Robert Lalonde a porté ce récit pendant toute sa vie. Il aura fallu
peut-être que sa mère lui laisse le champ libre pour réussir à y mettre le
point final. «Pis oublie pas, c’est le cœur qui meurt en dernier, mon petit
gars, le cœur, pas la tête. C’est par ces mots que j’avais commencé, il y a
plus de quarante ans, dans l’île de Crète, que tu n’as jamais vue, à l’ombre
d’un mur millénaire, sous un soleil impitoyable, le récit que j’achève
aujourd’hui.» (p.164)
Ces phrases lançaient les
confidences, il y a quatre décennies. Elles le terminent maintenant. Le livre
s’est retourné, la vie s’est dilatée pour permettre aux événements de prendre leur
place, de passer de la colère à la fascination. La résilience est affaire de
temps, de patience et d’abandon, de renoncement surtout.
La vie n’est guère facile
pour un garçon quand il doit vivre avec une mère extravagante, émotive, en
guerre contre les obligations du quotidien. Aussi imprévisible que le jour et
la couleur du temps, elle ne peut que marquer ses proches. Elle rêvait une
autre vie, un ailleurs où tout serait plus facile. Comment ne pas heurter le
garçon sensible qu’était son fils.
« — Imagine ! Si j’étais née
ailleurs, dans un autre temps, un autre village, une autre famille, avec un
autre corps, plus mince, plus élancé, un visage à la Greta Garbo. Si j’étais
née dans une autre maison, avec des parterres de fleurs tout autour, pas un
château, exagérons pas, mais une belle maison, à trois étages, ma chambre avec
un édredon de satin, des grandes fenêtres encadrées de jalousies bleu ciel, une
écurie avec de beaux chevaux blancs qu’on peut faire atteler pour des
promenades dans les vergers, après la messe…» (p.58)
Elle maniait les mots comme
des sabres, possédait l’art de tout retourner à son avantage, de déstabiliser
son interlocuteur, d’avoir raison contre le monde entier. Le jeune garçon était
fasciné et en même temps révolté.
Désordre
Des souvenirs, des moments qui
refont surface. Des photos. La voilà au bout de sa vie, un peu perdue, mais
encore capable de pourfendre la réalité avec son verbe incisif. Ou encore en épouse
capricieuse qui ne sait quelle robe choisir pour un repas de famille. Ses
stances, ses récriminations devant les tâches familiales, sa révolte contre sa
condition de «torcheuse, épousetteuse, décrotteuse», son plaisir quand tout
était à sa place.
«On ne pouvait rien t’offrir.
Recevoir t’humiliait, t’offensait. Tu n’as jamais accepté — et encore, de mauvaise
grâce— que ce que tu avais voulu,
demandé, exigé. Ni papa ni moi ne faisions partie de ce que tu avais voulu,
demandé, exigé.» (p.107)
Capable de pleurer les
malheurs de tout le village, capable aussi d’une cruauté sans nom avec sa soeur
aux prises avec la maladie d’Alzheimer. En bataille contre la vie, son mari et
son fils qui ne savent jamais sur quel pied danser, elle suscite la colère et
la révolte. L’adolescent a l’impression que le monde le rejette et que sa mère va
finir par l’étouffer.
«Je laissais comme ça le
temps passer, le méchant désir de parler s’estomper. Et puis je me remettais à
te donner la réplique, dans ta chronique du tragique et bouffon jour le jour
qui, pour sûr, ne manquait pas de catastrophes, chicanes, paroles apparemment
lancées en l’air, mais qui avaient sournoisement raison de la raison et
pouvaient conduire au pire.» (p.102)
Une vie de paroles, des
monologues mille fois recommencés, de phrases qui étourdissent et assomment. Pas
étonnant que Robert Lalonde soit devenu comédien et écrivain. L’art de fuir en
jouant, en devenant un autre et les tentatives de tout dire dans ses romans et
des histoires cent fois reprises.
Réconciliation
Quelle manière formidable de présenter
une femme qui aurait voulu échapper à sa vie et à son époque. Fascinante,
fantasque, étourdissante, haïssable, elle basculait dans les pires excès, ne
savait plus comment refaire surface, vivait des dépressions en refusant de
l’admettre. Elle pouvait disparaître aussi pour mettre un peu d’ordre dans sa tête.
Une ratoureuse qui a réussi à dissimuler pendant presque toute sa vie son
analphabétisme. Elle n’a pu lire les livres de son fils qu’à la fin de sa vie. Robert
Lalonde lui montrant à lire alors qu’elle avait plus de quatre-vingts ans.
Il faut du courage pour se
lancer dans une telle aventure. L’auteur m’a touché particulièrement, parce que
sa mère n’est pas sans me rappeler certains côtés de ma propre mère. Il a
touché quelque chose que j’ai abordé dans La
mort d’Alexandre et Les Oiseaux de
glace. La mère dans la littérature québécoise, n’est pas près de se retirer
dans les coulisses. Un portrait d’une beauté époustouflante qui permet à
l’écrivain de refermer une porte. Peut-être…
C’est le cœur qui meurt en dernier de Robert
Lalonde est paru aux Éditions du Boréal.