourner vers la part d’ombre est ma manière d’enjoliver notre course fatale. En vérité, je veux égoïstement que mes écrits me pérennisent. Deviennent mes fantômes.» (p.81) Tout est dit. Pour ceux et celles qui cherchent des sentiers peu fréquentés et particulièrement abrupts. Suivre Fanie Demeule est une aventure qui me laisse toujours avec un paquet de questions. C’est peut-être pour ça qu’un auteur publie. Pour nous secouer, nous empêcher de nous engourdir dans nos habitudes et élargir notre perception du monde.

 

Fanie Demeule regroupe dans Je suis celle qui veut sauver sa peau une quinzaine de nouvelles parues ici et là dans des revues entre 2017 et 2021. Des versions revues, j’imagine. Je m’arrête souvent dans un texte de cette auteure prolifique pour reprendre mon souffle, chercher la face cachée d’une histoire qui va au-delà de l’étrangeté et du sordide. L’écrivaine aime provoquer son lecteur et le traquer dans ses peurs et ses répulsions. Elle m’abandonne au détour d’une phrase où je me demande pourquoi je la suis dans ces chemins si tortueux et déroutants. 

Que ce soit la femme qui trompe tout le monde et s’enlise dans ses mensonges dans Roux clair naturel ou Mukbang qui fut pour moi une révélation. Jamais je n’aurais pu imaginer que quelqu’un ingurgite autant de nourriture pendant une émission de télévision, devienne une vedette qui se gave et que l’on idolâtre. De quoi faire des cauchemars et certainement un symptôme d’une société de consommation qui cherche à tout posséder et qui met la planète en danger. 

Dans Je suis celle qui veut sauver sa peau, madame Demeule, joue avec une situation banale, ordinaire qui nous entraîne dans un moment où tout dérape et glisse dans l’irrationnel. Un couple va camper pour quelques jours en montagne. Un orage assez violent frappe les randonneurs et la jeune femme devient hystérique devant le déchaînement des éléments. Elle met en péril la vie de son compagnon en dévalant les pentes. Et j’ai imaginé que c’est là une manière pour Fanie Demeule de me pousser le plus souvent possible dans l’incompréhensible et des comportements qui échappent à toute logique. 

 «C’est assuré. En cas d’urgence, je me soustrais et t’abandonne. Je ne suis pas celle qui assurera ta survie, encore moins ton bien-être. Je serai celle qui se foutra de tout; de la bienséance, de ma dignité, des autres, de toi. Je te pousserai à la mer pour prendre ta place dans le canot de sauvetage. Je suis celle qui veut survivre à tout prix.» (p.9)

C’est peut-être là le fil conducteur de son écriture. Fanie Demeule obéit à son instinct et ses pulsions. Elle refuse les réactions formatées et la retenue n’est pas un mot de son vocabulaire. Elle aime les êtres excessifs et les entraîne souvent dans des situations où ils y laissent leur peau. 

Le texte intitulé Le jet m’a dérangé. Comme si elle abordait un sujet tabou qui me touchait particulièrement. Une femme prend plaisir à surprendre les hommes pendant qu’ils urinent. Une sorte de perversion où le personnage est prêt à toutes les manœuvres pour satisfaire cette obsession.

«Qu’on ne se m’éprenne pas : je me vous de voir la bite. Tout ce qui m’intéresse dans cette scène est le jet, ce trait translucide, continu. L’arc net que forme le jet décrit une trajectoire parabolique reliant le pisseur au reste du monde, telle une corde métaphysique. Ce jet divin, surréel, que j’entends parfois, au comble de ma joie, gicler sur la porcelaine.» (p.30)

Un peu déviant, un tantinet pervers. Une forme de voyeurisme plutôt étonnant et anodin quand on y pense. Un sujet que personne n’ose aborder et qui prend une direction particulière.

 

BASCULE

 

Alliage s’amorce comme un texte féministe. Une travailleuse s’impose dans le domaine de la construction, un secteur réservé aux mâles même si certaines se faufilent dans cet univers depuis quelques années. L’ouvrière est habile et son savoir-faire est reconnu. Les hommes maugréent et se sentent menacés. Un accident provoqué, une mort horrible. Tout pourrait s’arrêter là, mais Fanie Demeule nous pousse plus loin. Une autre reprend la tâche avec une compétence similaire et un terrible acharnement. La vengeance sera à la hauteur.

«La jeune est réceptive, intuitive, j’oriente ses mouvements, aiguillonne ses choix. Le mur que j’avais laissé en plan s’achève en un rien de temps. Ses gestes ne sont pas complètement les miens ni entièrement les siens. Ils sont à mi-chemin entre les deux. L’œuvre d’un nous indiscernable.» (p.59)

Un ésotérisme où les femmes recourent à la sorcellerie pour travailler le métal et lui donner les formes qu’elles souhaitent. Une manière de s’imposer et de se soutenir au-delà de sa propre vie.

Cet ultime rendez-vous flotte dans les nouvelles de Fanie Demeule même si les personnages ne s’effacent jamais totalement et s’accrochent pour orienter les gestes des vivants. Une sorte de sororité pour le meilleur et souvent le pire. 

«Au sous-sol, je ne cesse de ressasser ma mort en tentant de la défaire, de la déjouer. Quand une chose décède, ne serait-ce qu’une seule fois, il est difficile de la ramener à la vie. Tout le monde le sait. Je pousse mes vœux pieux alors que d’autres émettent des vagissements dans l’oreille des dormeurs. Mais je continuerai de vouloir me réanimer. Mon acharnement n’aura pas de fin.» (p.113)

Le personnage refuse la mort et s’accroche à son milieu antérieur. Ça peut devenir angoissant, autant pour les vivants que pour ces morts qui rejettent leur sort et restent dans une sorte de «purgatoire». Pas très apaisant. Mais on n’écrit pas pour rassurer les gens.

 

INTOLÉRABLE

 

Madame Demeule nous entraîne souvent dans l’intolérable et même le sordide. Surtout dans son dernier texte Reliques où son personnage décrit ceux qui ont échappé à la décrépitude. Catherine de Sienne, une sainte qui n’a pas fini sous la torture ou encore lors d’une agression crapuleuse, est le prétexte de ce récit. Son corps imputrescible fait l’objet d’une vénération étrange. Une croyance assez primitive, rarement contestée. Il y a quelque chose de morbide dans tout ça. La narratrice, très consciente de sa mort, dicte ses volontés. 

«Elle s’avancera, rabot en main, et entreprendra la tâche la plus laborieuse. C’est elle qui écorchera ma peau pour la tanner et en recouvrir nos fauteuils. Désormais, ce sont mes bras et mes cuisses qui accueilleront la visite.» (p.155)

Des nouvelles qui permettent d’explorer l’univers d’une écrivaine qui ne se contente jamais des apparences. Elle me perturbe et me secoue dans mes habitudes et surtout, mes aventures livresques. C’est comme si elle se plaisait à jouer la mauvaise conscience qui cherche à me déstabiliser en me montrant un autre versant du monde, en se moquant de la rationalité qui masque toutes nos folies et nos obsessions. C’est sans doute pourquoi je la lis et que ses choix d’écriture me fascinent malgré bien des questionnements. 

 

DEMEULE FANIEJe suis celle qui veut sauver sa peau, Éditions HAMAC, Montréal, 176 pages.

 

https://hamac.qc.ca/livre/je-suis-celle-qui-veut-sauver-sa-peau/

jeudi 10 juin 2021

TOUT MANGER JUSQU’À EN CREVER

MUKBANG DE FANIE DEMEULE est un récit qui sort des sentiers connus, un texte avec des codes QR, je ne sais trop comment nommer ces signes qui permettent de plonger dans une autre dimension avec son IPhone ou son téléphone Android. Comme je n’ai ni l’un ni l’autre de ces appareils, je me suis contenté de l’imprimé en contournant ces «timbres» qui tapissent les pages. (Oui, je suis archaïque.) Une histoire, il en faut toujours une, celle de Kim Delorme qui a été subjuguée dès sa petite enfance par les écrans et encore plus par les ordinateurs. Pas étonnant qu’elle soit devenue cyberdépendante, s’isolant dans son monde, qu’elle crée son site pour être ce que l’on nomme une influenceuse, une vedette que l’on suit et admire. Mais que dire et quoi faire pour devenir une vedette, celle que l'on admire et qui fait courir les foules. Et surtout, pourquoi pas, devenir riche et faire les manchettes.

 

Jamais je n’avais entendu parler de mukbang. J’ai dû patienter avant d’avoir une définition nette et précise de ce spectacle étrange. 

 

Le mot coréen «mukbang» est un amalgame des termes «manger» (mukda) et «diffusion» (bangsong). Il désigne une pratique provenant de la Corée du Sud qui consiste à avaler des quantités phénoménales de nourriture devant la caméra. En anglais, on peut le traduire par «eating show». (p.63)

 

Des films plus ou moins longs où un individu se gave (curieusement dans le récit de Fanie Demeule on ne retrouve que des femmes pour se livrer à cette activité) ingurgite tout ce qu’il peut jusqu’à se rendre malade. De la plus mauvaise bouffe comme il se doit, du fastfood et des aliments qui ne sont jamais recommandés par les nutritionnistes ou ceux qui se préoccupent de la santé. 

 

— Hey, hey! Ça va, guys? Moi, c’est Misha, j’ai de grands trous vides dans mon cœur que je remplis de nourriture, de sexe et de magasinage. Aujourd’hui, comme vous pouvez le constater, je vais les remplir avec de la nourriture. Et pas n’importe quel genre de bouffe, une de mes préférées : la poutine. Oh yeah! (p.56)

 

Kim Delorme débute sur le web en recommandant la minceur et des aliments prétendument parfaits pour la santé même si elle se meurt de faim pendant qu’elle tourne ses vidéos. Elle fait tout pour conserver sa ligne, une silhouette idéale qui fait l’envie de tout le monde, surtout des filles qui flirtent avec l’anorexie. Ça peut aussi faire fantasmer certains mâles. 

Et elle tombe sur le site de Misha Faïtas qui se gave en direct, provoquant son auditoire. Kim change de vocation et entre en compétition avec la reine incontestée du mukbang au Québec. Elle va devenir l’unique, hoquetant, bavant, rotant devant la caméra. 

Ce genre de spectacle semble avoir ses adeptes. Nous sommes loin du raffinement et de la gastronomie. C’est un peu étonnant d’apprendre que des gens ont du plaisir à regarder ces scènes plutôt décadentes.

 

Puis, 

BANG. La détonation d’Internet après mon prochain upload.

MUKbang.

Juste le mot m’ouvre l’appétit. Surtout la première syllabe, comme un claquement de lèvres.

Je mangerai tout ce qu’il y aura, tant qu’il faudra. Je calculerai ce que je devrai brûler en conséquence. J’aurai ce corps improbable, surréel.

J’ai toujours su que c’était ma destinée. Que j’étais appelée à briller.

En ligne.

À l’écran. (p.66)

 

Même que les gens s’abonnent à ces sites et deviennent de véritables disciples, interviennent, échangent des commentaires et suggèrent des menus. Une vedette du genre, Dona, de la Corée du Sud, aurait fait des revenus mensuels de 2,37 millions en argent américain avec ce genre de vidéos. 

 

GUERRE

 

Kim ne recule devant rien pour détrôner Misha Faïtas. Elle s’impose rapidement et lance un défi inconcevable, ingurgiter 20000 calories. Bien sûr, c’est aller au-delà des limites et des capacités humaines. Un véritable suicide en direct. 

 

Kim peine à respirer. Ses traits se crispent, se déforment. D’un mouvement brusque, elle se recroqueville, comme en proie à un mal de ventre aigu. Sa main tremblante approche un gâteau de ses lèvres. Un mouvement de reflux lui fait redresser la colonne. Comme elle ouvre de nouveau la bouche pour mordre dans la pâtisserie un cri puissant, glaçant, s’échappe de sa gorge.

Et à ce moment précis, un jet dense, sanguinolent, fuse de l’orifice. (p.101)

 

Madame Demeule suit également les personnages collatéraux, je dirais. Nous avons droit aux interventions des disciples qui écrivent des messages, des insultes aussi comme il se doit sur les réseaux sociaux. Nous retrouvons ses proches, sa mère, sa cousine, même la fameuse Misha Faïtas, une fausse autochtone qui fait l’objet de chantage, le cuisinier qui a préparé le mukbang fatal. Tout le monde trouve sa petite place dans cette sorte de grand reportage bourré de données et d’informations.

 

 UNIVERS

 

C’est surtout le monde étrange du cyberespace qui m’a subjugué, ces sites où l’on trouve à peu près tout ce qu’un humain peut souhaiter. Les algorithmes sont capables de détecter les gens fragiles et influençables. Cours de motivation, de psychologie, de leadership, de personnalité, de relaxation et d’évasion, il y en a pour tous les goûts. 

 

Sur le web, les choses reviennent. Même lorsqu’on les croit égarées pour de bon, elles sont toujours retraçables, ne disparaissent jamais complètement. Sur le web, tout est immortel. (p.20)

 

Un monde qui envahit votre psyché et vous entraîne dans une dimension où l’on perd contact avec la vie et ceux qui nous entourent. On peut même vous faire dîner avec les morts. Des sites qui avalent votre argent et vous enfoncent dans une dépendance à peine concevable. 

Je me suis pincé à plusieurs reprises, me demandant si tout ça était réel. Tout pour vous procurer un bonheur factice, une façon d’être dans son corps et son être, de fuir une quotidienneté souvent décevante, j’en conviens. Une véritable jungle où l’on exploite les gens de toutes les manières possibles et imaginables. J’ai même fait des recherches sur Google pour voir ces bouffes en direct qui n’ont rien de ragoûtant, en tous les cas pas pour moi. Ça m'a coupé l'appétit.

 

TOUS VICTIMES

 

Tous ceux qui ont connu Kim ou l’ont côtoyée seront victimes du web qui offre des solutions à tout. La mère retrouve sa fille et dialogue avec elle au-delà de la mort, sa cousine se réfugie dans un chalet et devient une loque humaine, branchée à un site qui lui procure la paix et le bonheur. 

Fanie Demeule ne néglige rien. On trouve même la fameuse recette du bulgogi qu’a avalé Kim lors de son dernier spectacle. L’auteure se faufile partout dans l’univers du web qui possède des tentacules qui ne cessent de se multiplier et de se croiser. 

Certainement le livre le plus étrange que j’ai parcouru depuis longtemps. J’avoue que pendant cette lecture, même si ce sujet a tout pour me rebuter, j’ai ressenti une forme de dépendance à l’écriture et aux propos de Fanie Demeule qui se contente d’énumérer des faits et de décrire des situations dans une sorte d’enquête. 

Un milieu étonnant, je vous dis, un univers que je ne connaissais pas, mais qui fascine des millions d’adeptes, semble-t-il. Voilà un aspect de l’espace cybernétique qui fait frémir. 

Mukbang a le grand mérite de nous décrire toutes les facettes d'une technologie qui fait des victimes, ouvre les portes à la pire des exploitations et coupe de la réalité. Je suis sorti tout croche de cette aventure et j’ai eu envie de jeûner pendant plusieurs jours, pour calmer mon estomac, oublier ma méfiance envers la nourriture après cette initiation pour le moins étrange.

 

DEMEULE FANIEMukbang, Éditions TÊTE PREMIÈRE (collection Tête dure), 224 pages, 19,95 $.

http://tetepremiere.com/livre/mukbang/

mercredi 6 mars 2019

EXISTER DANS L'OEIL DE L’AUTRE

LE TITRE D’UN ROMAN est souvent une piste à suivre ou encore une tentative de mystification. Le lecteur y trouve une invitation, comme s’il regardait une affiche qui indique le chemin à parcourir et le nom de la ville ou du village qui s’annonce. J’ai toujours adoré des titres comme La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy ou Les Yeux bleus de Mistassini de Jacques Poulin. C’est quasi un poème ou une forme de slogan qui résonne longtemps en vous. Je dois avouer qu’avec Fanie Demeule, je me suis demandé où elle voulait m’entraîner et dans quoi elle cherchait à m’attirer. Roux clair naturel est demeuré une abstraction jusqu’à ce que je comprenne, après quelques pages, qu’il était question de cheveux.

Les roux n’ont jamais eu bonne réputation dans l’histoire humaine. On a souvent associé ces personnes à la passion, la violence, la sexualité et aux maléfices du diable. Plus, les traites et les vilains au théâtre et au cinéma sont souvent des roux. Cette couleur pilaire au Moyen Âge était celle du renard pour montrer la ruse et la bestialité de ces femmes et ces hommes que le hasard avait marqués au fer rouge. Même que Séraphin dans la nouvelle mouture des Belles histoires des pays d’en haut est un roux. Homme passionné, étrange, manipulateur, cruel, capable du pire comme du meilleur, il correspond au cliché.
Fanie Demeule, bouscule et nous met le nez devant l’image qui hante notre société. Tout tourne autour de cette fameuse teinte qui obsède le personnage qui veut être rousse envers et contre tous, même si elle est plutôt brune ou ce que l’on nomme blond vénitien, un blond avec des reflets de rousseur. Me voilà qui me pose en expert, moi qui ne me suis jamais intéressé à ce sujet. C’est peut-être aussi une question qui fascine plus les femmes que les hommes. Je ne sais pas. En tous les cas, je n’ai jamais fait attention à ce genre de problème. Dans ma vie, il y a ceux qui ont des cheveux et les autres, comme moi, qui les cherchent avec une loupe.
Être rousse pour la narratrice (c’est écrit au je et la tentation est forte de l’associer à l’auteure) c’est atteindre un idéal et elle fera tout pour tromper son entourage, sauf sa mère qui ne rate jamais une occasion de lui répéter que ce n’est pas sa vraie couleur.

Je nais rousse. Ma tête blonde jette des éclats fauves, hésitant entre le cuivre et l’or, un mirage qui mystifie la parenté. On veut les toucher, les palper, voir s’ils sont chauds, soyeux, réels. On les photographie, les dessine au pastel. Ma mère s’évertue à faire taire ceux qui m’appellent rouquine. Pour elle, je suis strictement blonde. Même si on insiste, même si on lui dit que mes cheveux sont d’un beau blond vénitien. Ma mère n’aime que les choses précises. (p.15)

« Chaque regard qui se pose sur moi me fait exister davantage. » Nous voilà devant la question du paraître, ce à quoi il faut correspondre pour incarner la beauté, la sensualité ou la virilité. Nous vivons et périssons par l’image dans le monde du selfie et des médias qui définissent les normes. Être rousse pour l’héroïne de Fanie Demeule, c’est respirer et exister

DRAME

Bien sûr, c’est un drame contemporain que ce monde obsessif qui vit et périt par l’image, où l’on passe son temps à scruter son téléphone intelligent pour exister sur les réseaux sociaux et devenir quelqu’un peut-être. Je n’ai jamais compris pourquoi des gens, surtout dans les festivals d’été, se photographient tout au long du spectacle et se regardent en tournant le dos aux musiciens et à la scène. L’important est-il de dire : « J’y étais, vous me voyez là ! J’existe devant une vedette. J’étais de l’événement. » On en oublie de participer à la fête et il semblerait que c’est devenu un cauchemar pour les comédiens, surtout au théâtre. Les hommes et les femmes n’arrivent plus à se détacher de leur téléphone qui est greffé à leur main gauche. Ils n’écoutent plus et se surveillent, ne vivent plus, mais existent dans l’image et le monde virtuel.

Lorsque ma grand-mère m’embrasse, je sais que je ne suis pas la seule à qui elle destine ses baisers. Dans le regard affectueux qu’elle pose sur mon visage, je perçois la tendresse dédiée à sa mère écossaise. Sa mère morte puis ressuscitée, sa mère-petite-fille à qui je ressemble, selon elle, trait pour trait, jusque dans la rousseur. Je suis sa revenante chérie. (p.17)

Voilà le drame de ce personnage qui tente par tous les moyens de correspondre à des fantasmes et à ceux de son copain qui ne pense qu’aux rousses. Une véritable fixation.
Rapidement, elle devient prisonnière, se débattant dans un jeu où elle doit tricher pour faire croire à tous qu’elle est une « vraie rousse ». Elle devra utiliser la magie des teintures, se livrer à des séances de plus en plus fréquentes pour avoir toujours le bon reflet dans le miroir et l’oeil de son amant qui ne le voit pas, mais l'imagine comme un symbole et un mythe.

IMAGES

Fifi Brindacier, la petite aux couettes volantes qui a fasciné nombre d’enfants dans les années cinquante fait son apparition. La jeune rousse incarnée par Inger Nilsson a subjugué la narratrice.  Fifi vivait en adulte dans une grande maison en attendant son père qui était toujours parti sur les mers si je me rappelle bien. Je me souviens d’un cheval, je crois. Une fillette entreprenante qui pouvait tout réussir et d’une force physique peu commune. Pas question de la mère cependant, du moins je ne sais plus.
Le personnage de Fanie Demeule devient l’audacieuse sans peur et sans reproche, le symbole de la sexualité et la femme de feu. Il y a aussi ces rousses qui brûlent l’écran sur les sites pornographiques que son homme fréquente. Elle cherche à être mieux que ces icônes, à les surpasser pour incarner tous les fantasmes.
Étrange spirale de tricheries et de mensonges. Nous traversons le miroir avec Alice et découvrons la réalité, les obsessions, les traumatismes, les craintes et les angoisses qu’affronte celle qui veut être une autre et se nie de toutes les façons possibles.

J’entends le soupir que pousse ma mère lorsque je me lève. Une fois assise sur la cuvette, j’inspire, expire, inspire, expire. Je ne reviens à la table que lorsque je sens que la discussion est passée, que le danger est écarté. Je me promets qu’au besoin, je tomberai au sol, simulerai une crise de panique, appellerai une ambulance. Je pourrais aussi faire accidentellement chuter une chandelle allumée sur le tapis. (p.61)

Nous sommes dans le monde de l’anorexie qui se prive de tout pour atteindre un objectif de minceur, correspondre à un idéal que l’on ne cesse d’afficher partout. La dictature de l’image que l’on impose grâce aux médias et au matraquage publicitaire. C’est aussi l’univers de la transformation physique qu’aborde Nelly Arcand. Celui de Karoline Georges dans son roman bouleversant qu’est De synthèse. La chirurgie plastique permet de corriger un visage, de se glisser dans un corps de rêve et vivre en dehors de soi. Ça peut aller jusqu’à changer de sexe en prétendant que la nature s’est trompée.

EXISTENCE

Tout repose sur cette apparence pour la narratrice qui sait que son homme va la délaisser si elle ne titille plus ses fantasmes, si elle n’est pas digne de celles qu’il examine sur son écran d’ordinateur.
Je ne pensais jamais me passionner pour un tel propos. Au-delà de la couleur des cheveux, c’est un drame terrible, celui de chercher à correspondre ou à se mouler à un standard à la mode, le refus de soi pour s’imaginer autre.
Pour la jeune femme, ça veut dire s’éloigner de sa famille parce qu’ils ont des photos et qu’ils peuvent la démasquer. Ce problème somme toute anodin devient une véritable névrose qui plonge le personnage dans des angoisses qui lui font perdre contact avec sa réalité.

Avec le plus grand sérieux, tu entreprends de m’expliquer qu’une rousse, on ne la laisse pas partir. Jamais, et sous aucun prétexte. C’est une chose trop rare, trop précieuse. Si elle fait mine de s’éloigner, il faut la retenir. Je veux que tu me retiennes à tout prix. (p.55)

Une double vie s’impose. Comment faire en sorte que son passé ne la trahisse pas, arriver à poser ses pas dans ceux de sa grand-mère qui s’est inventé des origines écossaises quand elle était Belge ? Il semble qu’il n’y a pas que la couleur des cheveux dans ce roman qui est héréditaire. La spirale se referme et la narratrice tourne en rond, obsédée, se surveillant pour ne pas échapper à son image.

Mes cheveux m’en veulent. Ils poussent de plus en plus vite. Chaque soir, je vois une ombre se former près de mes tempes. Chaque dimanche, je brasse les substances, fait taire la noirceur qui émane de mon crâne. Chaque lundi, mes cheveux brillent d’un éclat renouvelé, impeccable. Tellement naturel, tellement vrai. (p.83)

Madame Demeule nous plonge dans l’angoisse d’une névrosée qui échafaude des manœuvres pour éloigner ses proches et s’enfoncer dans son mensonge qui devient de plus en plus lourd. Elle étudie son reflet dans un miroir, son allure, sa démarche, s’enferme dans une prison d’où elle ne peut s’échapper. Drame terrible et insupportable.

J’ai peur que tu ne les détectes et que les mots de ma mère te reviennent à la mémoire. J’ai peur que tu fasses le lien, tous les liens. J’ai peur que tu saches depuis le début et que ce soi toi qui me fasses marcher. D’un jour à l’autre, tu pourras t’en aller, me laisser tomber et partir avec cette histoire pour la répéter à qui veut l’entendre. Tu pourrais me détruire. (p.102)

VÉRITÉ

Dire la vérité, c’est saborder un univers que l’on a mis des années à inventer. Il ne reste que l’acte ultime, le geste sans retour qui va faire tout basculer. J’en suis demeuré médusé, incrédule et un peu claudicant dans ma tête. Pourquoi sommes-nous dépendants de l’image, obsédés par notre apparence ? Pour ne pas voir les bouleversements climatiques, les gouvernements qui se transforment en comètes inaccessibles ? Pour oublier peut-être les débats, les confrontations sur le port des signes religieux, de vêtements qui deviennent des enjeux politiques et sociétaux ?
Une écriture efficace qui ne vous laisse jamais un moment de répit. À vous faire désespérer de la nature humaine et à vous rendre terriblement méfiant devant vos rêves et vos fantasmes. Je me suis mis à regarder autour de moi et à chercher les petits mensonges que j’invente pour projeter une certaine idée de ma personne, les efforts que j’effectue pour demeurer visible dans l’oeil de mes proches. Je pense que personne n’échappe à ce désir de vouloir corriger sa vie, à dissimuler des épisodes de son passé que nous aimons plus ou moins…
Le roman de Fanie Demeule m’a fait m’attarder devant un miroir, pour me surprendre dans ce que je suis et tel que les autres peuvent me voir. Surtout quand on emprunte régulièrement le chemin de la fiction. C’est peut-être une image que nous poursuivons et que nous cherchons à imposer dans des intrigues plus ou moins personnelles, de gros livres aux titres évocateurs.


ROUX CLAIR NATUREL, roman de FANIE DEMEULE, publié chez HAMAC ÉDITEUR, 2019, 162 pages, 19,95 $.


https://www.hamac.qc.ca/collection-hamac/roux-clair-naturel-897.html