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mercredi 25 mars 2020

LE CHOIX DE LORI SAINT-MARTIN

AVEC POUR QUI JE ME PRENDS, Lori Saint-Martin ne laisse personne indifférent. L’écrivaine raconte sa venue au français et son cheminement étonnant. Née à Kitchener, en Ontario, de parents anglophones, elle choisit d’apprendre le français et de faire des études à l’Université Laval de Québec pour y compléter un doctorat. Une immersion dans ce milieu francophone qui transformera son existence. Elle s’intègre au Québec et change de nom pour devenir une autre dans sa tête, son corps et son âme.

Cet ouvrage m’a particulièrement touché et rappelé tous les efforts qui j’ai dû faire pour devenir « souffleur de mots » et échapper à la tradition familiale. Tout comme Lori Farnham (c’est son vrai nom), j’ai voulu être écrivain très tôt. Pour y parvenir, je devais m’exiler, quitter mes proches et le village. Partir était une nécessité existentielle. J’ai dû m’installer à Montréal, connaître « le confinement » presque dans un sous-sol à la frontière d’Outremont. Je devais vivre les études et l’université pour arriver à l’écriture. 
Lori Saint-Martin tourne le dos à son milieu en passant de l’anglais au français, échappe ainsi à son enfance et se réinvente. J’ai fait un peu la même chose. Le français que je parlais dans mon village n’était pas celui que j’entendais en ville. Je me souviens du mal et de mon affolement quand il fallait intervenir dans une salle de cours à l’Université de Montréal. J’ai perdu des images, des manières de voir et de dire en plongeant dans des études littéraires. 
Je tournais le dos à ma famille. Tout le village en somme. La certitude aussi d’être un traîte. Je me suis attardé à ce phénomène que Pierre Bourdieu nomme « le transfuge de classe » dans L’orpheline de visage où je rends hommage à l’écrivaine Nicole Houde. Ce mal-être de tout individu qui, après des études ou une migration, n’est plus à l’aise dans son milieu d’origine comme dans celui où il tente de s’intégrer. 
Lori Saint-Martin a fait un choix étonnant en voulant muter pour échapper aux carcans qui ont marqué son enfance. L’adolescente rebelle ne pouvait se contenter de la voie toute tracée qui l’attendait et qu’a empruntée sa soeur. Elle a décidé de défricher son propre terrain, d’inventer son personnage.

Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour que ma mère ne puisse pas me lire. Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour pouvoir respirer alors que j’avais toujours étouffé. Je raconte, ici, l’histoire d’une femme qui a appris à respirer dans une autre langue. Qui a plongé et refait surface ailleurs. (p.9)

Un exploit que d’aller vers l’autre soi, que de devenir une femme libre de toutes attaches et de s’imposer par l’écriture et les traductions.

MUTATION

Madame Saint-Martin s’intègre parfaitement au milieu francophone. Beaucoup de migrants ont dû faire un choix semblable, mais ce sont les circonstances et les aléas de la politique qui les ont forcés à troquer leur langue d’origine. Je pense à Samuel Beckett, Eugène Ionesco et Romain Gary.
Sortir de soi pour s’inventer en s’éloignant de son enfance n’est jamais facile et surtout un fait rare.

Ma première œuvre a été de me créer moi-même comme francophone. Si je devais choisir une seule langue (mais je refuse de choisir, les trois me sont essentielles), ce serait le français. (p.12)

Elle réussira si bien que l’écrivaine parle de la petite fille de Kitchener à la troisième personne, comme si elle décrivait un être de fiction. C’est assez troublant.

Mais la principale difficulté est le silence que je fais planer sur ma langue et mon identité depuis mes vingt-cinq ans. Les gens que j’ai connus après, à moins de devenir très intimes, ne savent rien sur mon passé, mon nom, mes origines. J’ai préféré le placard. Et j’ai pu choisir justement parce que je n’avais pas d’accent anglais, rien qui me trahissait. (Je prends l’accent du coin automatiquement, comme mon téléphone se met à l’heure locale.) (p.25)

RETROUVAILLES

Lori Saint-Martin retrouve sa langue des origines en ayant des enfants. Des choix déchirants sont faits. Quelle langue utiliser pour apprendre à ces petits humains les chemins du monde ? Elle opte pour l’anglais. Ce sera alors l’occasion de se réconcilier avec sa famille. 
Ses proches connaissent son parcours singulier, mais qui partage son secret ? Elle doit raconter pour sortir de l’ombre et dire sa vérité. Ce récit, qu’elle a repoussé du vivant de ses parents, devient une entreprise nécessaire pour faire la paix en elle.

J’écris ce livre contre la mort, pour mes morts. Pour ma mère et ma sœur – et non contre elles, comme je l’aurais fait autrefois. Pour elles, malgré nos déchirements, même si je n’ai pas pu le commencer de leur vivant. Mon père ne l’aurait pas lu. Elles, peut-être (à supposer que soit levée la barrière de la langue, bien sûr – mais, évidemment, c’est pour les empêcher de me lire que je me suis mise à écrire en français. J’écris ce livre pour mes enfants. Sans savoir s’ils vont aimer cette image de leur mère. J’écris ce livre pour moi. (p.24)

Questionnement sur le langage, les liens entre les parents et les enfants, son regard sur le monde et ce qui se passe dans la tête de quelqu’un qui utilise plusieurs langues dans son quotidien. Madame Saint-Martin parle l’espagnol et connaît des bribes d’allemand. 
J’ai répété dans mes chroniques que les écrivains retournent souvent dans les lieux des origines pour les récréer et cerner l’être qu’ils sont. « Il m’est beaucoup plus naturel d’inventer mes souvenirs, aidé par une mémoire de souvenirs qui n’existent pas. Mais une mémoire qui les nourrit ou les fait naître. Je crois avoir presque tout inventé », confie Federico Fellini en parlant de ses films.  Sommes-nous tous des réfugiés de l’enfance ?

Singulier exil : quand je quitte mon lieu de naissance, ma langue de naissance, je n’entre pas dans l’exil, j’en sors. Je suis une exilée inversée. (p.87)

Tout le contraire de mon aventure d’écrivain où je tente de reconstituer mes premières années en les secouant et en les modifiant certainement. Un récit et un roman s’éloignent toujours de la vie réelle.
Questionnement sur l’identité, les choix que l’on doit faire pour s’inventer, l’apprentissage des langues, le passé que l’on ne cesse de transformer en bousculant les mots. 
Pour qui je me prends m’a troublé. Je me suis vu dans ce parcours même si je n’ai jamais écrit dans une autre langue que le français. Peut-être que c’est ce que je percevais quand, à peine sorti de l’adolescence, je lisais jour et nuit les grands romanciers que sont Tolstoï et Dostoievsky. Je me demandais alors si, pour voir mon nom imprimé sur un livre, je devrais apprendre le russe. 
Madame Saint-Martin en choisissant le français a coupé avec un milieu social qui l’aurait étouffée. Un récit qui ébranle des certitudes, ouvre l’esprit et questionne sur ces désirs que l’on écrase souvent. N’est-ce pas le rôle de l’écriture et de la littérature que de rompre des amarres pour aller dans des espaces de liberté où il est plus facile de devenir un autre ?

SAINT-MARTIN LORI, POUR QUI JE ME PRENDS, Éditions du Boréal, 192 pages, 22,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/pour-qui-prends-2728.html