J’AI APPRIS BIEN DES choses en lisant Le danseur de La Macaza d’Anne Élaine Cliche. D’abord qu’il y a eu une colonie juive en Abitibi, aux alentours de Val-d’Or et des ogives nucléaires à l’aéroport militaire de l’endroit pendant la guerre froide des années cinquante. Assez pour imaginer que Bagotville, au Saguenay, aurait pu en recevoir à cause de la station radar du Mont Apica. Une installation qui avait comme mission de surveiller le Nord. On craignait une attaque des Russes et elle ne pouvait survenir que de la baie James et de plus loin encore. Madame Cliche nous plonge dans les légendes, les mythes, les peurs et la réalité de ce coin de pays qu’est l’Abitibi qui a accueilli nombre de migrants venant de l’Europe de l’Est, des gens qui avaient dans leurs bagages des idées socialisantes et communistes. Jocelyne Saucier, dans Jeanne sur les routes, présente ces figures fascinantes, des militants qui tentent de changer la société et d’établir une justice pour tous. La terre de l’or et des mines attirait des femmes et des hommes qui parlaient toutes les langues et cela ne semblait causer aucun problème. Tous étaient là pour refaire leur vie et tordre le cou à la misère.
Anne Élaine Cliche nous décrit un personnage qui porte toutes les légendes et les fantasmes qui hantent notre littérature. Le mythe du Juif errant, du survenant, du coureur des bois, du prophète et du sauveur, du héros sans peur et sans reproche qui disparaît et ressurgit des années plus tard sous un autre nom, méconnaissable et devenu peut-être un étranger. On le surnomme Barabbas, comme le mécréant qui, selon l’histoire, aurait été libéré à la place du Christ par Ponce Pilate. Le peuple désigne le malfrat au lieu de Jésus pendant la fête de Pâques. Un personnage difficile à cerner. Il aurait été un militant qui luttait pour l’indépendance, cherchant à bouter l’envahisseur romain hors de sa patrie. Cela explique peut-être le choix de la population. Comme si les Juifs avaient eu à décider alors entre une libération politique et une révolution spirituelle.
Le Barabbas d’Anne Élaine Cliche est un nomade insaisissable comme il y a dû en avoir des dizaines à l’époque où l’on abandonnait villes et villages pour aller faire fortune. L’Abitibi a été l’un de ces lieux d’accueil, tout comme le Klondike et la Californie. Comment ne pas penser aux coureurs des bois qui se perdaient dans les Pays d’en Haut et ne rentraient que des années plus tard quand ils choisissaient de le faire pour le meilleur et le pire ?
Barabbas disparaît et revient, ajoutant continuellement à son mythe et ses prouesses. Un homme qui tient d’étranges propos, possède une immense capacité d’écoute, une sorte de héros qui catalyse les fantasmes de tous ceux qui l’approchent.
Surtout depuis que la ville a installé un banc tout près du trottoir où il peut se réfugier pendant les mois d’été. Un endroit où les curieux le rencontrent et parlent de leurs grands et petits problèmes. On dit qu’il peut lire dans l’esprit et l’âme des gens.
FANTASME
Une force de la nature aussi qui fait fantasmer certaines femmes, on le devine. Tout prophète qu’il était, il ne semble pas avoir renoncé aux joies physiques de l’amour et a permis à Yvette Champagne de découvrir « la jouissance » et sa vocation de comédienne. Il serait responsable du fait qu’elle a abandonné enfants et mari pour aller vivre de son art à Montréal. Tout comme il laissera une jeune femme enceinte, Claire Bloom, qui ne parviendra jamais à l’oublier. Le fils, Léopold, est un clin d’œil au personnage de James Joyce, dans Ulysse.
Le réel comme l’inventé cohabitent tout au long du récit de madame Cliche.
À Val-d’Or des langues il s’en parlait plusieurs et lui les parlait toutes ; il a fini par mourir, a dit ma mère au beau milieu de la voie. L’immortel est donc mort. C’est ce qu’elle a murmuré au milieu de l’allée avant qu’on nous tire de cette rêverie qui aurait certainement duré encore. (p.19)
L’homme décède, personne ne peut y échapper, mais qui était ce vagabond, ce prophète, ce héros capable de danser pendant toute une nuit sur la rivière au temps de la drave, celui qui devinait des choses que nul n’osait avouer, qui lisait dans les pensées et pouvait prendre toutes les identités.
ÉCRITURE
Il faut d’abord s’attarder à l’écriture de ce roman singulier. Anne Élaine Cliche s’appuie sur une oralité où plusieurs personnes tiennent des propos qui semblent décousus, crée une rumeur souvent difficile à comprendre. Les affirmations fusent et la parole est portée par des hommes et des femmes qui se croisent et ne s’écoutent jamais. Cela donne une épaisseur et une densité au récit que j’ai apprivoisé lentement en me collant aux mots, pour en saisir toute la quintessence. Ça pivote et revient comme une danse, une sorte de mantra qui peut nous perdre et nous étourdir. Il suffit de quelques pages cependant pour s’habituer à ce processus, aux dialogues qui tournent en monologues, à ce flux verbal qui vient telle une crue des eaux au printemps. La phrase se retourne, se prolonge, se cabre et se défait, va dans toutes les directions jusqu’à épuisement.
Plus, les différents témoignages colligés par l’écrivaine qui a connu le personnage, vécue à Val-d’Or avant de partir en Europe pour saisir qui elle était et ce qu’elle souhaitait faire. La jeune femme devait quitter sa famille et son milieu pour trouver son nom et son identité. Il faut toujours s’éloigner de son lieu de naissance pour avoir une vision juste de ceux et celles qui nous ont précédés dans la vie.
J’ai songé à ma mère qui ressassait des histoires du matin au soir, transformait tout en posant les questions et fournissant les réponses. Nous étions condamnés à l’écoute et il était à peu près impossible de se glisser dans ces récits où tout le village se retrouvait comme dans un malaxeur.
Entendre et voir sa propre pensée n’est pas donné à tout le monde, c’est un don qui vous déleste de vous-même vous donne du courage.
Tout le monde l’appelait Barabbas quand moi je l’ai connu quelques années plus tard ; je n’étais pas bien vieille disons cinq ou six ans avec mon père nous sommes passés par là tout le monde passait par la 3e qui est la rue commerçante et même la rue principale, mon père lui a serré la main et lui a présenté sa petite deuxième comme il a dit, et l’autre pas bonjour ni enchanté seulement ceci si je n’ai pas rêvé, La meilleure place la deuxième ! je m’en souviens très bien. (p.43)
Tous connaissaient ce Barabbas, celui qui libère et se défait peut-être de toutes les attaches. Comme ces quêteux qui allaient de maison en maison dans mon enfance, que tous accueillaient avec un nom fictif ou un sobriquet, sans savoir qui ils étaient vraiment. Chacun avait son petit bout du récit qui finissait par basculer dans la légende.
Barabbas devient rapidement l’auteur d’exploits et de paroles qu’il a dites ou pas, de missions qu’il a pu accomplir pour Alban alors ministre dans le gouvernement du Québec. On le croyait Algonquin ou il se faisait passer comme tel.
QUÊTE
Peu à peu, les témoignages s’accumulent, autant les mythes que les vérités et l’écrivaine réussit à cerner le personnage, à découvrir ses origines, à démêler l’ivraie du bon grain comme on dit dans la Bible. Pas que le mystère se dissipe, loin de là. L’homme qui est enterré au cimetière du Mont-Royal a su semer l’enchantement autour de lui, surprendre et étonner. C’est ce qui reste dans l’esprit des gens de Val-d’Or comme dans celui du lecteur.
Moi qui ai entendu toute mon enfance parler de lui par ma mère j’en suis presque arrivé à me croire engendré par un être surnaturel évanescent méconnaissable ; ma mère est tombée amoureuse d’un mystique danseur parti à la fin de l’été quarante-quatre, peut-être revenu et reparti en quarante-huit, vous avez devant vous la seule trace tangible de son passage ici-bas, ma grand-mère et ma mère m’ont raconté, qui tenaient l’hôtel après la mort de Yudl, puis l’hôtel a fermé un peu après le retour en quarante-huit du mystique qui ne l’était plus et qu’on avait du mal à reconnaître sauf ma mère, ce revenant serait réapparu seulement pour me bénir ; il a laissé une valise qui ne contenait que ses téphillin sans un mot rien, ma mère a décidé que c’était pour moi, dans quel but ce legs ce souvenir ? (p.179)
Barabbas a abandonné une femme enceinte, un fils qui a croisé ce père sans trop le savoir dans la forêt abitibienne. Il parlait en terme biblique et se prenait peut-être pour Élie, le prophète, l’homme qui n’est jamais mort, celui qui ressurgit à différentes époques et qu’il est difficile de reconnaître.
Anne Élaine Cliche secoue certains faits et des vérités, mais la magie reste entière et c’est ce qui fait la beauté de ce roman. Il ne fallait pas défaire l’aura du mystère qui entoure le personnage, surtout ne pas l’accabler par des éléments biographiques ou des documents de la société civile. Elle s’en tient à cette phrase qui tourne comme un derviche, enchante, étourdit en allant d’un moment à un autre, d’une apparition à une fuite.
ÉPOPÉE
Un moment du passé de l’Abitibi où tout était imaginable, même la venue d’un prophète et d’un sauveur qui a peut-être oublié sa mission en canotant sur les incroyables rivières et les lacs poissonneux, toujours à la recherche de soi et du bonheur, de la liberté certainement.
Un roman fascinant, un feu d’artifice, une immersion dans la rumeur, l’épopée et le fantasmagorique, les témoignages et les racontars qui suivent les personnages hors normes, les héros qui savent se trouver une place dans l’histoire. Barabbas devient l’équivalent d’Alexis le Trotteur ou de Louis l’Aveugle, ce conteur magnifique qui parcourait le Saguenay et le Lac-Saint-Jean au temps de la colonie en récitant des légendes versifiées qui remontaient à l’époque de Babylone, dit-on. Un homme quasi aveugle qui devinait les chemins, surtout ceux de l’imaginaire pour impressionner ses contemporains.
Le danseur de La Macaza permet d’empoigner la réalité et le fantasme, de secouer le plaisir et la dure naissance d’un pays qui se fait avec l’afflux de migrants qui s’intègrent à une société ouverte, multiculturelle et parfaite pour faire germer toutes les fables. Une quête surtout du bonheur et de la vie pour la narratrice. Un monde magique qui m’a complètement subjugué. Un roman puissant, un souffle qui emporte comme une bourrasque qui ne vous laisse jamais de répit.
CLICHE ANNE ÉLAINE, Le danseur de La Macaza, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 2021, 26,95 $.
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